Après le petit déjeuner, le fermier nous emmena dans la profonde cave du chalet où il affinait ses fromages, car il avait des vaches et des chèvres qui paissaient dans les prairies alentour dont il exploitait le lait. Au fond de l’antre humide creusé à même la roche, il actionna un mécanisme secret et un pan de mur se déroba devant nous, découvrant une vaste caverne aménagée. Nous nous engouffrâmes tous les trois dans la grotte et la porte de pierre se referma sur nous.
Le fermier parlait peu, et sa femme pas davantage, mais Jerem et eux se comprenaient à demi mots. Jerem nous indiqua qu’il reviendrait nous chercher dès qu’il n’y aurait plus de danger.
-- Et les chevaux ? demanda Astrid, s’ils fouillent l’étable ?
-- Pourquoi entreraient-ils dans l’étable ? répondit Jerem.
-- S’ils suivent la piste des sabots ? ajouta-t-elle, toujours inquiète. Ils vont forcément arriver à la conclusion que nous sommes passés ici.
-- Le fermier leur donnera une explication tout à fait simple, ces chevaux ont été loués par les randonneurs, ils les ont laissés en garde pendant qu’ils continuaient leur chemin à pied. Ils les prendront au retour pour revenir à Coloratur.
-- Cette histoire se tient, répondit Astrid. Surtout que les randonneurs existent vraiment.
-- Oui, le fermier est connu dans la région pour rendre ce service aux promeneurs, moyennant le prix du gardiennage.
-- Espérons qu’ils le croiront, fit Astrid, dubitative. Et Houang Ti ?
-- Il sait se dissimuler, ils ne le verront même pas, dis-je.
-- C’est vrai, Ferdinand ne l’a jamais vu, il ne sait même pas qu’il existe.
Nous restâmes plus de vingt quatre heures dans la grotte, lisant, parlant, jouant aux cartes, mangeant et dormant. Astrid et moi apprenions à connaître Jerem, lui savait tout de nous. Il nous expliqua que Clotaire avait un ami puissant qui pourrait nous faire voyager discrètement sur les mers, sans vouloir nous en dire plus. Nous lui racontâmes notre épopée depuis que nous avions quitté la villa des Sauveur. Et je lui parlai de Vincent et d’Alma, sans jamais avouer le rôle qu’Alma jouait dans la guérison de son frère pour ne pas rompre ma promesse. Le temps nous paraissait long, nous avions envie de passer à l’action et nous étions bloqués dans cette caverne sans pouvoir rien faire d’utile.
Le fermier ne vint pas nous voir, mais nous l’entendîmes parler dans la cave à fromages à des individus. Jerem nous indiqua une petite fente dans la roche au travers de laquelle nous pûmes regarder les visiteurs. La cave était inondée de lumière, et nous reconnûmes Ferdinand, Iga et Trevor, habillés comme de vrais randonneurs, vêtus de chemises à carreaux, de pantalons couverts de poches et de chaussures de marche. Si nous n’étions pas taraudés par la peur d’être découverts qui nous rendait muets, nous aurions éclaté de rire en les voyant déguisés. La palme revenait à Iga qui avait troqué ses fins stilettos pour des godillots à lacets et ses tailleurs ajustés pour une chemise trop large et une culotte bouffante. Tandis que Ferdinand attirait l’attention du fermier en lui posant de nombreuses questions sur la fabrication des fromages, Iga et Trevor fouillaient les recoins de la cave sans découvrir la moindre cachette. Au bout d’un quart d’heure, le fermier les invita à venir déguster ses fromages dans la salle au dessus, ils remontèrent l’escalier et la pièce fut plongée dans l’obscurité. Jerem recouvrit la fente avec un épais tissu noir. Si jamais l’un des trois tueurs redescendait en catimini, il n’apercevrait pas de trait lumineux dans les ténèbres. Et le temps s’écoula lentement.
Après quelques heures d’attente qui nous parurent interminables, nous entendîmes enfin la porte de la caverne s’ouvrir. Le fermier nous fit signe que la voie était libre et que nous pouvions sortir. Nous ramassâmes aussitôt nos affaires et le suivîmes. Après avoir remercié notre hôte et sa femme pour leur hospitalité, et leur avoir fait nos adieux, nous reprîmes les chevaux et repartîmes par là où nous étions arrivés. Nos sacs à dos avaient été lestés de fromages et de pain chaud. Les montures étaient reposées et fringantes, nous ramenions toutes les bêtes, il faisait beau et jour, et quelques minutes après avoir quitté la ferme, nous nous retrouvâmes sous le couvert des arbres, à l’abri d’éventuels drones. Dès que nous fûmes sous la canopée, Houang Ti vint se poser sur mon épaule, surgi de nulle part.
Tant que le sentier fut pierreux, nous avancions au pas. Jerem nous expliquait les derniers échanges qu’il avait eu avec le fermier sur la visite des tueurs. Ils avaient passé le chalet au crible, cherchant la moindre preuve de notre passage, et posé une foule de questions sur des randonneurs qu’ils pensaient être des amis et qui les avaient précédés. Le fermier était taiseux par nature, et avait seulement prononcé quelques phrases anodines, les laissant chercher ce qu’ils ne trouveraient pas. Sa femme était bavarde, mais elle ne parlait que de cuisine et de fromages et ils n’en obtinrent pas davantage. Quand ils furent convaincus que nous étions partis, ils prirent à leur tour la direction des montagnes sur la piste des marcheurs qui nous avaient remplacés.
