Enveloppée dans sa cape ondoyante, la silhouette aperçue par Zanzar sur le quai du port de Coloratur avançait en claudiquant. Elle s’approchait de la passerelle d’accès à Mormor. Le visage de l’homme était effrayant, comme rafistolé avec des morceaux de peau et de chair assemblés à la va vite. Ses traits étaient à demi masqués par une barbe qui couvrait à peine les sutures et les cicatrices. Les cheveux frisés retombaient sur le front et semblaient enfoncés de guingois sur le crâne, comme une perruque mal ajustée. Le nez était long et pointu et la bouche fine sous le duvet d’une moustache peu fournie.
– Holà ! s’écria l’individu d’une voix enrouée en levant la tête.
– Qui va là ? répondit Fergus qui surgit des profondeurs du bateau et se pencha au-dessus de la rambarde. Qui êtes-vous donc ?
– Je m’appelle Haddi Bodyon, fit l’homme.
Il esquissa une révérence qui faillit le faire chuter. Une sorte de sourire découvrit des dents noires tandis qu’il agita la tête et fit tinter les boucles qu’il portait aux oreilles.
– Je voudrais voir ton capitaine, ajouta-t-il.
– Capitaine Zanzar ! hurla Fergus en se retournant, il y a quelqu’un pour vous.
La tête de Zanzar apparut à côté de celle de Fergus.
– Haddi Bodyon, pour vous servir, répéta l’homme en se courbant vers l’avant. J’aimerais vous entretenir d’une affaire qui peut vous intéresser.
– Ici dans mon bateau ? demanda Zanzar.
– Non, j’aurai du mal à rester en équilibre sur cette planche avec ma mauvaise jambe et ma mauvaise main, répliqua Haddi en levant le bras pour montrer son moignon garni d’une sorte de griffe métallique. Je préfère que nous marchions le long des quais pour nous parler en toute discrétion.
A ces mots, l’inconnu fit un clin d'œil à Zanzar en indiquant d’un mouvement de tête Fergus accoudé au bastingage et Angus qui venait d’apparaître sur le pont.
– Entendu, répondit Zanzar qui ne craignait personne, surtout pas un infirme ni le serpent qu’il avait autour du cou, ni l’ours qui le suivait..
En deux bonds il se retrouva sur le quai à côté de Haddi.
– Briquez le pont, bande de fainéants, s’exclama-t-il en se retournant vers les deux marins. Puisque vous êtes guéris, reprenez le travail tout de suite. Le bateau a besoin d’un bon nettoyage après tous ces jours de navigation.
Fergus et Angus grognèrent un peu et regardèrent Zanzar et Haddi s’éloigner lentement. Le nouvel arrivant traînait sa patte raide en raclant le sol à chaque pas. Il en rajoutait en se déhanchant avec art, pour montrer combien il lui était difficile de marcher. Mais il ne trompait pas les deux marins habitués à simuler. Il faisait tant de bruit qu’il était possible de suivre ses déplacements à l’oreille. Fergus et Angus se moquèrent de lui sans pitié. Ils se tordaient de rire en le voyant essayer de séduire Zanzar et traitaient l’unijambiste de farceur qui osait tout.
– Bien malin qui pourra embobiner Zanzar, fit Fergus d’un ton de conspirateur à son compagnon. Ce n’est pas son serpent autour du cou ni son ourson qui vont impressionner le capitaine.
– Tu l’as dit, répondit Angus. Cet homme croit qu’il va pouvoir le tromper, mais c’est Zanzar qui se jouera de lui. Je n’ai jamais vu d’anguille rouée comme le capitaine. Et pourtant j’en ai vu des marins rusés se faufiler depuis que nous écumons les mers.
– Sans même lever le petit doigt, c’est Zanzar qui prendra l’avantage et il récoltera tout ce que le vieux possède, reprit Fergus.
– Regarde comme il nous a bien eus avec cette maladie qui a failli nous tuer. Et lui, il s’en est sorti sans souffrir, ajouta Angus. Il y a du mystère là-dessous.
– Oui, il est très malin, approuva Fergus avec un petit rire. Mais nous aussi on est malins.
– Tu crois ? demanda Angus.
– On peut me tromper une fois, mais pas deux, insista Fergus. Et maintenant Zanzar, je l’ai à l'œil. A la prochaine excentricité, il devra s’expliquer. Et d’abord nous dire d’où il vient et où il va. Je ne veux plus me laisser berner par ses belles paroles.
– Tu fais bien, renchérit Angus avec le courage d’un couard. Il a besoin d’être remis à sa place.
– En attendant, je me demande bien qui est cet individu, s’interrogea Fergus. Il est trop bizarre avec son manteau rouge et sa perruque. Il vient de nulle part. Tout d’un coup il débarque ici et il veut faire des affaires avec cet escroc de Zanzar.
– Oui, c’est très curieux, dit Angus en agitant la tête d’un air entendu. Mais rien ni personne ne résiste au charme de Zanzar.
– Même pas nous, murmura Fergus entre ses dents. Alors surtout pas lui.
Tandis que les deux compères se persuadaient que leur capitaine sortirait vainqueur de l’entrevue avec l’étrange homme à la grande cape écarlate, Zanzar marchait aux côtés d’Haddi. Il parlait avec précaution, car il ne voulait pas dévoiler ses plans devant cet inconnu dont il ne connaissait pas les intentions.
– Tu dois te demander qui je suis, disait Haddi.
– En effet, répondit Zanzar avec son sourire enjôleur qui suscitait la plupart du temps les confidences de ses interlocuteurs.
– Je viens de très très loin, poursuivit l’extravagante créature.
– De très loin ? De l’autre côté de l’océan veux-tu dire ? hasarda Zanzar. Ou peut-être des montagnes qu’on aperçoit à l’Est de Coloratur.
– Non, de très loin dans le temps. Je suis d’une autre époque, précisa Haddi. Laisse moi d’abord te présenter mes plus chers amis. Voici Cascabelle mon crotale. C’est un animal très intelligent qui change de couleur pour se confondre avec son environnement. Autrement dit, il sait devenir invisible. C’est utile quand on voyage dans des endroits peu sûrs.
