Je n’ai pas revu Yacine depuis qu’il est parti, le mois dernier. À mon message envoyé le lendemain de notre dispute, il n’a jamais répondu. Je le soupçonne de vivre de l’autre côté du mur. Sa pensée me hante. En rentrant, quand j’appréhende de le croiser dans les parties communes. Dans la salle de bain, où il n’y a plus sa brosse à dents. Dans le salon, où je n’aime plus m’asseoir sur mon canapé.
Je ne me résous jamais à l’appeler, même si j’ouvre parfois mon répertoire pour chercher son nom. Plus le temps passe, et plus le silence érige un mur que je n’ose plus franchir. Je n’ai plus la force qu’il me repousse, et je voudrais arrêter d’espérer qu’il revienne.
J’ai croisé Angélique, qui tenait à me parler. Pour l’occasion, elle a tenu à m’emmener ailleurs que nos appartements. Est-ce parce que Yacine est chez elle et qu’il pourrait tout entendre ? Plutôt qu’un bar, c’est en haut des escaliers qu’elle a préféré me conduire. Le dernier étage contient quatre portes, contre les deux habituelles aux paliers précédents. « Des chambres de bonnes » m’a-t-elle chuchoté avant de saisir l’échelle fixée au mur pour la placer sous une trappe au plafond.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu vas voir… »
Elle monte les barreaux et ouvre la trappe puis disparaît dans l’obscurité, avant de me lancer un « viens ! ».
En haut ?
Mes mains en tremblent sur le bois effiloché. L’échelle est bien positionnée, mais cela ne suffit pas à me rassurer. À chaque barreau que j’enjambe avec précaution, le sol s’éloigne. Je respire plus fort pour me donner du courage.
Sur le toit, Angélique se déplace avec aisance, tandis que je reste planté sur place, droit comme un piquet, à quelques pas de l’échelle. Voir le parquet du dernier étage depuis la trappe me donne le tournis, alors je n’ose même pas penser à la rue.
D’ici, Paris de nuit est si différente… Avec un peu de hauteur, elle paraît plus calme. Même la rumeur des voitures y est plus étouffée. À foncer tête baissée pour survivre à mes journées, je ne prends plus le temps de voir à quel point Paris est belle. Montparnasse n’est plus qu’un simple arrêt. C’est une tour, à la forme moins incisive que les titans de la banque. Une tour si proche qu’elle paraît soudain plantée en bas de l’immeuble. La tour devant laquelle je suis arrivé en octobre, puis repassé pour aller chercher Yacine. Ces temps me semblent si loin à présent. Et pourtant, Montparnasse est tout près.
« Ça fait longtemps que je voulais te parler, balbutie-t-elle, mais je n’ai jamais trouvé le temps, ni le courage… Je suis désolée.
— Ce n’est pas à toi de t’excuser. »
Angélique se mord les lèvres et évite mon regard.
« Lorsque tu m’as repoussé, au réveillon…
— Il ne s’était encore rien passé avec Yacine, à ce moment-là. »
Pendant quelques instants, les murmures de la ville comblent mon silence.
« Il vit chez toi, du coup ?
— Je n’ai plus de nouvelles de lui. Il est venu chez moi, un soir ou deux, quand il est parti de chez toi, puis plus rien.
— Je croyais que vous étiez ensemble.
— Je le croyais aussi, souffle-t-elle.
— Ce n’était certainement pas ce que tu espérais, en prenant le temps pour la bonne décision, tout ça.
— On ne sait jamais où on met les pieds vraiment, quand on commence quelque chose, non ? Je ne regrette pas d’avoir essayé.
— Je ne t’aurais jamais fait ça. »
Angélique sourit, amusée, mais ne répond pas.
« Pourquoi t’as voulu venir ici alors, s’il n’est pas chez toi ?
— Je venais tout le temps sur ce toit quand il faisait beau, au début. Pour prendre de la hauteur. Fuir mon appartement…
— Et aujourd’hui ?