-- Vos poursuivants sont moins entraînés que nos amis à la randonnée. Et Ferdinand a un certain âge, conclut Jerem, ce sera dur pour eux, car ils vont grimper sur des chemins difficiles et souvent peu praticables.
-- C’est vrai, dit Astrid, ce sont des gens de la ville, ils ne sont pas habitués à l’escalade.
-- Et comme ils suivent les informations relayées par les drones, parfois ils seront perdus quand nos amis passeront par des canyons ou des détours que nous seuls connaissons, ajouta Jerem. En bref, ils vont se faire balader.
Pendant que nous cheminions en direction de Coloratur, j’appelai souvent Vincent. Je restais un peu en arrière pour pouvoir lui parler seule à seul. Il me posait plein de questions, il voulait tout savoir, est-ce que nous allions bien, où nous étions, ce que nous faisions, notre plan d’action, comment nous nous étions débarrassés de Ferdinand et ses acolytes.
-- Comment ont-ils pu partir tous les trois sans laisser quelqu’un en faction à Coloratur ? disait-il, ils sont si bêtes au fond !
-- Mais ils n’avaient aucune raison de le faire, ils nous suivaient Astrid et moi, et nous étions ensemble ! répondais-je.
-- C’est peut-être PJ qui attend à Coloratur, fit-il soudain.
-- C’est possible, PJ n’aurait jamais fait de randonnée, il n’aime pas prendre de risques, ajoutai-je. Il surveille sûrement les informations relayées par les drones bien à l’abri à Coloratur. Ils sont bizarres ces drones, ce sont des oiseaux métalliques qui ressemblent aux oiseaux dragons de Vallindras, avec un grand bec. Ce type de drone ne se trouve pas dans le commerce. Étrange. Mais ne t’inquiète pas, dès que nous serons arrivés à Coloratur, nous repartirons par la mer, personne ne saura que nous y sommes revenus.
-- Comment cela va-t-il se passer ? demanda-t-il.
-- Je n’en sais rien encore, pour l’instant nous retournons voir Clotaire, c’est lui qui a la solution pour notre voyage vers l’île tropicale, dis-je.
-- J’aimerais faire sa connaissance, poursuivit Vincent, tous ces gens que vous rencontrez sont incroyables.
-- Bientôt tu pourras, répondis-je, quand la pimpiostrelle aura complètement agi et que tu seras guéri. Et dis-moi comment ça va ?
-- Ca progresse tous les jours, répondit-il laconiquement.
J’eus un pincement au coeur, il ne voulait pas en parler, peut-être parce que sa guérison n’avançait finalement pas, ou trop peu. Quand il se refermait ainsi sur lui-même, c’est qu’il éprouvait une grande souffrance, et par pudeur il se taisait. Je changeai aussitôt de conversation et me mis à décrire la forêt autour de nous, la beauté des lieux, les grands arbres majestueux qui nous dominaient et nous protégeaient des regards, les sentiers couverts d’aiguilles de pin et de feuilles mortes qui craquaient sous les sabots des chevaux, la végétation luxuriante de fougères et d’arbustes.
Quand le chemin s’élargit, Jerem nous fit accélérer et je rangeai le téléphone. Nous avancions rapidement désormais, presque au galop. Cornélie suivait docilement l’allure des autres chevaux. Jerem nous fit passer au milieu des herbes et des buissons pour masquer nos traces, et nous finîmes par arriver en fin de journée dans la clairière où coulait la cascade. Houang Ti quitta brusquement mon épaule et s’envola au dessus des arbres. Nous passâmes à travers le rideau d’eau sans nous arrêter et continuâmes le long de la galerie jusqu’à la caverne sans issue, éclairés par la torche électrique que Jerem avait allumée. Nous sautâmes à bas de nos montures et Jerem actionna le mécanisme d’ouverture de la porte rocheuse. Quelques minutes plus tard, guidant les chevaux le long des couloirs, nous atteignîmes l’écurie où les palefreniers les prirent en charge pour les soigner. L’un d’eux prévint Clotaire de notre arrivée.
Il nous accueillit chez lui, dans l’une des ailes du château qui n’était pas ouverte aux visiteurs. Il n’était pas surpris de nous revoir, car bien sûr il était au courant de tout, grâce au réseau de petites antennes qui avaient fait circuler l’information depuis le chalet.
Il nous offrit une collation, puis nous expliqua comment nous allions partir.
-- Voici un artefact qui a été transmis de génération en génération au fil des siècles par les Clotaire, mes ancêtres, dit-il en sortant de sa poche un coquillage ouvragé qui pendait au bout d’un fil d’or. A l’origine, c’était un cadeau de Lamar, le roi des mers au premier des Clotaire. Grâce à cette conque, nous pouvons l’appeler quand nous avons besoin de lui et il vient. Evidemment, il faut avoir une vraie bonne raison pour le contacter. Je ne l’avais jamais utilisée, mais je suis allé sur la grève au nord de Coloratur hier soir, quand j’ai été prévenu de votre retour. Et Lamar est venu quand je lui ai parlé dans le coquillage.