Ils s’arrêtèrent sur le quai et se firent face. Zanzar regarda la tête triangulaire et les crochets à venin du serpent à sonnettes. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale au souvenir de la morsure qui l’avait tué.
– Cascabelle ne ressemble en rien à un cobra, ce reptile qui a terrorisé Coloratur, murmura Haddi qui regardait le pirate fixement.
– Je ne vois pas de quoi tu parles, fit Zanzar qui commençait à se sentir moins à l’aise.
– Tu ne connais pas le cobra qui a détruit la ville par ses pouvoirs immenses ? reprit Haddi d’une voix glaçante.
– J’en ai entendu parler par mes marins, finit par avouer Zanzar, mais je n’étais pas ici à l’époque.
– Et où étais-tu donc ? siffla Haddi entre ses dents noires, de l’autre côté de l’océan ?
– Moi aussi j’ai voyagé dans le temps, fit Zanzar qui se trouvait soudain hypnotisé par les yeux cruels de Haddi.
– Et ? questionna Haddi.
– J’étais mort. Jahangir m’a ressuscité, balbutia Zanzar.
– Ah ! Jahangir ! Nous y voilà, s’écria Haddi en se redressant et en caressant son serpent. Reprenons notre marche maintenant que nous nous connaissons mieux.
Zanzar n’osait plus parler. Il avait l’impression que chaque mot qu’il prononcerait se retournerait contre lui. Il avait perdu sa belle fierté et même sa faconde.
– Et voici mon ours apprivoisé Cynorrhodon, poursuivit Haddi en désignant l’animal. Il est tout petit comme tu vois. Il a une particularité, ce n’est pas un ourson, c’est un ours nain. Il a l’air d’un gentil bébé quand tu le rencontres dans la rue et qu’il m’accompagne. Mais ne te fie pas à sa bonne figure, il se déplace très très vite, sa mâchoire est puissante, ses dents et ses griffes sont acérées. Il peut être très méchant si je le lui demande ou si on me veut des ennuis. Te voilà prévenu. Tu comprends, j’ai dû trouver des compensations à ma jambe de bois et à ma main de fer, il faut bien que je me défende.
Zanzar ne disait rien mais il enregistrait tous les avertissements qu’il avait entendus. Malgré les menaces proférées par Haddi, il réfléchissait déjà à un moyen de se débarrasser de cet encombrant personnage qui tentait de s’infiltrer dans sa nouvelle vie. L’insolence innée du pirate surgissait dès qu’il se trouvait confronté à l’adversité.
– Maintenant que nous sommes bien au fait, laisse-moi t’en dire plus sur moi, reprit Haddi.
Le vent écarta légèrement les pans de sa cape et Zanzar aperçut sous le tissu rouge des vêtements de soie damassée. Des chaînes en or entouraient le cou et tombaient en cascade sur sa poitrine. Cette richesse impressionna Zanzar et changea instantanément l’opinion que le pirate avait de l’inconnu.
– J’ai bien connu Jahangir, commença Haddi d’une voix doucereuse. Après m’avoir créé il y a des siècles, ou peut-être même des millénaires, il m’a fait exécuter toutes sortes de missions de par le monde. J’ai rarement échoué et il semblait satisfait de mes services. Au moment le plus critique de notre association, il m’a laissé mourir et m’a abandonné. Mais par le plus grand des hasards, j’ai survécu. Et alors que j’étais presque mort, mon esprit a continué à fonctionner sans presque consommer d’énergie. Du moins au début. J’ai profité de mon repos forcé pour acquérir de nouveaux pouvoirs et améliorer ceux que je possédais déjà. Je me trouvais dans les vestiges d’un laboratoire où subsistaient quelques fragments de grimoires et de parchemin. D’abord par la force de la pensée, j’ai pu les atteindre et commencer à les lire. Puis je m’en suis imprégné et les ai expérimentés. A petite échelle d’abord, puis en augmentant leur périmètre petit à petit. Je les améliorais, je les transformais pour les rendre encore plus puissants. Je prenais le temps. Et plus j’avançais dans ma reconquête, plus l’énergie s’amplifiait en moi. J’augmentais mes forces mentales de jour en jour et les emmagasinais. Très lentement je retrouvais l’espoir de m’en sortir. Et c’est ainsi que j’ai pu commencer à quitter ma prison pour revoir le monde sous la forme d’une ombre qui pouvait devenir gigantesque.
– Le cobra, murmura Zanzar.
– Le cobra, confirma Haddi. A ce moment-là, je suis devenu Ynobod, et Jahangir a commencé à me craindre. Car naturellement il est venu constater par lui-même.
Halluciné, Zanzar écoutait les élucubrations de l’étrange individu qui se tenait devant lui. Plus l’homme parlait, plus il écarquillait les yeux en se demandant s’il ne rêvait pas. Il avait vaguement entendu Fergus et Angus évoquer des séismes provoqués par le monstre nocturne à Coloratur. Mais il ne pouvait pas imaginer que l’olibrius qui se tenait devant lui, bossu et mal fini, était le puissant magicien à l’origine des métamorphoses de la ville. Il pensait avoir affaire à un escroc vantard. La seule chose qui le retenait de partir en se moquant était le regard d’acier qu’il percevait dans le visage recomposé. Ces yeux-là ne lui disaient rien de bon. Zanzar se méfiait et il faisait bien car Haddi l’observait effectivement en retour et soupesait ses impressions. Il n’aurait pas hésité à supprimer le pirate s’il n’avait pas vu dans les prunelles de Zanzar un éclat qui freinait son geste meurtrier. Il soupçonnait que le flibustier était un aventurier en quête de frissons. Mais il voulait être certain que ce pirate était courageux et capable d’aller jusqu’au bout d’une mission dangereuse. Il l’éprouvait et mesurait la confiance qu’il pouvait lui donner avant de se décider à le recruter.
– Mais tu sais comment vont les choses, poursuivait Haddi sans dévoiler un quelconque indice sur ses intentions. Ce n’est pas toi qui possèdes l’histoire, c’est l’histoire qui te possède. Aussitôt revenu dans le monde réel, à Coloratur, le passé s’est imposé à ma mémoire. Et j’ai vu combien les lieux avaient été abîmés et défigurés. Mon premier travail a été de rétablir une situation acceptable à mes yeux. J’ai donc balayé toute la laideur qui me révoltait et reconstruit à l’identique le palais de Cosimo, ce prince esthète qui m’avait tant appris malgré lui. Je m’y suis enfermé seul ensuite. Car nul dans cette ville de béotiens ne méritait de voir toutes les merveilles que j’y avais reconstituées.