— Ça faisait longtemps que je n’étais pas montée. Alors je partage mon bon plan. »
Nous ne restons pas longtemps sur le toit. Angélique finit par comprendre, à ma position fidèlement tenue entre un conduit de cheminée condamné et la trappe ouverte, que je ne suis pas à l’aise. Elle me propose de venir boire un maté chez elle, mais je refuse. « Une prochaine fois. »
La fin avec Angélique n’est qu’une énième ligne à rajouter sur la longue liste des déceptions récentes. Si c’était pour finir par la traiter ainsi, à disparaître sans donner signe de vie aussitôt qu’il n’en avait plus l’utilité, pourquoi l’avait-il séduite en premier lieu ? Je ne cherche plus les réponses, elles ne serviront plus à rien. Je ne fais que lâcher mes questions dans la nature, pour le bienfait que provoque ressasser les choses que l’on ne comprend pas.
J’ai de plus en plus de mal à me lever le matin. Quitter mon appartement me paraît presque insurmontable. Je n’ai déjà plus d’énergie quand j’arrive à Notre-Dame-des-Champs. Alors quand la bouche de métro est bondée jusque dans l’escalier à cause d’une grève, la foule me broie sur place. Que suis-je, dans ce confluent de centaines de vies qui s’entassent à quelques mètres de moi ? On me piétine, on me pousse. On ne me voit pas. Me traite de connard alors que je n’ai rien demandé, ou peut-être était-ce destiné à quelqu’un d’autre à côté. Mes jambes sont lourdes, j’ai de plus en plus de mal à respirer.
Neuf heures trente-deux. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur la fourmilière du vingt-sixième étage. Je n’arrive plus à neuf heures, comme au début, et ce matin j’en paie le prix : seules restent les deux places près de la vitre.
Je suis pétrifié. Je ne veux pas dire que j’ai peur. Alors, d’un pas décidé, je rejoins l’un des sièges vacants et y installe mes affaires, en prenant soin de ne pas regarder en bas.
Il ne faut pas plus de quelques instants pour que l’inéluctable arrive. Quand je branche mon chargeur, à côté de la moquette grise, le vide happe mon regard. Les passants ne sont que des points. Je ne peux même pas les individualiser. Ils ne sont rien. Eux ne voient qu’une tour vitrée parmi les autres qui reflète la lumière, si tant est qu’ils lèvent la tête, ce que je ne suis pas en mesure d’apprécier. Je ne suis rien.
J’allume mon ordinateur, inspire un bon coup et consulte ma messagerie. En gras s’affiche le nom de Nina Northwood.
Je n’ai pas reparlé à Nina depuis cette nuit ensemble et ce lendemain maudit. La semaine qui a suivi nos ébats, nous nous sommes croisés à la cantine, au moment de passer à la caisse. Je lui ai adressé un signe de tête qu’elle m’a rendu sans faire de pas vers moi. Nous avons ce jour-là donné le ton pour nos futurs échanges, que nous nous sommes appliqués à garder inexistants. Il m’arrive même de prendre un autre couloir, si je l’aperçois dans ma direction. Ainsi, je n’ai pas à passer devant elle et subir une fois de plus son indifférence dont je me rends complice. Je ne peux revenir en arrière, alors je dois faire avec. Nina est l’une de mes référentes, c’est mieux comme ça. Du moins, comme ça l’était jusqu’à ce mail. « Entretien individuel ». Elle a mis Thierry en copie.
« Bonjour Ulysse,
Dans le cadre du suivi des performances de l’équipe de gestion du back-office de la BGTP, nous allons procéder à un entretien individuel.
Quand serais-tu disponible ? Je te propose cet après-midi à 14h, demain 10h ou mercredi 9h30.
Merci,
Nina Northwood
BGMU/BGTP - Chargée de l’excellence opérationnelle »
Je demeure quelques instants à fixer l’horizon. Ces immeubles qui semblent rapetissés, vus d’ici. Cet arrière-jardin, rempli de voitures désossées. La rue. Le vide.
Je ferme le clapet de mon ordinateur et me dirige vers la pointe de l’étoile pour m’installer dans l’un des sièges bulles que je fais pivoter jusqu’à me retrouver face à la salle, dos aux vitres. Je respire enfin.