Astrid et moi ouvrions les yeux, stupéfaites. Le roi des mers ? Un coquillage grâce auquel on pouvait l’appeler ? Quelles étaient ces diableries ? Nous nous regardions à la dérobée, avions-nous eu tort de faire confiance à ces gens ? Ils semblaient fous.
-- Lamar vous attendra ce soir sur la grève et il vous emmènera sur l’île où se trouve Jahangir, poursuivit Clotaire. Lamar hait Jahangir qui depuis des siècles détruit les fonds marins avec ses expériences hasardeuses. Aujourd’hui il déverse dans l’océan ses déchets polluants qui tuent les plantes et les créatures marines, ses nuages toxiques se diluent et se répandent dans toutes les mers, exterminant des espèces précieuses pour la survie des écosystèmes. Lamar veut que ça s’arrête. Et vite.
Jerem dévorait Clotaire des yeux, il écoutait les paroles du vieil homme, comme fasciné par son discours délirant.
-- J’avais entendu parler de Lamar, mais je pensais que c’était une légende, dit-il soudain.
-- Son existence est quasiment inconnue ici bas, pour les protéger lui et son peuple de la curiosité et des destructions des hommes, répondit Clotaire. Lamar ne se manifeste qu’en cas d’extrême urgence. Il semble que nous soyons arrivés à ce stade.
-- Les hommes sont aussi peu respectueux des mers que Jahangir, remarquai-je, pourquoi Lamar veut-il seulement éliminer ce criminel ?
-- C’est un très vieux duel entre Lamar et Jahangir, précisa Clotaire, la fin de Jahangir serait une première étape, mais évidemment ce ne pourra être la seule. Ce qui différencie Jahangir du reste de l’humanité pour Lamar, c’est que Jahangir agit délibérément pour détruire. Jahangir et Lamar se sont déjà affrontés dans le passé, Jahangir s’échappe à chaque fois avant la fin du combat et finit par renaître de ses cendres des siècles plus tard, affaibli mais toujours plus méchant pour à nouveau répandre le mal, poursuivant sans relâche son obsession de conquérir l’univers.
-- Et c’est la pimpiostrelle qui le ressuscite ? demandai-je.
-- Je ne crois pas car je n’ai jamais entendu dire que la pimpiostrelle avait la vertu de faire revenir les morts, mais je ne peux rien affirmer, répondit Clotaire. La pimpiostrelle guérit les maladies, les blessures et prolonge la vie. Comme vous le savez, Jahangir a tellement abusé de cette fleur pour ses expérimentations qu’il n’y en a plus. Ou plus assez.
-- C’est ce que nous avions compris, dis-je.
-- Et, continua-t-il avec malice, je me demande si la pimpiostrelle ne le ferait pas exprès … Cette plante développe à mon sens une certaine intelligence, et il a trop abusé. Elle se refuse à pousser là où il le voudrait.
Je regardai Clotaire avec stupéfaction, de quoi parlait-il ? Le monde n’était-il pas logique, rationnel comme je l’avais toujours pensé, régi par les lois de la physique et de la biologie ? Mes convictions profondes, acquises depuis ma naissance, bloquaient encore ma compréhension, mais si j’allais au delà de mes doutes, une nouvelle dimension ne s’offrait-elle pas à moi ? Soudain je pensais à Vincent qui guérissait de son handicap grâce à la pimpiostrelle, une amélioration impossible et jamais envisagée depuis sa naissance par les médecines classiques. Et à la pimpiostrelle qui poussait de façon spontanée grâce aux soins d’Alma … Et à Houang Ti qui nous suivait sans faillir et qui nous avait guidées vers la petite pousse à Vallindras. Et si je croyais en tout ça ? il y avait donc de la magie dans le monde, de la bonne et de la mauvaise …
Relevant la tête, je vis que Clotaire me fixait avec un mince sourire.
-- Alors ? dit-il, vous commencez à comprendre ? et à croire ?
-- Oui, répondis-je, comme libérée de vieux principes qui m’empêchaient de voir clair, comme si une chape opaque explosait autour de moi et que tout devenait soudain limpide.
-- Vous êtes prête alors pour une surprise, ajouta-t-il en se levant. Suivez-moi.
Clotaire se leva et nous entraîna derrière lui vers une autre pièce. Il ouvrit la porte, entra et s’effaça pour nous laisser passer. Deux personnes qui étaient assises sur un sofa se levèrent à notre arrivée. Je faillis tomber par terre, c’était Vincent et Alma, Vincent était debout et soudain je le vis marcher vers nous sans aucun effort. Il était guéri ! Astrid m’attrapa le bras et me pinça violemment.
-- Dis-moi que je rêve, s’écria-t-elle, j’ai une hallucination, je vois Vincent et Alma, qu’avons-nous bu ? Une potion magique de téléportation ?
-- Nous ne sommes pas une illusion, dit Vincent, nous sommes venus à Coloratur par avion.