Zanzar approuvait en hochant la tête et en tournant son regard vers le haut de la colline où se trouvait le palais. Il ne comprenait pas tout le discours de Haddi, mais avait néanmoins l’air intéressé. Le soleil faisait étinceler les toits couverts d’or et les vitraux colorés des tourelles qui dépassaient des remparts. A l’arrière des fortifications, une végétation foisonnante et des montagnes rouges formaient un écrin dans lequel le château apparaissait comme un énorme bijou précieux.
– Tu vois, ma transformation est parfaitement réussie, insista Haddi. Partout où je l’ai pu, j’ai essayé de rétablir la beauté là où l’homme avait répandu l’horreur et la consternation. Après la renaissance de Coloratur, j’ai modifié le régime des vents, ce qui a provoqué des changements de climat partout sur la planète. Ces transformations ont réussi à rétablir un équilibre nord sud qui n’existait plus. Les déserts se réduisent, les glaces fondent, le fond des océans se renouvelle. Les continents redeviennent habitables. Ce sera long néanmoins après tant de siècles de chaos. Enfin je suis allé par la pensée à Vallindras que je n’ai pas reconnu, tant les lieux avaient changé. C’était horrible, un véritable cauchemar. Je devais forcément faire quelque chose. J’ai dépensé beaucoup d’énergie en utilisant mes pouvoirs, pour rendre à cet endroit la magnificence que la nature avait créée. Mais ce faisant, j’ai quasiment épuisé toutes mes forces mentales, il en fallait tellement ! Il ne m’en restait pas suffisamment pour m’attaquer à Astarax et à Phaïssans qui ont été ravagés par des guerres et des catastrophes. Ce sera pour plus tard, car désormais je me suis centré sur mon unique objectif : anéantir Jahangir. En revenant de Vallindras, je me suis reposé pour reconstituer mes réserves, mais je n’en aurai pas assez pour le combattre. J’ai donc besoin d’aide, et voici pourquoi je fais appel à toi.
– Que veux-tu que je fasse ? demanda Zanzar avec étonnement. Je ne suis pas magicien !
– La guerre a commencé, ne nous faisons pas d’illusions, reprit Haddi. J’ai pu ralentir la progression de Jahangir en envoyant à l’endroit où il a installé son armée un blizzard permanent. De la neige, de la glace et un vent terrible attaquent sans cesse son terrain militaire, l’empêchant de s’étendre et de viser directement Coloratur. Si toutefois l’envie le prenait. Je voulais aussi éteindre le feu du volcan qui lui fournit de l’énergie avec une langue de froid. Ça n'a pas marché. Car il a élevé un voile qui arrête l’arrivée de l’hiver dans son camp. Pour l’instant le voile tient et son armée se prépare, c’est donc le statu quo.
Le pirate commençait à être impressionné par la détermination du personnage qui se tenait devant lui. Il avait vu par lui-même les sortilèges dont parlait Haddi et comprenait que la bizarre créature parlait très sérieusement. Ils étaient toujours debout face à face sur un quai désert du port, sous un soleil torride. Mais aucun des deux ne semblait vouloir changer de position ou de place. Les enjeux de leur conversation étaient si importants qu’ils ne ressentaient ni fatigue, ni brûlure, ni soif.
– Que puis-je faire pour t’aider ? s’enquit à nouveau Zanzar, cette fois avec une sincérité accrue dans la voix.
– Patience, laisse-moi arriver au but, répliqua Haddi. Je n’avais plus de corps comme je te l’ai dit car il avait été pulvérisé dans une terrible explosion. Il fallait que je prenne forme humaine pour me déplacer. Alors, lorsque j’ai recouvré suffisamment de force, j’ai utilisé les restes d’un squelette situé non loin de moi, conservé presque intact dans une poche d’air au milieu d’un magma de détritus. Je me suis réincarné grâce à ces ossements qui m’ont servi de base. Malheureusement, il manquait une jambe et une main et le crâne n’était pas en bon état. C’est pourquoi tu me vois aujourd’hui dans cet état approximatif. Reconstituer une ville ou un château, c’est plus facile que de créer un homme. C’est là où Jahangir est très fort car il est capable de concevoir des créatures. Mais un jour, je serai plus fort que lui.
– En es-tu sûr ? demanda Zanzar qui commençait à s’enhardir. J’ai déjà vu Jahangir à l'œuvre, et il est très puissant.
– Je le sais bien, rétorqua Haddi. La lutte sera difficile et je risque de m’anéantir tout à fait. Je crains de ne plus jamais avoir assez d’énergie pour redonner à Astarax et Phaïssans leur splendeur passée. Astarax restera alors le lieu de l’enfer sur cette planète. Toutes mes ressources mentales vont servir à combattre le magicien immobile, c’est la priorité absolue désormais. Mais j’ai peur de mourir d’épuisement pendant cette guerre. Je sais qu’alors je m’éteindrai pour toujours. Sans contre pouvoir, Jahangir continuera sa conquête de l'univers jusqu'au bout. Si tu m’aides, tu pourras peut-être poursuivre le combat quand je ne serai plus là.
Il était étrange d’entendre ce grand magicien parler de sa mort définitive alors que les vraies batailles n’avaient pas commencé. Zanzar comprenait que les desseins de Haddi étaient bons, mais que les moyens pour y parvenir étaient hasardeux et destructeurs. Mais qu’y pouvait-il, lui, petit pirate sans envergure, tiré du néant de la mort par le plus grand des magiciens ?
– Tu t’autodétruiras inutilement, dit-il à Haddi. Tu consommeras toute ton énergie avant de disparaître et tu n’auras pas atteint ton but. Car Jahangir dispose d’une armée qui se renouvellera sans arrêt et il finira par t’épuiser.
– C’est pour cela que je viens te chercher, reprit Haddi.
– Alors je te répète ma question, que veux-tu que je fasse ? répéta Zanzar.