Où en sont les tickets de transaction, sur Udas ? Je clique sur la première, l’attribue à mon rôle, vérifie les détails pour émettre la requête de transfert de fonds via Procton. Je détaille le tout dans SumUp, avant d’arrêter le chronomètre dans Clock. Neuf minutes quarante-sept secondes. Une bonne moyenne. Quand je quitte ma bulle pour la réunion avec Nina, j’ai déjà validé vingt opérations.
« Ulysse… Je nous ai préparé un petit visuel, attends. »
Nina branche son ordinateur et projette son PowerPoint sur le grand écran de la salle de réunion. Une courbe, descendante, dans sa tendance globale. Quelques petites remontées, très éphémères.
« Voici ta courbe de productivité, sur une durée d’observation du 2 janvier au 12 avril. Il y a la question du seuil de référence, qui n’est globalement pas atteint. Nous pouvons comprendre que certaines personnes travaillent plus lentement, mais en l’occurrence, tu es celui qui a fixé le seuil. Comment expliques-tu cette contre-performance, sur les derniers mois ? »
Je me mords les lèvres. Je n’aime pas dévoiler mes sentiments, et je ne tiens certainement pas à montrer mes faiblesses. Et encore moins ici, au travail. À Nina.
« Pendant les réunions d’équipe, tu n’as pas l’air investi. Tu bailles même parfois ! Je ne te vois pas avec le reste de l’équipe, le midi. »
— J’ai eu des problèmes de sommeil, récemment.
— Tu sais Ulysse, si tu ne te sens pas à ta place ici, il y a plein d’autres entreprises pour trouver du travail…
— Je veux rester ici.
— Alors il va falloir que tu remontes la pente. J’ai compris que quarante-sept ne serait pas la norme pour toi comme la plupart des autres de l’équipe. Quant aux dinosaures, je n’en parle même pas…
— Les dinosaures ?
— Les profils seniors. Ils sont moins à l’aise avec la technologie, s’adaptent moins vite, prennent moins bien les outils en main… L’informatique n’est pas instinctif, chez eux. »
Nina débranche son ordinateur et éteint l’écran.
« Je vais donc réviser ce seuil : tu as un objectif de quarante transactions à la journée. Tu les as eus faites sur des périodes continues, tu dois les refaire. Je peux accepter que quarante-sept était une performance extraordinaire, peut-être, mais tu te dois d’être régulier dans ton investissement.
— J’essaierai.
— Je veux plus que ça.
— Je le serai » conclus-je d’un ton peu convaincu.
Elle range ses affaires et s’apprête à quitter la pièce quand elle se tourne vers moi de nouveau :
« Ce serait mieux, si tu restais professionnel.
— Je le suis.
— Ce n’est pas parce qu’on a couché ensemble que tu ne dois pas te sentir concerné, quand je te parle.
— Ce n’est pas moi qui viens de remettre ce sujet sur la table. Je sais rester professionnel, et je suis attentif. J’ai compris le message. Quarante transactions par jour. »
Je lui passe devant et quitte la salle en premier.
Dans ma bulle, je me referme encore plus sur moi-même les jours suivants. Je ne prends plus le temps de discuter avec Damien, à la machine à café. À peine celui de manger avec lui, le midi, pour remonter aussitôt et enchaîner les transactions. Quarante… Je n’avais pas tenu ce chiffre depuis deux mois déjà. Pour y parvenir, chaque gain de temps est précieux si je ne veux pas rentrer chez moi plus tard encore que ce que je fais déjà. J’ouvre Udas, utilise Procton, résume dans SumUp, arrête l’horloge dans Clock. La redémarre, pour me saisir d’une nouvelle transaction sur Udas, que je traite dans Procton, avant de la documenter dans SumUp. J’arrête l’horloge. Je clique sur Udas. Trois clics. Procton. Dix clics, cinq cases à renseigner. Un clic, je valide. La transaction est effectuée. Trois clics. J’ouvre SumUp. J’écris. Transaction ER#10012JJU effectuée, et divers acronymes techniques. Je referme. Clock. Je clique. Le temps s’arrête. Et puis, il recommence. Il recommence sans fin, il ne s’arrête jamais. Udas, Procton, SumUp, Clock. Des clics qui n’en finissent pas. Rien d’autre que des clics, et parfois quelques lettres, si peu, toujours les mêmes. Clic, clic, clic. Le même mouvement se répète. Ma main se déplace d’un demi-millimètre et mon doigt se lève et se repose sans fin. Du matin au soir, je ne fais que des clics.