-- Mais je t’ai parlé au téléphone il y a quelques heures, tu étais déjà ici ? m’écriai-je
-- Oui, avoua Vincent.
Astrid s’approcha de son frère et toucha son bras, ses joues, ses cheveux tandis qu’Alma éclatait de rire. Je les rejoignis alors et Vincent me prit contre lui tandis qu’Alma me tirait par la manche. Astrid tourna autour de son frère, sidérée de le voir debout, droit comme un i.
-- Vincent, que s’est-il passé ? Est-ce bien toi qui te tient là devant nous ? demanda-t-elle.
-- C’est moi, répondit-il, la pimpiostrelle m’a guéri. Celle qu’a cultivée Alma.
-- Quoi ? La petite fleur de Vallindras que nous avions envoyée par courrier ? Tu l’as plantée ? s’exclama Astrid.
-- Je l’ai faite pousser et j’ai soigné Maman et Vincent. Tu vois les résultats ! dit Alma.
-- Tu savais, toi ? fit Astrid en se tournant vers moi. Pourquoi n’as-tu rien dit ?
-- Je savais, mais je n’avais pas de nouvelles sur la guérison de Vincent, acquiesçai-je.
-- C’est moi qui lui ai imposé le silence, intervint Vincent, je n’étais pas certain que ça marcherait, je ne voulais pas me réjouir trop vite. Penser que je serais capable de marcher sans fauteuil et sans cannes, ça me paraissait tellement fantastique, je n’osais pas y croire. Et pourtant grâce à Alma, le miracle s’est produit.
Nous passâmes un long moment à partager ce retournement de situation inimaginable. Jerem et Clotaire se tenaient à distance, ne voulant pas interrompre nos retrouvailles. Enfin Astrid posa la question.
-- Mais comment avez-vous pu venir ici ? chez Clotaire ?
-- Comme j’étais guéri, nous avons décidé Alma et moi de vous rejoindre pour chercher la pimpiostrelle tous ensemble, et nous avons pris un avion pour Odysseus, expliqua Vincent. Simonetta est restée sur l’île sous la protection de Oponce et de Nopal. Elle s’occupe des affaires de ABMonde, et elle est aussi passionnée par les recherches historiques sur les Gondebaud et étudie les archives de ma famille, l’histoire des pirates. Elle ne voulait pas venir avec nous, l’idée de revoir PJ et Ferdinand lui faisait horreur. Arrivés à Coloratur, nous sommes venus au château et avons contacté Clotaire. Il savait naturellement qui nous étions. Nous voulions lui demander comment vous trouver, et il nous a informés de votre retour imminent. Il nous a accueillis chez lui, dans son palais, pour vous attendre.
-- C’est moi qui leur ai conseillé de rester ici, répondit Clotaire, sur les conseils de Jerem. Comme ça il n’y avait pas de risque de faire une mauvaise rencontre.
Astrid et moi regardèrent Jerem qui se mit à rire.
-- Comment as-tu contacté Clotaire quand nous étions au chalet ? lui demanda Astrid.
-- Nos petites antennes, nous avons nos propres moyens de communication depuis la nuit des temps, fit Jerem.
-- Tu voulais nous faire une surprise, s’écria Astrid, tu ne nous as rien dit !
-- Oui, répondit Jerem, je savais que vous seriez heureuses de la présence de Vincent et d’Alma. Et nous ne serons pas trop nombreux pour aller vaincre Jahangir.
-- Comment ? ripostai-je, Alma ne peut pas venir avec nous, cette aventure est beaucoup trop dangereuse pour une petite fille.
-- Mais si, je veux venir, dit Alma, vous avez besoin de moi, tu sais bien que je sais lire dans les pensées …
-- C’était un mensonge, répondis-je, pour me mystifier sur le paquebot.
-- J’ai d’autres pouvoirs, répliqua-t-elle, furieuse contre moi.
-- Nous ne pouvons pas la laisser ici, intervint Vincent, elle viendra avec nous.
-- Mais c’est de la folie, dis-je sèchement, s’il lui arrive quelque chose tu le regretteras.
-- Alma est la seule qui saura nous soigner quand nous serons malades, reprit VIncent.
-- Parce qu’elle peut faire pousser la pimpiostrelle ? demandai-je.
-- Oui, répondit Vincent. Clotaire nous a tout raconté au sujet de Jahangir. Nous devons mettre fin aux manigances de ce magicien fou, et Alma pourra nous aider, elle a toute sa place parmi nous.
Bien que choquée par cet aveu, je réalisai qu’aucun argument ne les ferait changer d’avis. Le but que nous suivions était si important que nous étions tous prêts aux plus grands sacrifices pour réussir, y compris d’emmener avec nous une petite fille de dix ans. J’avais le coeur gros, j’étais bouleversée que nous puissions admettre une telle folie.
Pendant la demi-heure qui suivit, Alma resta à côté de moi, tentant de me persuader qu’il était essentiel qu’elle vint avec nous. Puis elle me laissa car elle comprit qu’elle ne parviendrait pas à me convaincre. Vincent s’approcha et nous commençâmes à parler. Pour la première fois, nous n’étions pas d’accord, je ne comprenais pas qu’il prenne le risque de mettre la vie de sa soeur en jeu, même pour vaincre Jahangir.