– Avant de t’en parler, je dois t’avouer un détail supplémentaire très important, ajouta Haddi qui commençait à avoir confiance dans ce pirate, finalement plus intelligent et plus malin qu’il ne l’avait pensé au départ.
– Je t’écoute, fit Zanzar.
– L’esprit de l’homme que j’ai incarné est partiellement présent dans mon nouveau corps. Je ne pourrai réellement mourir que si l’on passe à mes doigts une bague bleue qui à ce jour a totalement disparu. Tant que cet anneau ne sera pas à mon annulaire, mon esprit errera dans le néant et dans le réel en faisant le bien et le mal sans discernement. Il est impératif de le chercher et de l’enfiler à mon doigt avant que je sois au bout de ma vie. Ceci est l’une des missions que je veux te confier, car je n’ai pas trouvé l’anneau dans le château. Mais ce n’est pas la première ni la seule quête pour laquelle je te sollicite.
– Explique-moi, dit Zanzar.
– Je veux disposer moi aussi d’une armée, répondit Haddi.
A ces mots, Zanzar faillit éclater de rire tandis qu’il se souvenait du camp militaire de Jahangir. Il revoyait les soldats entraînés tous les jours par les lieutenants du magicien, experts de la stratégie et de la tactique. Et il se rappelait d’Esmine qui serait capable de recréer sans cesse des hordes de combattants, au fur et à mesure de la disparition des lignes avant. Comment pourrait-il aider Haddi dans ce domaine ? Mais Zanzar qui avait acquis un peu de sagesse sut contenir son ironie et ses doutes et continua à écouter son nouveau maître.
– Je veux que tu retournes chercher des araignées en pleine mer, s’exclama Haddi.
– Quoi ! s’écria Zanzar, cette idée ne m’amuse pas du tout.
– Ce n’est pas pour t’amuser que tu vas y aller. Tu ne risques rien puisque tu as été immunisé, et tes marins également. D’ailleurs j’ai bien envie de venir avec toi, ajouta Haddi. Quant à moi, je ne crains rien, je suis déjà mort.
– Mais que veux-tu faire avec ces tarentules ? demanda Zanzar.
– Elles vont constituer une armée qui défendra le royaume de Coloratur, avoua Haddi. Mon idée est de négocier avec elles dès que nous aurons atteint leur continent sur l’eau. Si elles quittent leurs îles pour venir avec nous, il sera plus facile de détruire un jour ces lieux immondes. Si nous n’arrivons pas à temps, Jahangir voudra coloniser les îles de plastique avec ses scarabées et soumettre les araignées. Il l’a déjà fait par le passé, la tentation sera trop grande. J’espère qu’il n’aura pas le temps d’approfondir sa préparation de la guerre. Notre chance, c’est que depuis le début, il a dû improviser car tout va très vite.
– Comment pourrait-il aborder le continent de plastique sans posséder de navires ni de marins ? interrogea Zanzar.
– Jahangir traverse les océans, répondit Haddi. N’oublie pas qu’il est magicien. Nous sommes dans une course contre la montre. Nous devons aller très vite. Plus vite que Jahangir.
Zanzar retint une grimace. Les chimères de Haddi ne lui paraissaient pas du tout réalistes ni réalisables.
– Les araignées sont agressives, murmura-t-il, comment les convaincras-tu ?
– J’improviserai, répondit Haddi. Si besoin, je ferai appel à la magie.
– Tu as réponse à tout, fit Zanzar. Et si elles nous attaquent, comment ferons-nous pour les combattre ?
– Je ne pense pas qu’elles nous affronteront, répliqua Haddi. Nous viendrons pour négocier, sans intention de batailler. Je suis confiant.
– Alors c’est d’accord, partons, accorda Zanzar. Je pense qu’il m’est impossible de refuser de t’aider. Mais dis-moi comment sais-tu que j’ai ramené des araignées à bord de Mormor ?
– Disons que la forme humaine sous laquelle tu me vois n’est pas la seule à ma disposition, expliqua Haddi. Je t’ai vu dans les tavernes du port. Et je suis venu explorer les environs de ton bateau quand tu ne le savais pas pour me faire une idée. Je cherchais une solution à mon problème partout dans Coloratur. Et rapidement, j’ai su que tu étais celui que j’attendais.
Zanzar soupçonna immédiatement qu’Haddi le flattait. Il était peu sensible aux compliments et s’en méfiait. Mais il comprit deux choses. Que le magicien avait besoin de lui et qu’il devait le redouter car ce dernier pouvait l’espionner à son insu et le trahir à tout instant. La meilleure stratégie en attendant d’y voir plus clair était de suivre ce mentor et d’attendre le moment où une ouverture se présenterait.
– J’accepte ta proposition, fit Zanzar. Pleinement.
– Parfait. Je suis prêt à partir tout de suite, répondit Haddi en serrant davantage Cascabelle autour de son cou.
Les deux nouveaux associés firent demi-tour et reprirent le chemin qui les mena à Mormor, suivis par l’ours qui se dandinait comiquement. Fergus et Angus, toujours accoudés au bastingage, les regardèrent avec réticence approcher lentement. Les marins avaient compris avant que leur capitaine n’atteigne le bateau qu’ils allaient reprendre la mer incessamment.
– Nous n’avons pas eu le temps de refaire nos provisions, gémirent-ils. Il nous faut de l’eau douce et de la viande séchée. Et qu’est-ce qu’on va faire pour l’ours et le serpent ? Ils mangent eux aussi.
A la grande surprise des deux marins, il grimpa avec agilité sur la planche et bondit sur le pont avec sa jambe de bois. L’ours atterrit lourdement à ses côtés et se dressa debout sur ses pattes arrières. Il se mit à marcher comme un homme et surtout, il parla. Fergus et Angus faillirent en tomber à la renverse tant ils ne s’y attendaient pas.
– Alors, dit l’animal d’une grosse voix profonde, prêts à larguer les amarres ?
– Ooouuuii, articulèrent péniblement les deux acolytes.
Ils ne furent pas étonnés quand le serpent parla à son tour et agita les anneaux du bout de sa queue, qui émirent un bruit de sonnettes.
– Méffffffffiez-voouus de mooi, siffla le reptile entre ses crocs, mes atttttaques ssssssont fffulgurantes eeeet je ssssuis trrrrès vennnnimeux.