Je repense parfois à quand j’ai travaillé un été à l’usine à coller les étiquettes sur les boîtes de conserve. À ces semaines à faire le même mouvement tout le temps, sans fin, à une cadence aussi rôdée qu’un mécanisme, sous l’œil inquisiteur de la superviseuse. J’avais décidé de tout faire pour ne pas remettre mes pieds dans une usine. J’ai fait des études, pris un aller-simple pour Paris, avec tout ce que cela m’a coûté depuis mon arrivée. Tout ça pour faire des clics à répétition. Je ne suis rien de plus qu’une machine qui ne fait qu’exécuter un ordre qui pourrait être aussi bien exécuté par un logiciel. C’est sûr, dans quelques années, les transactions pourront se valider toutes seules. Ils développeront bien une solution informatique qui automatise les clics répétitifs. Il n’y aura plus besoin de toute cette équipe, et la machine fera sûrement plus que quarante-sept transactions. La machine ne sera pas absente pour une durée indéterminée, elle ne se laissera pas affecter par ses états d’âme.
Je ne suis rien d’autre qu’un rouage, moins utile qu’une machine et plus usé qu’un humain. Quarante transactions. Je compte avec assiduité chaque opération jusqu’à atteindre, chaque soir, le chiffre attendu. Je pars rarement avant neuf heures, et quand je quitte ma bulle, l’open-space est déjà presque vide.
« Ah Ulysse ! Tu es là, m’appelle Nina en arrivant dans la pointe de l’étoile. Cette place, là, ce n’est plus possible.
— Je croyais que l’on travaillait dans un environnement agile.
— Thierry préfère quand il peut voir toute son équipe en même temps.
— Je fais quarante transactions. J’en fais plus que quand j’étais là-bas.
— Ulysse…
— Depuis que les autres sont arrivés et qu’on a dû changer de place… Je ne peux pas m’asseoir à côté de la vitre.
— Tu continues à faire quarante transactions, et tu fais ça devant Thierry. C’est pas si compliqué !
— J’ai le vertige. Impossible.
— Le vertige ! pouffe-t-elle. Il y a une vitre, il ne peut rien t’arriver. »
Je la fusille du regard.
« Ton attitude est problématique. Tu deviens de plus en plus difficile à gérer, je vais devoir faire un rapport. De toute façon, c’est Thierry qui prend ces décisions-là.
— Vous voulez me licencier ?
— Non. On ne veut pas te licencier. Mais tu sais qu’il y a des discussions en cours, alors si tu veux un conseil, tu ferais mieux de faire profil bas. Ça reste entre nous.
— Ils ont cité mon nom ?
— Je ne t’ai rien dit. Et je n’ai pas le droit d’en parler de toute façon.
— Tu ne peux pas me dire ça et me laisser en plan !
—Je t’ai donné un conseil, tu en fais ce que tu veux. On va dire que c’est l’esprit d’équipe, dit-elle en faisant un clin d’œil. Tu devrais déjà être content d’être mis en garde.
— Je devrais te remercier maintenant ?
— Ce serait bienvenu, en effet.
— Et me féliciter, pour les quarante transactions, ce ne serait pas bienvenu aussi ?
— Excuse-moi de ne pas te féliciter de faire ce que tu es censé faire parce que c’est ton travail. Alors oui, félicitations pour faire suite à notre entretien individuel ce que tu es censé faire depuis sept mois. Comme quoi, quand tu veux, tu peux. »
Je donne un coup de poing sur l’ordinateur, refermé devant moi.
« Non mais tu fais quoi là ? Fais gaffe au matériel ! »
Je me lève, la regarde d’un air de défi, et jette l’ordinateur contre la vitre, qui se fissure en petites brisures dans un bruit de cristal brisé.
Nina me fixe, horrifiée, tandis que d’autres surgissent depuis le couloir.
« Je ne peux plus rien pour toi, Ulysse.
— Je m’en fous. »
J’empoigne ma veste et pars en direction de l’ascenseur. Rez-de-chaussée. Quelque chose en moi a disjoncté.