-- Nous aurons besoin d’être soignés si nous combattons Jahangir, c’est Alma qui le fera, répétait-il.
-- Mais c’est insensé, répondais-je, et nous n’arrivions plus à être sur la même longueur d’onde.
J’étais si en colère contre Vincent et Alma que j’étais presque prête à tout abandonner, à laisser tomber tout le monde et à m’en aller. Ils n’avaient qu’à aller se faire tuer si ça leur plaisait, mais je ne voulais pas les cautionner. En même temps, j’étais totalement déchirée car Vincent était merveilleusement beau, il était nerveux, fringant et je n’avais qu'une envie, me serrer contre lui et oublier tout le reste.
Jerem vint passer son bras sous le mien et m’entraîna un peu plus loin. Il me raconta de bien étranges histoires de ses ancêtres, qui avaient combattu la tyrannie de Jahangir et s’était réfugiés dans la jungle. Toutes les familles étaient entrées en lutte contre le magicien, passant leur vie à se cacher pour échapper au monstre. Quel que soit leur âge, tous les membres de la tribu contribuaient à la survie de tous, et c’est grâce à cette solidarité qu’ils avaient pu réussir. Puis Clotaire le rejoignit et narra l’épopée qu’avait vécue le premier Clotaire, celui qui était venu d’un autre continent par bateau et qui avait légué le coquillage.
-- L’âge importe peu, finit-il, vous entrez dans le monde de la magie, où plus rien n’est rationnel. Alma sera une formidable alliée, vous avez vraiment besoin d’elle.
Vincent était derrière moi et il me prit dans ses bras. Oui, je découvrais un univers que je ne soupçonnais pas, où même les enfants de dix ans avaient des pouvoirs magiques capables de sauver des vies et de guérir des malades.
-- Personne ne vous a vu arriver à Coloratur ? demandai-je encore.
-- Personne ne nous attendait et nous avons atterri discrètement à l’aéroport de Tacomir. Puis nous avons pris un bus pour Coloratur. Là, nous sommes allés directement au château, en portant des bonnets et des lunettes et en nous mêlant à la foule. Et qui se douterait que je suis Vincent Sauveur, un handicapé incapable de se déplacer sans fauteuil roulant ? répondit Vincent.
-- C’est vrai, dis-je. De plus, nous avons vu Ferdinand, Iga et Trevor au chalet, ils sont partis à notre poursuite dans la montagne, ils ne sont donc plus ici. Mais ils ont peut-être posté des tueurs ici à Coloratur avant de nous suivre.
-- Peu importe, coupa Jerem, dans très peu de temps nous ne serons plus là et nous n’allons pas aller nous promener en ville.
-- Nul n’a jamais su ce qu’était devenu PJ ? questionna soudain Astrid. Vous ne trouvez pas étrange qu’il ait complètement disparu ? Depuis qu’il nous a quittés, nous n’avons plus jamais entendu parler de lui.
-- Il doit se cacher dans un endroit bien précis, d’où il nous surveille, répondit Alma, c’est comme s’il avait des yeux derrière la tête, il sait toujours tout.
-- Je ne crois pas, répondit Astrid, ce n’est pas du tout son genre de se dissimuler, d’une manière ou d’une autre il aime se montrer et se faire valoir. Comment a-t-il pu abandonner les laboratoires ABMonde pour une plante dont on ne sait même pas s’il en existe encore ?
-- Pour l’appât du gain et le pouvoir, dit Vincent d’une voix amère, les raisons pour lesquelles se font toutes les guerres.
-- Allons nous préparer, répondis-je pour couper court aux interrogations anxiogènes des trois enfants sur leur père, ce n’était pas le moment de se poser des questions sur lui et sur ses agissements.
-- Alma, viens avec moi dans le jardin, tu vas emporter quelques graines de l’arbre de paix, fit Clotaire, et tu trouveras sûrement une branche pour toi par terre au pied de l’arbre. Vous partirez quand il fera nuit noire.
Délaissant les autres, je suivis en courant Vincent dans sa chambre, nous étions si pressés ! A peine eut-il refermé la porte derrière nous que ce fut le moment le plus intense de ma vie. Toutes les courses poursuites, tous les dangers que j’avais vécus, rien ne pourrait jamais être comparé à ces minutes que nous passâmes ensemble, dans cette pièce du château dont je serais plus tard incapable de me souvenir, car je ne regardais que lui et il ne regardait que moi. Nous ne revînmes à la réalité que lorsqu’une main vigoureuse tambourina à la porte quelques heures plus tard.
Le palais était plongé dans les ténèbres, nous nous rassemblâmes dans la cour en silence, émus et fébriles. Clotaire nous fit sortir du château par une porte dérobée dans les remparts, qui donnait directement sur le chemin des falaises. Nous prîmes la direction de la plage au nord de Coloratur. Nous avions récupéré nos sacs à dos et Clotaire nous avait donné quelques provisions de nourriture pour le voyage. Naturellement, Alma emportait une branche de l’arbre et ses poches étaient pleines de graines noires. La nuit était profonde, le clair de lune et les reflets sur les parois de pierre jetaient une pâle lumière sur le passage et le bruit du ressac nous parvenait depuis le fond du précipice. Nous marchions derrière Clotaire et Jerem, le long du sentier qui surplombait la mer et descendait jusqu’à la grève en bas des rochers. Comme à son habitude, Houang Ti tomba brusquement du ciel et voleta autour de nous en poussant des cris.