Fergus et Angus baissèrent la tête pour masquer leur peur et leur mécontentement.
– Ce n’est plus possible de naviguer dans ces conditions, protestèrent-ils. D’abord les araignées, et maintenant un ours et un crotale à bord.
– Nous repartons pour les îles où vivent les arachnides, s’écria Zanzar en s’approchant de ses marins. Tout de suite.
– On ne peut pas, dirent Fergus et Angus en ouvrant des yeux remplis de peur. Il n’y a plus rien à manger ni à boire dans la cale. Et que faisons-nous pour l’ours et le serpent ?
– Ne vous inquiétez pas pour eux, fit Haddi, je m’en occupe.
– Alors courez chercher quelques provisions et revenez vite. Si toutefois il vous prenait l’envie de déserter, j’irais vous chercher moi-même et croyez-moi, vous le regretteriez.
– A vos ordres, capitaine, articulèrent les marins avec regret. Avez-vous de la monnaie ?
– Bien sûr que non, s’écria Zanzar, débrouillez-vous ! Vous avez un quart d’heure.
Fergus et Angus partirent au pas de course, râlant tant qu’ils pouvaient contre Zanzar. Ils étaient de retour une demi-heure plus tard avec un sac de toile rebondi et deux tonnelets. L’un était rempli d’eau douce et l’autre de rhum. Ils rapportaient également des munitions pour les armes stockées sur le bateau. Pendant ce temps, Zanzar était allé faire le plein de carburant tandis qu’Haddi s’installait dans la cabine du capitaine. Le serpent et l’ours montèrent la garde devant la porte. Haddi s’était étendu tout habillé sur la couchette et s’endormit rapidement d’un sommeil réparateur.
Avant que la nuit ne tombe, Mormor avait quitté le port et naviguait en pleine mer. Zanzar et Haddi se tenaient l’un à côté de l’autre à l’avant du bateau. L’obscurité régnait désormais autour d’eux. La mer n’était éclairée que par moments lorsque la lune apparaissait derrière un nuage et jetait sa lumière blafarde sur les flots sombres. Accoudés à la rambarde, Zanzar et Haddi contemplaient la surface en mouvement, parfois hérissée de moutons blancs et d’éclats brillants. Il y eut un moment insolite lorsqu’une énorme baleine surgit des profondeurs pour venir respirer en surface. Sa formidable nageoire caudale luisante disparut en dernier lorsqu’elle s’enfonça à nouveau dans la masse ténébreuse. Ils recevaient des jets de bruine et d’écume à chaque plongeon de la proue dans les vagues. Sans paraître gênés de se faire mouiller, ils poursuivaient la conversation qu’ils avaient entamée plus tôt.
– Tu sais qu’il y a aussi des tortues minuscules, disait Zanzar. Nous en avons quelques spécimens sur le bateau. Elles sont enfermées dans la cale avec les araignées. Comptes-tu les utiliser ?
– J’avais l’idée, répondit Haddi, de les répandre très serrées sur le sol pour former une espèce de tapis. Les araignées s’installeraient dessus en rangées bien organisées. Cette surface plate et mobile pourrait bouger dans toutes les directions et déplacer les troupes qui se trouveraient dessus. Les araignées ne sont pas très lourdes, et cela reposerait leurs pattes quand elles n’attaquent pas.
– Mais les tortues sont lentes, objecta Zanzar. Ton armée doit être rapide.
– C’est vrai, mais elles sont solides et ne dévieraient pas de la direction donnée si elles sont bien conditionnées, ce que je peux obtenir par un enchantement, expliqua Haddi. Pour accélérer leur vitesse, je pense lancer un sort spécial qui surélèverait la surface et son contenu au-dessus du sol et la pousserait dans la bonne direction. Comme il n’y aurait pas de frottements, le tapis avancerait à toute vitesse. Ou reculerait.
– Une sorte de tapis volant géant, murmura Zanzar, sidéré par tant d’ingéniosité.
– Exactement, fit Haddi.
– Est-ce que ton tapis pourrait s’élever en altitude ? insista Zanzar, tu pourrais alors attaquer par les airs.
– Non, je ne pense pas, répondit Haddi, il risquerait d’onduler suivant les courants aériens et de faire tomber son chargement de soldats. Je pourrais faire en sorte que le tapis soit un ensemble de petites surfaces mobiles reliées entre elles, un peu comme des écailles qui bougeraient ensemble, ce serait très compliqué à piloter.
– Oui mais très souple et maniable, rétorqua Zanzar, et plus difficile à attaquer.
– Laisse-moi réfléchir à ta remarque, murmura Haddi. Cela voudrait dire que je dois faire évoluer la formule de mon sort. Mais il deviendrait très complexe. Il ne faut pas que ce sort me coûte trop d’énergie.
– Et si tu créais une sorte d’animal plat au dos composé d’écailles mobiles ? suggéra Zanzar. Comme une raie manta par exemple. Tu n’aurais qu’elle à piloter.
– Ce n’est pas une mauvaise idée … répondit Haddi. Décidément Zanzar, tu me surprends. As-tu du sang de sorcier dans tes veines ?
– Juste du sang de pirate, fit Zanzar en riant, touché par la remarque du magicien qu’il interpréta comme un compliment.
Haddi se pencha en avant sur la rambarde et ferma les yeux pour se concentrer intensément. Zanzar avait conscience que son voisin était hypersensible à ses moindres gestes ou au moindre souffle qui passait près d’eux. L’attaquer en cet instant de faiblesse aurait signé sa mort car Haddi n’aurait pas manqué de lui jeter un sort létal pour se défendre. Mais Zanzar, bien qu’il n’eût aucune envie de retourner sur l’île des araignées, appréciait la compagnie de Haddi et ne pensait plus à mal. Il était certain que la réussite de la quête avec à la clef les perspectives de nouveaux rôles à jouer, lui ouvrirait les portes d’un monde où il trouverait enfin sa véritable place.
Zanzar développait sans fin ses réflexions sur son avenir quand la main mécanique de Haddi s’accrocha à son bras. Les griffes acérées s’enfoncèrent dans sa chair sans toutefois la percer.
– Quelqu’un vient, siffla-t-il alors que la tête du serpent se redressa exactement en même temps que celle de Haddi et que leurs yeux s’ouvrirent simultanément.