Je ne réfléchis plus. Je marche, sans détour, jusqu’au métro. Je laisse les escalators m’engloutir dans sa bouche infernale tandis que les gens s’empressent et me doublent sur la file de gauche. Je n’ai plus la force de suivre leur rythme effréné. Je ne suis plus à deux minutes près, ni prêt à rien du tout d’ailleurs. Le sous-terrain m’a ingurgité à Aubervilliers et vomi à Notre-Dame-Des-Champs. Il est onze heures trente-quatre. Je ne suis jamais rentré si tôt, et ne sais pas si je reviendrai à l’étoile un jour.
Ce n’est qu’une fois dans mon appartement que je prends la mesure de ce que je viens de faire : j’ai mal parlé à Nina Northwood, refusé de suivre un ordre, si débile qu’il soit, mais surtout, j’ai endommagé du matériel. L’ordinateur ne marche probablement plus, la vitre devra être remplacée. Elle ne s’est pas brisée sous l’impact. Pascal m’avait confié qu’elles avaient été renforcées il y a quinze ans, et évoqué une vague de suicide chez EDF. « Pour être sûr que personne ne saute ». Je me demande si quelqu’un a déjà sauté, avant. J’imagine la scène. L’acte désespéré de l’employé qui, en ultime manifeste, donne sa vie pour hurler son désespoir. Crier aux autres qu’ils foncent droit vers le vide. Et moi, j’ai jeté mon ordinateur.
Je n’aurais pas eu le courage de sauter car j’ai peur du vide. J’ai jeté mon ordinateur sur le coup de la colère, sans la moindre intention politique. Maintenant que j’y repense, je me dis que c’était très con, et que ça va me coûter un bras. Avec la mise en garde de Nina, je ne peux que croire que cela suffise à faciliter leur décision quant à mon sort. Je serai licencié. J’aurais pu partir à contrecœur sur un plan de sauvegarde de l’emploi, être indemnisé et même obtenir une prime au départ. Je serai renvoyé pour faute grave.
Qu’est-ce que je vais faire ?
Yacine est parti. Dans deux jours, je devrai huit cents euros à Jérôme pour le loyer. Et quand Thibault reviendra du Canada, je ne pourrai même plus être ici. Je devrai chercher un autre appartement, alors que ce sera plus cher, et que je viens probablement de perdre mon travail. Mon cœur palpite. Je vérifie ma messagerie professionnelle depuis mon téléphone portable. Rien.
Et puis, la sonnette retentit. Il est dix-sept heures passées, et je n’attends personne. Je réponds, intrigué, à l’interphone.
« Monsieur Ulysse Bougrade ?
— Lui-même.
— Courrier pour vous. Vous pouvez descendre, pour signer ? »
J’enfile mes chaussures avec lourdeur et regagne le hall où un homme habillé en noir, casque de scooter au bras, m’attend, une lettre à la main. Il ne porte pas le gilet de La Poste.
« Vous pouvez signer ici, s’il vous plaît ? dit-il en me tendant un papier. Et voici votre courrier. Bonne fin de journée à vous.
— Vous ne travaillez pas à La Poste ?
— Je suis coursier. Lettre d’un client, à remettre en mains propres. »
Je n’attends pas de remonter pour tourner l’enveloppe et lire l’adresse de l’expéditeur. La Banque Géniale. Leur courrier a été bien plus rapide que ce que je pensais…
« Monsieur Bougrade,
En ce jour du 9 mai 2023, nous avons eu à regretter votre comportement agressif envers une collègue, Nina Northwood, suivi d’une dégradation intentionnelle du matériel et de la propriété de la Banque Géniale.
Nous envisageons à votre encontre une éventuelle mesure de licenciement. En application des dispositions des articles L1232-2 et R1232-1 du code du travail, nous vous demandons de bien vouloir vous présenter le mardi 16 mai 2023 à dix heures, au 13 avenue de la République, 93300 Aubervilliers, Bâtiment A.
Nous vous précisons que vous avez la possibilité de vous faire assister, lors de cet entretien, soit par une personne de votre choix appartenant au personnel de l’entreprise soit par un conseiller du salarié.