-- Voici Houang Ti, dis-je à Vincent et Alma tandis que l’oiseau se posa sur mon épaule.
Alma le regardait avec ses grands yeux surpris, elle aimait tant les animaux qu’elle tomba aussitôt sous le charme de la chouette, malgré son allure étrange et ses yeux jaunes au regard fixe.
La mer était agitée. Sur la plage, les ondes se succédaient sans cesse et venaient mourir les unes après les autres en grondant, puis se retiraient en laissant derrière elles une large frange d’écume bouillonnante. Nous traversâmes l’étendue de sable humide jusqu’à l’extrémité des vagues. Clotaire porta le coquillage à son oreille et parla doucement, nous ne l’entendions pas.
-- Il arrive, nous cria-il en agitant les bras, il attendait mon appel.
Sur la ligne d’horizon où le noir de l’océan rencontrait le bleu sombre du ciel, nous vîmes soudain apparaître un point lumineux qui se déplaçait à grande vitesse et se rapprochait de nous. Et brusquement surgit sur la crête des flots une conque extraordinaire, énorme, phosphorescente, nacrée, couverte de coquillages de toutes les formes, de perles et de coraux, comme une féérie marine. Le char était tiré par des dauphins dont les corps lisses et fuselés étincelaient tandis qu’ils semblaient bondir au dessus de l’eau. Il vint s’arrêter en douceur devant nous et la créature divine qui le conduisait sauta dans l’eau et nous rejoignit au pied des vagues.
Lamar était beaucoup plus grand que nous, impressionnant par son physique puissant, son corps athlétique, sa tête couronnée de cheveux frisés et son menton garni d’une épaisse barbe ondulée, mêlée de coquillages et de flore de l’océan. Lorsqu’il nous aperçut, médusés par son apparition à côté du minuscule Clotaire, il éclata d’un rire tonitruant.
-- Ah ! Voici les combattants de Jahangir ! Vous n’avez pas l’air très menaçants, surtout la petite jeune fille que je vois ici, dit-il en désignant Alma.
-- Je serai capable de me défendre, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.
-- Très bien. Alors allons-y, montez dans mon quadrige, je vous emmène où ?
J’indiquai à Lamar les coordonnées de l’île tropicale et il se mit de nouveau à rire.
-- Eh bien sans moi, vous n’auriez jamais pu arriver sur cette île ! dit-il, elle n’est accessible que si l’on est capable de passer à travers la faille d’une paroi artificielle créée et maintenue par les pouvoirs de Jahangir, qui la rend invisible. Moi je le peux car aucune magie ne m’empêche d’aller où je veux dans mon royaume. Mais vous avez raison, c’est là que doit se trouver Jahangir, ça ressemble à l’une de ses idées tordues d’isoler l’île du reste du monde. Je passe parfois le long de ses côtes, et je traverse le mur de protection, et derrière, il n’y a jamais aucun bateau qui navigue.
-- En effet, dit Vincent, l’île n'apparaît pas sur les cartes modernes, c’est comme si elle avait disparu de la surface de l’océan.
-- Comme si le volcan s'était écroulé et enfoncé sous l’eau ? demandai-je.
-- Ca me rappelle quelque chose, murmura Clotaire pensivement, une bien vieille histoire ...
-- Il n’y avait aucune information sur un anéantissement de l’île sur aucun site où j’ai fait des recherches. C’est plutôt un escamotage, répondit Vincent. Un jour l’île était là, et puis plus personne ne l’a jamais revue. Des reproductions de cartes anciennes la mentionnent, je l’ai vue sur des représentations dessinées par mes ancêtres les pirates, sur de vieux parchemins conservés dans les archives de l’île des Gondebaud. Alors je suis bien certain qu’elle a existé. Et Lamar nous prouve qu’elle existe encore.
-- Que se passe-t-il si la route d’un bateau passe au travers de l’île ? questionna Alma.
-- Je suppose que le bateau est dérouté par des courants magnétiques, ou marins, et que l’équipage n'y voit que du feu, le navire reprend sa route normale au delà, répondit Vincent.
-- Et les avions, les satellites, ils ne voient rien depuis le ciel ? l’île est recouverte d’une sorte de globe qui la cache ? ajouta Alma qui s’amusait follement dans ce monde décalé où rien ne semblait l’étonner.
-- Elle est peut-être dans une faille spatio-temporelle, proposa Astrid qui avait dû lire beaucoup d’histoires fantastiques.
-- C’est bien possible. Alors je vous propose de grimper dans mon char, et nous partons pour l’île, fit Lamar qui s’impatientait.