Zanzar comprit alors que le serpent était une extension de Haddi. Comme un élément de son corps qui avait été externalisé mais qui fonctionnait en parfaite osmose avec la partie principale. Ce devait être la même chose pour l’ours. Ainsi donc, en détruisant Haddi, il était possible de détruire ses cerbères. Mais il en irait de même si Haddi créait une raie manta pour faire avancer ses troupes. Ce qui en pleine guerre représenterait le talon d’Achille du magicien. Cette faculté était donc à la fois une force, mais aussi une faiblesse. Zanzar pensa qu’il saurait s’en souvenir.
A cet instant, Zanzar vit s’approcher de la proue de Mormor, le char étincelant de Lamar. La conque rebondie fendait les lames de mer et rejetait vers l’arrière des gerbes d’écume blanche. Quelques instants plus tard, le roi des mers vint placer son quadrige le long de la coque du navire.
– Holà Zanzar, s’exclama-t-il. Te voici de retour sur la mer. Tes acolytes sont-ils guéris ? questionna Lamar. Est-ce que par hasard tu aurais l’intention de retourner sur l’île de plastique ?
– Cela fait beaucoup de questions, Lamar ! répondit Zanzar. Oui, mes marins sont guéris et oui nous sommes en route pour l’île maudite.
– Que vas-tu donc faire là-bas ? insista Lamar.
– Laisse-moi te présenter mon invité sur Mormor, fit Zanzar. Voici Haddi Bodyon. Nous nous sommes rencontrés à Coloratur, sur le port. Haddi cherche à défendre notre territoire contre l’invasion que Jahangir est en train de préparer. Nous sommes en quelque sorte associés pour la même cause.
– Ton ami est dans notre camp ? interrogea Lamar.
– Je te salue, ô roi des mers, dit Haddi en se penchant pour saluer Lamar. Tu as dû entendre parler de moi, je fus celui qui s’appela Ynobod mais aujourd’hui je suis devenu Haddi Bodyon.
– Ynobod ! s’écria Lamar qui bondit aussitôt de l’intérieur de son char sur le pont de Mormor avec une souplesse étonnante pour quelqu’un vieux de plusieurs millénaires. Tu étais en train de ressusciter le vieux monde, et tu as tout arrêté. Que s’est-il passé ?
– J’ai épuisé mes forces mentales pour reconstruire ce qui avait été avili, répondit Haddi en reculant légèrement. J’ai alors dû me reposer pour retrouver mon énergie. Hélas, je ne suis pas revenu au niveau où j’étais avant de commencer mon travail de réparation.
– Quelque part, c’était une œuvre bienfaitrice, fit Lamar. La planète était tombée si bas.
– En effet. J’ai entendu parler de toi, Lamar, poursuivit Haddi. Je sais que tu es l’ennemi de toujours de Jahangir. Alors oui, nous combattons pour la même cause. Voici quelle est notre quête. Nous partons chercher des araignées sur l’île de plastique. Elles deviendront nos soldats pour nous défendre contre l’invasion en cours de préparation.
– Pouvons-nous nous faire confiance ? demanda Lamar.
– Oui, nous pouvons sceller une alliance, approuva Haddi. Certes, par le passé, j’ai servi Jahangir. Mais aujourd’hui j’ai changé, je ne cherche qu’une chose, à le détruire car il m’a fait trop de mal.
– Ta vengeance personnelle ne doit pas t’aveugler, objecta Lamar. Nous devons défendre avant tout notre planète, ses habitants, sa faune et sa flore contre la folie d’un magicien qui ne cherche qu’à les asservir. La soif de pouvoir de Jahangir l’a plusieurs fois mené à des extrémités qui auraient provoqué un chaos irréversible. Si à chacune de ses tentatives une communauté d’êtres courageux n’avait pas mis fin à sa démesure et à ses desseins invraisemblables, nous ne serions pas ici aujourd’hui. Il faut une nouvelle fois le combattre, car bien que vieux et usé comme moi, il a trouvé le moyen de se regénérer et de repartir en guerre. Son vieil objectif de devenir le maître de l’univers l’habite à nouveau. Sa volonté de détruire tout ce qui se dresse sur son chemin l’anime comme jamais. L’alliance de nos forces ne sera pas de trop pour le vaincre. Cette fois définitivement je l’espère.
– Tu en dresses un portrait encore plus effrayant que je le croyais, murmura Haddi. Il est donc temps de mettre fin à sa déraison.
– Puisses-tu dire vrai. Je vais faire souffler le vent pour porter votre navire plus vite vers votre destination, dit Lamar. Et je vous suivrai jusqu’au continent de plastique car je veux vous accompagner près des araignées qui l’ont colonisé. Cet immondice est bien plus vaste qu’une île. Je voudrais nettoyer l’océan de cette abomination. Je dois réfléchir à une solution. Pour me communiquer le résultat de vos démarches, voici un coquillage magique. Gardez-le près de votre oreille, et je vous entendrai.
Lamar tendit à Zanzar une petite conque qui pendait au bout d’un fil d’or. Puis il sauta prestement dans son char et se saisit des rênes. Les dauphins se lancèrent aussitôt sur les flots. Dès que le quadrige se fut un peu éloigné, le vent se leva tout à coup. Mormor prit de la vitesse grâce à la rafale qui le poussait vers l’avant par-dessus les vagues. Tandis qu’ils survolaient la mer en direction des îles, Haddi aperçut au loin sur l’eau de longues traces légèrement fluorescentes qui renvoyaient la lumière de la lune.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Zanzar.
– Fergus et Angus me l’ont expliqué, répondit le pirate. Car naturellement, ce phénomène n’existait pas lorsque j’écumais les mers autrefois. Ce sont des nappes d’hydrocarbures. Elles proviennent de navires qui déversent en pleine mer leurs eaux souillées de boues et d'huiles usées, après le nettoyage de leurs cuves. Ces surfaces irisées peuvent s’étirer sur de grandes distances et s’amincir énormément. Mais leur pollution est extrême et surtout elle est généralisée à la planète.
– Mais ce phénomène est-il lié à Jahangir ? interrogea Haddi.
– C’est l’homme qui est responsable, expliqua Zanzar. Il n’a pas besoin d’être un grand magicien pour être un grand destructeur de la planète et de ses écosystèmes.