Pendant cette période, votre contrat de travail est suspendu, et les journées de mise à pied entraîneront une retenue de salaire sur votre paye du mois de mai.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur Ulysse Bougrade, l’expression de nos salutations distinguées.
Rama Promons
BGDJ – Juriste Droit social »
Je m’assieds sur les marches pour mieux respirer. Une mise à pied disciplinaire… Mon cas est encore plus désespéré que ce que je pensais. L’entretien est un préalable nécessaire, légal, mais je crains que leur décision ne soit déjà prise. S’ils avaient prévu de me réintégrer à son issue, ils ne m’auraient pas mis à pied pour tout le mois de mai. En faisant ainsi, ils s’achètent le temps de l’envoi de la lettre de licenciement.
Je ne toucherai rien pour le mois de mai, et n’ai pas assez de côté pour payer Jérôme pour le loyer.
Ce matin était pourtant un jour comme les autres : un réveil après une sale nuit, un minimum de quatre cafés. Et puis, tout a volé en éclats.
Je ne sais plus ce que je dois faire.
Je ne sais plus qui appeler.
Je n’arrive plus à respirer.
Je suis tout seul, seul dans un appartement que je ne peux même plus me payer, dans une ville qui m’a rejeté. Je reste planté sur le canapé, le regard perdu, la tête vide. Je n’ai plus d’énergie. J’aimerais dormir mais je n’y arrive pas. Je voudrais me relever mais je n’en ai pas la force. Je me sens incapable. Inapte. Dépassé. Le monde va trop vite, et je n’arrive pas à le suivre. D’ailleurs, je ne saurais pas où le suivre. Je suis paumé. Plus paumé encore que quand je suis venu ici pour me trouver. En cela aussi, j’ai échoué. Comme en tout le reste.
J’ai échoué à maintenir mes relations sociales. J’ai échoué à trouver la femme de ma vie. J’ai échoué à faire carrière. J’ai échoué à Paris. Et à réussir à m’en sortir aussi.
Chaque jour est une plongée plus profonde dans les méandres de mon corps. Il erre, il force, il plie. Je prie pour qu’il n’implose, mais la pression est forte. De plus en plus forte. Et j’ai du mal, de plus en plus de mal, à tenir face à elle. Elle m’opprime, me fissure, me broie. Elle s’est infiltrée dans toutes mes pores, a pris possession de moi.
Je halète, essoufflé, fatigué. Il est si dur d’avancer. Je me demande parfois si ce n’est pas plus simple de juste en rester là. Il paraît que le plus gros problème dans le jeu, c’est de savoir partir au bon moment. Et si je ratais ma sortie ?
Je referme la porte de mon appartement, monte deux étages, attrape l’échelle. J’ouvre la trappe et escalade sur le toit. Je dépasse la chemisée de la dernière fois, m’avance vers le bord, jauge.
À quelques pas de moi, le vide. Une porte ouverte vers le néant de mon existence. Ma gorge se resserre. L’air peine à emplir mes poumons.
Je ne le quitte pas du regard. Il me terrifie, lui, et tout ce qu’il veut me dire. Qu’il ne suffirait que d’un pas pour que tout s’arrête. Que je ne suis rien face à sa force écrasante. Que si je ne suis pas capable de l’affronter ce soir, j’aurai passé les vingt-cinq années qui ont formé ma vie à fuir.
La chienne a eu ma peau.
Dans un dernier moment de grâce, je ne peux m’empêcher de relever la tête pour la contempler. Une dernière fois. Ses immeubles haussmanniens tassés dans la pénombre. Ses murs d’un blanc écrémé froid qui réfléchit la lumière de la lune. La pâle chaleur de ses réverbères qui éclaire les rares passants arpentant encore la rue Delambre à trois heures du matin. Il y en a encore, et il y en a toujours. Je partirai, d’autres prendront ma place. Certains finiront écorchés, eux aussi. Paris les broiera dans sa machinerie infernale. Finalement, qu’est-ce que tout cela change, quelques pas de plus ou de moins ? Rien ne s’arrêtera jamais. L’enfer ne s’arrêtera jamais.