L’un après l’autre nous montâmes dans la conque. Clotaire nous regardait partir avec émotion, il savait que notre voyage était risqué, que peut-être nous n’en reviendrions pas. Nous étions totalement inconscients, nous ne savions pas dans quoi nous nous lancions, tellement surpris par ce qui nous arrivait que nous étions incapables de penser. Et c’était beaucoup mieux évidemment, car nous n’avions pas peur. Seul Jerem était inquiet, il avait entendu toute sa vie les histoires de Jahangir et il avait conscience des dangers de notre expédition. Comme si nous vivions un rêve éveillé, Alma, Astrid, Vincent et moi étions émerveillés par la conque et les dauphins, par la mer et la nature sauvage qui nous entourait, par Lamar qui était un être inimaginable, par la perspective du voyage, par la liberté que nous ressentions et qui nous transcendait.
-- N’oubliez pas les graines de l’arbre de paix, hurlait Clotaire dans le bruit du vent et des vagues, apprenez à utiliser son pouvoir. Détruisez ce monstre et ses chimères.
Sa voix se perdit dans un tourbillon, Lamar avait lancé son quadrige sur les flots. Bientôt le char vola sur l’eau à une vitesse vertigineuse. Nous regardions la voûte céleste étoilée qui défilait au dessus nos yeux, tandis que les dauphins accéléraient encore et nous éclaboussaient d’embruns par leur puissants bonds hors des vagues. Il y avait peu de clarté, c’était même le noir absolu autour de nous. Parfois au loin nous apercevions les lumières de bateaux que nous croisions ou doublions. Je ne savais pas comment Lamar pouvait se diriger ainsi dans l’obscurité, aussi rapidement, sans faillir et sans ralentir, en esquivant tous les obstacles, mais il avait certainement des sens que nous n’avions pas, et il connaissait parfaitement l’océan.
Curieusement, il ne faisait pas froid dans le char. Au bout d’un moment, écrasés par la fatigue nous nous assîmes au fond de la conque, les uns contre les autres et nous sommnolâmes, bercés par le mouvement du char sur la houle. Houang Ti s’était recroquevillé sur mon épaule et son bec arrondi reposait dans mon cou tandis qu’il dormait Le quadrige poursuivait sa course et fendait les lames aux crêtes d’écume sans dévier de sa route.
Quand nous nous réveillâmes, le petit jour pointait. Une douce lumière apparaissait à l’horizon et plus nous avancions plus la coloration du ciel devenait intense et se striait de larges rayures orange et roses qui s’étiraient jusqu’aux confins de l’univers, et brusquement le soleil surgit depuis le fond de océan, blanc, éblouissant, aveuglant. Le spectacle était si saisissant qu’il nous rendit muets. Nous regardions hébétés le jour se lever devant nous, le ciel se zébrait de longues traces de couleurs, or, jaune, rose, bleu turquoise, violet, un éclaboussement de rayons et de flammes embrasa notre perspective. Lamar se tourna vers nous et se mit à rire, mais un instant plus tard il vociféra.
-- Cette beauté de la nature que vous admirez masque une laideur que vous les hommes avez créée à cause de votre inconscience, la destruction de mon royaume. Avant d’arriver sur l’île de Jahangir et de savoir à qui vous aurez affaire, je vais vous montrer ce que vous êtes capables d’anéantir.
Soudain la conque vira de bord et reprenant de la vitesse se dirigea vers une forme sombre à l’horizon. Plus nous approchions, plus la masse se dessinait et semblait ressembler à une île. Quand nous fûmes plus près, nous réalisâmes qu’elle bougeait et qu’elle n’était pas constituée de terre, de pierre et de végétation, mais d’un amoncellement de déchets plastiques qui dérivait au gré de la houle et des courants marins, composé de gros amas agglutinés les uns aux autres, qui se déformaient, s’allongeaient, se séparaient et se regroupaient sans discontinuer, inéluctablement.
-- Cet immondice gigantesque tourbillonne en permanence. D’où qu’ils viennent, les détritus flottants sont entraînés par les flots et les vents et finissent par converger dans cette zone, où ils ne font rien d’autre que de tourner, s’agglomérer et se décomposer. Les fragments dérivent dans les courants comme un magma gluant et polluant, transportent des parasites qui prolifèrent et détruisent l'écosystème, et sont ingérés par la faune. Vous ne voyez ici que la partie émergée, mais cette abomination s’enfonce sous la mer. Et cette horreur n’est pas unique sur mon territoire, je vous ai montré la plus proche mais il y en a d’autres. A cause d’elle, la flore, les coraux, les oiseaux et les mammifères marins ne peuvent plus respirer ni vivre selon leur nature et meurent. C’est tout mon royaume qui subit le mal de votre égoïsme, vous avez programmé la destruction d’un monde merveilleux dont la richesse était ma fierté, et que je partageais sans compter avec vous.
Complètement bouleversés par la colère justifiée de Lamar, nous nous taisions, regardant défiler devant nos yeux les monticules d’agglomérats qui ballottaient lamentablement, entraînés par la houle et le vent, comme des danseurs ridicules.