– Ah ! fit Haddi en caressant sa barbe. Tu connais bien le monde actuel tout compte fait.
– J’ai dû vite apprendre pour me fondre dans la foule, avoua Zanzar. Je viens du temps passé et il fallait que je m’adapte à ce nouvel univers dont je ne savais rien. Je suis encore bien ignorant, en dehors de ce qui concerne les océans où j’ai déjà navigué.
– Eh bien c’est pareil pour moi, dit Haddi. J’ai vécu il y a fort longtemps et le temps d’aujourd’hui ne ressemble en rien à ce qui existait à mon époque.
– Comment était ton monde ? questionna Zanzar.
– Le même que toi. La beauté était partout, répondit Haddi avec regret, tout était harmonieux, verdoyant. Les montagnes étaient magnifiques, les forêts profondes et les châteaux somptueux.
C’est à ce moment-là que Zanzar réalisa que l’ours et le serpent avaient disparu. Le corps du magicien avait dû absorber les extensions que Haddi avait créées pour impressionner les marins du port. Ou peut-être simplement pour se distraire. Haddi était un personnage complexe et Zanzar n’avait pas encore réussi à le cerner vraiment. Il supposait que le magicien ne se dévoilait pas facilement et se protégeait beaucoup contre les agressions de l’extérieur. S’il avait escamoté l’ours et le serpent, c’était parce qu’il se sentait en confiance sur Mormor et Zanzar en éprouva une certaine fierté.
Les deux passagers continuèrent à deviser tandis que le vent les portait rapidement vers l’île de plastique. Mormor l’atteignit au cœur de la nuit. Toujours debout, accoudés à la rambarde à l’avant du navire et regardant l’horizon , Zanzar et Haddi aperçurent le halo de lumière diffuse qui surplombait le continent artificiel. Plus le bateau approchait, plus la mer se couvrait de détritus qui flottaient à la surface, ballottaient au gré de la houle en se dirigeant vers la masse qui les attiraient inéluctablement. Entraînés par les courants marins et les tourbillons, ils allaient être aspirés, agglomérés et fondus dans un ensemble gluant et puant. Des odeurs de pourriture commençaient à parvenir aux narines des passagers. Au milieu de poissons morts qui dérivaient entre des déchets décomposés, des formes arachnéennes évoluaient avec aisance. Les araignées se déplaçaient sur leurs longues pattes transparentes comme des danseuses. Leurs corps devenaient légèrement phosphorescents en captant les rayons de lune. Tout en poursuivant leur ballet pour se rendre vers une destination inconnue, leurs yeux latéraux fixaient Mormor qui avançait toujours. Avant d’être tout à fait embourbé dans les tas d’ordures flottantes, le bateau finit par échouer dans un monticule particulièrement mou. Il ficha sa proue dans la masse et put rester en équilibre.
Au sommet de la colline de déchets, une énorme araignée contemplait Mormor et ses passagers. Haddi la salua et demanda une audition. L’animal descendit de son piédestal géant et approcha de la proue du bateau.
– Je m’appelle Haddi Bodyon, dit-il en s’inclinant, et je viens solliciter votre aide pour vaincre Jahangir.
– Je suis Alizarine, la reine des araignées qui vivent sur cette île, répondit l’animal.
– Voici que les araignées parlent, pensa Zanzar qui ne s’émouvait plus des bizarreries qui se révélaient autour de lui.
– Que me veux-tu exactement ? poursuivit Alizarine.
Les huit yeux de l’arachnide luisaient comme une couronne de perles autour de sa tête. Ses appendices buccaux s’agitaient tandis qu’elle s’exprimait. Elle restait figée sur ses pattes légèrement velues. Son abdomen rebondi était en train de produire un fil de soie. Quelques petites araignées serviles tournaient autour de ses pattes et ramassaient la précieuse marchandise qui était ensuite acheminée ailleurs.
Alizarine avait interdit à ses créatures de monter à l’assaut de Mormor pour éviter que les passagers ne se fassent piquer. Même s'ils étaient ainsi protégés et de plus vaccinés, Fergus et Angus redoutaient les douleurs atroces infligées par les araignées. Ils s’étaient enfermés dans la cale. Haddi et Zanzar ne craignaient pas d’être mordus. Ils voulaient montrer qu’ils venaient amicalement rencontrer les habitants de l’île.
Haddi exposa sa requête à Alizarine. Il dut parlementer longtemps avant de la convaincre de quitter son île pour venir les aider. Les araignées avaient conquis au fil des siècles le continent de plastique en plein océan et y avaient imposé leurs lois et leur mode de vie. L’existence sur cet étrange royaume n’était pas toujours facile. Il fallait affronter la chaleur, les tempêtes, les ouragans, les capricieux courants marins et les changements climatiques. Il y avait également beaucoup de maladies transmises par les déchets. De nombreuses araignées mourraient dans des conditions terribles.
Alizarine ne cessa pas de se plaindre pour négocier son accord. Elle décrivit la vie sur l’île comme une épreuve de tous les jours. Trouver à manger était un défi permanent. Mais malgré l’adversité, quitter ce territoire était une issue que son peuple travailleur n’avait jamais envisagée. En effet, sur ces îles, les araignées étaient maîtresses de leurs destinées et n’obéissaient à aucun pouvoir supérieur. Le continent était sécurisé car peu de prédateurs marins se risquaient dans la soupe de déchets. Même les oiseaux n’étaient pas intéressés. Les arachnides avaient en outre réussi à coloniser les tortues minuscules qui étaient devenues leurs esclaves. Alizarine réclamait de solides garanties pour justifier d’abandonner cette autonomie et ce relatif confort pour une destinée inconnue.
Zanzar s’amusait intérieurement à écouter Haddi développer ses arguments pour qu'Alizarine prenne les bonnes décisions en toute connaissance de cause. Le magicien déployait tout son art de la persuasion pour faire pencher la balance du bon côté. Il fallut du temps et de la patience, mais la reine des araignées finit par céder. La raison qui la motiva en fin de compte fut le simple bon sens. A bout de justifications, Haddi finit par expliquer que Jahangir voulait mettre fin au continent de plastique pour devenir le maître des océans. Pour cela il s’attaquerait au royaume des araignées certainement par le feu car c’était son arme magique la plus utilisée. Alors le peuple d’Alizarine disparaîtrait dans les flammes dans d’horribles douleurs. A cette évocation, la reine des arachnides fut convaincue. Car malgré l’éloignement de l’île de plastique et son isolement au milieu des mers, la réputation de cruauté de Jahangir était parvenue jusqu’à elle.
Quand elle eût acquiescé sur le principe, le pirate porta le coquillage de Lamar à son oreille et transmit la nouvelle au roi des mers.
– Comment allons-nous transporter mon peuple sur Odysseus ? questionna Alizarine avec inquiétude. Avec votre petit bateau, nous ne pourrions emmener que très peu d’araignées.
Lamar qui écoutait désormais la conversation grâce à Zanzar souffla dans l’oreille du pirate qu’il avait une idée. Il pouvait déclencher une tempête qui déplacerait temporairement une partie du continent de plastique pour le faire aborder sur une côte tout au sud d’Odysseus. Une fois que les araignées auraient accosté sur le continent, les courants marins ramèneraient l’île mobile à sa position initiale. Zanzar soumit la proposition du roi des mers à Haddi et Alizarine. La reine trouvait cette solution complètement farfelue. Comment une simple tempête pourrait-elle faire bouger le continent dont la partie immergée s’enfonçait profondément dans les abysses et s’y inscrustait quasiment ? A cette évocation, un frisson de dégoût parcourut la colonne vertébrale de Zanzar.
– Nous pouvons choisir une île flottante de bonne taille qui sera mobile, ajouta Lamar. Pour pouvoir la pousser, je dois avouer que je lèverai un typhon intense et qu’il y aura forcément des dégâts. Mais on n’a rien sans rien.
Zanzar répéta ce que le roi des mers venait de lui suggérer.
– Des dégâts ? insista Alizarine, cela veut dire combien de pertes ?
– Nous ne le saurons qu’à l’arrivée, répondit Haddi.
– Tout mon peuple ? reprit Alizarine. Alors autant rester ici. Et si nous mourons tous, qui ira vaincre Jahangir ?
– Dans ce cas, nous ne serons malheureusement plus là pour le dire, murmura Haddi. Enfin j’aurai peut-être une chance de survivre car je suis déjà en sursis. Mais nous devons essayer si nous voulons perpétuer nos peuples et nos territoires.
– Et où irons-nous une fois que la guerre sera terminée, si nous sommes encore en vie ? demanda encore Alizarine.
– Il y a quantité de territoires vierges sur Odysseus, vous trouverez bien un lieu pour vous installer, fit Haddi.
– Essayons, dit la reine en se tournant majestueusement vers ses ministres qui l’avaient suivie et attendaient derrière elle. Puisqu’il semble que ce soit la seule issue pour notre peuple.
Elle donna ses ordres et bientôt, des files ininterrompues d’arachnides se mirent en route. Elles se rendaient vers un îlot au nord qui était presque détaché du continent principal. Selon Alizarine, il serait facile de l’aborder, d’y faire grimper son peuple et de le pousser hors des courants marins qui le ramenaient sans cesse vers le centre de l’archipel. Pendant ce temps, Lamar vérifiait que l’île était effectivement séparée du reste du continent.
– Il faudra du temps pour faire monter tout le monde sur le radeau géant, constata Alizarine en regardant l’exode des araignées et des minuscules tortues défiler dans la même direction. Peut-être plusieurs jours.
– Nous attendrons, répondit Haddi.
– Nous allons retourner en pleine mer pour ne pas être bloqués dans le vortex ni submergés par l’ouragan, dit Zanzar. Lamar nous préviendra quand il commencera à faire souffler les vents.
Devant leurs yeux, les corps arachnéens qui marchaient étaient diaphanes. Ils se tenaient si proches les uns des autres que l’ensemble ressemblait à un gigantesque voile translucide qui se mouvait en ondoyant. Il cachait la laideur et les immondices qui se trouvaient en dessous et donnait une forme de beauté au continent de plastique.
Zanzar et ses hommes dégagèrent l’étrave de l’amas gluant de déchets à l’aide de gaffes. Haddi les laissait faire sans bouger. Le pirate passa la marche arrière et Mormor recula en faisant gronder son moteur. Le bateau vibrait pour s’extirper des détritus qui commençaient à emprisonner sa coque. Dès qu’ils furent dans un magma mou, Zanzar accéléra pour faire demi-tour puis avancer au milieu du piège qui se refermait sur eux. Ils sentirent bientôt une forte brise qui arriva par l’arrière et les poussa vers l’avant. La proue du bateau fendait tant bien que mal la matière agglomérée. Zanzar pilotait le gouvernail d’une main experte pour esquiver le plus possible les gros paquets poisseux et les contourner. Les vents envoyés par Lamar les aidèrent à traverser la soupe de plastique et s’extirper du vortex.
Au moment où ils s’éloignaient de la zone dangereuse, Haddi s’accouda à la poupe de Mormor et regarda s’amenuiser au loin l’énorme masse de l’île. Elle tournait lentement sur elle-même, comme un manège qui ferait un dernier tour d’honneur avant de plonger dans les profondeurs du néant.
– Il m’aura été donné de voir cette horreur, murmura-t-il. Il me faut trouver une solution pour la détruire. C’est un cauchemar qui va me hanter jour après jour.
Zanzar avait laissé la barre à Fergus et il s’était approché de Haddi. Il avait entendu ses dernières paroles.
– Il n’y a pas un être vivant sur la planète qui ne pense pas comme toi, dit-il au magicien. Et pourtant c’est le résultat de la négligence et de l’indifférence des hommes. Beaucoup de ceux qui subissent cette agression n’en sont pas responsables. Je parle de la faune et de la flore marines.
– Hélas, je n’aurai peut-être pas le temps ni l’énergie pour faire quoi que ce soit. Seule la magie pourrait peut-être apporter une réponse, soupira Haddi. Mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard.
La brise faisait enfler autour de lui son manteau écarlate. Zanzar eut l’impression pendant un court instant que le poids de sa quête était trop lourd à porter. Il craignit qu’Haddi ne s’envole soudain au-dessus des vagues comme un oiseau, en abandonnant tout ce qu’il avait commencé à accomplir.