Lamar haussa les épaules, il donna une impulsion à son attelage, et la conque vira de bord, puis s’éloigna de l’affreuse île artificielle. Nous reprîmes la route du repaire de Jahangir et les dauphins accélérèrent comme s’ils fuyaient l’enfer. Nous naviguions désormais dans les eaux tropicales, il faisait beau et chaud mais, encore sous le choc du spectacle atroce que Lamar nous avait montré, nous n’étions pas en mesure d’apprécier la beauté qui nous entourait. Après un long moment pendant lequel personne n’ouvrit la bouche, Lamar se tourna à nouveau vers nous et nous fit signe. La conque fonçait sur l’eau, nous étions toujours au milieu de l’océan sans aucune terre en vue.
Devant nous, une nappe d’hydrocarbures irisée sous le soleil ondulait sur les vagues.
-- Voici ce que laissent les bateaux qui se débarrassent de leurs pétroles et huiles usagées. Eux aussi empoisonnent la faune et les oiseaux marins et les tuent. Les gaz volatils s’enflamment et brûlent, et les résidus viennent s’échouer sur les plages en plaques noires collantes.
Lamar évita la surface polluée et accéléra encore l’allure pour fuir cette vision de la dégradation de son royaume. Nous continuions à naviguer sans joie, nous sentant coupables de participer largement à la violence de la destruction du monde marin.
Soudain, sans aucun signe annonciateur, nous traversâmes une sorte d’espace trouble, et apparut enfin devant nous l’imposante silhouette de l’île du magicien.
Lorsque nous approchâmes davantage de la côte, nous vîmes qu’il n’y avait pas de végétation, tout était désert et pierreux, des moignons d’arbres carbonisés jonchaient le sol couvert de branches éparpillées, comme si un ouragan était passé et avait tout dévasté. Des rivières vertes nauséabondes coulaient depuis la base du volcan qui dominait l’île, creusaient leurs lits sur les plages et se déversaient dans la mer. Un monceau de poissons et d’animaux marins s’agglutinaient au bord des plages, sans cesse remués par les vagues. Une mousse rosée frangeait cet amas de cadavres en décomposition qui dégageait une odeur pestilentielle, de petits nuages de gaz délétères où voletaient des moucherons surmontaient cette zone de mort.
Lorsque nous longeâmes des falaises un peu plus loin, la même vision de désolation s’étira devant nos yeux, roches déchiquetées, troncs d’arbres morts et amalgames de charognes en putréfaction. Lamar nous regardait parfois et voyait notre stupéfaction et notre dégoût devant ce chaos mortifère.
Nous contournâmes en silence le littoral et au détour d’une pointe rocheuse, le paysage changea du tout au tout, l’île se dévoila tout à coup dans son extraordinaire beauté. Entourées d’arbres exubérants, palmiers, palétuviers et massifs de fleurs exotiques, des plages de sable blanc ou gris se succédaient et alternaient avec des falaises découpées, des criques secrètes. A l’arrière, la forêt tropicale montait jusqu’au pied des pentes du volcan et formait une couronne dense et verte sous les zones d’altitude où plus aucune végétation ne poussait.
Enfin, Lamar approcha la conque du rivage et arrêta l’attelage au bord d’une plage en forme de croissant de lune. Les vagues venaient mourir sur le sable fin, et la conque se balançait doucement au gré du ressac. Devant nous, les branches souples des arbres se penchaient sous la brise et les pépiements d’une foultitude d’oiseaux nous parvenaient comme un chant céleste.
-- Vous voici arrivés, dit-il. Je vous amenés tout à fait de l’autre côté de l’île, celui que Jahangir n’a pas encore conquis ou bien a délaissé, pour que vous puissiez vous familiariser avec ce nouveau milieu avant d’affronter le monstre. Il vous faudra traverser tout son territoire pour atteindre le volcan et trouver son repaire. Vous avez vu comme il a détruit la nature, le mal qu’il peut faire, la mort qu’il répand avec ses expériences hasardeuses. Et c’est mon peuple et mon royaume qui sont sacrifiés par sa folie criminelle. Mettez fin à ce carnage, la nature reviendra, mais lui doit disparaître.
Il nous tendit un coquillage au bout d’un fil d’or comme celui qu’avait Clotaire. Il le donna à Jerem. Nous sautâmes dans l’eau au pied de son char, alors que les dauphins s’agitaient en sifflant, impatients de reprendre la route.
-- Rappelez-moi quand c’est nécessaire. A partir de maintenant je ne peux plus vous aider, cependant je veille, je ne serai jamais loin. Mais vous, aidez-moi, je compte sur vous. Rappelez-vous les paroles de Clotaire, n’oubliez pas le pouvoir de l’arbre.
Toujours sans voix, nous hochions la tête pour acquiescer, prenant confusément conscience de la responsabilité que nous endossions. Lamar nous jeta un dernier regard, puis il lança son quadrige et nous vîmes la conque tirée par les dauphins s’éloigner en prenant de la vitesse sur les flots. Et brusquement, il disparut.
-- Ne restons pas ici à découvert, dit Vincent, allons nous mettre à l’abri sous les arbres et nous déciderons ce que nous allons faire.
Houang Ti quitta mon épaule et prenant son essor, s’envola vers le ciel en poussant un cri rauque qui nous fit tous trembler de la tête aux pieds.