Des roues crissent dans une rue voisine, lancinent mes oreilles, puis disparaissent dans les méandres d’une musique si forte que, il y a quelques mois encore, j’aurais cru à une soirée surprise qui venait de commencer. Je sais maintenant qu’il ne s’agit que d’un son de passage, d’une voiture qui arpente Paris telle une diva en discothèque, fait tout pour qu’on la remarque mais prétend ne rien voir de ce qui se passe autour. Qui me rappelle qu’elle aussi est indifférente à moi.
Si je saute, je n’aurai plus à subir cela.
Je me masse les tempes ; je veux faire taire cette folie. Comment en suis-je arrivé là ? Ce qui était flou ce matin encore me paraît si clair à présent. J’en viens à douter de ma propre lucidité. Quelques gouttes percutent ma peau et je me rends alors compte que je me pose la même question en boucle depuis bien trop longtemps. Je ne veux pas précipiter la réponse. Elle me semble trop cruciale. Elle est bien trop cruciale. Et pourtant, je ne me résous pas à quitter le toit. Je refuse de me laisser aveugler par la peur.
D’un pas prudent, je m’approche du précipice. Le toise et me concentre. Au rythme de mes respirations, mon corps raide revient à la vie. Je me penche pour mieux défier le vide insolent. La pluie s’y précipite tête baissée. Les gouttes éclatent sur le sol en d’autres, plus petites, qui retrouveront d’autres atomes crochus pour un jour former l’océan.
À chaque fin, un nouveau commencement.
Je n’en suis qu’à un pas.
J’inspire, ferme les yeux, écoute une dernière fois la musique de la ville. Je préfère ne pas regarder. Je plie le genou, soulève ma jambe, me concentre sur le mouvement. Le mouvement, lui seul. Avancer droit. Un pas.
Je reste, un instant, immobile, suspendu, perdu. Un instant où je me sens perdre l’équilibre. Un instant où tout vacille.
« Ulysse ! »
La voix rauque d’Angélique me rappelle à la vie. Je me sens glisser, panique, vois le bâtiment d’en face tanguer tandis que je trébuche.
Son bras me tire en arrière. Un coup sec et violent, qui me propulse au sol, puis une gifle. Une gifle si forte que je me réveille, les yeux rivés vers le ciel, conscient de ce qu’il vient de m’arriver. J’ai failli sauter.
« Pourquoi tu fais ça ? »
Je tremble. Je pleure. Et elle m’entoure de ses bras, me berce de son souffle, me rappelle que je dois me calmer. Me murmure que tout va bien se passer.
J'ai pas fait de com avant car 1) j'ai rien à dire 2) j'étais trop absorbé, subjugué, suspendu etj 'avais pas envie d'interrompre ma lecture en des pauses semi réflexives où je n'aurais eu que des réactions à chaud et des compliments.
Je suis épaté par ta plume ; aucune des introspections du protagoniste ne m'a paru too much, redondante ou impertinente. la mise en place du "piège" apparaît comme inexorable, insidieuse, insupportable, elle ne vient pas trop rapidement et pourtant tu ne nous la fait jamais oublier.
Je me suis demandé jusqu'au bout s'il y aurait saut ou non ; une certaine façon d'écrire me faisait presque hésiter à un moment ; peut-être qu'Ulysse vut juste surmonter sa peur du vide, le regarder sans sauter ? Y a un aspect irrésistible bien flippant, j'ai trouvé. Je crains un peu le dernier chapitre ; il peut être ultra kitsch ou faire coup de baguette magique, mais je vais te faire confiance ! de toute façon je ne peux pas ne pas le lire à ce stade xD
Plein debisous !
Un grand merci pour ton commentaire, qui me fait très plaisir ! Pauvre Ulysse sur qui le piège de la vie s'est refermé. J'ai eu beau l'écrire, j'ai souvent eu de la peine pour son parcours.
A très vite sur le dernier chapitre ;)
À la lecture, je savais qu'Angélique viendrait le sauver et je me dis que c'est peut-être parce qu'elle vient tout juste de lui montrer cet endroit. Est-ce que ça pourrait être un lieu qu'elle lui montre au réveillon plutôt ? (Et même un endroit où il retourne parfois dans l'espoir de la recroiser, de lui parler, mais elle n'y est jamais ?) Pour que la conscience qu'elle va arriver se fasse plus ténue ? Je ne sais pas.
Coquillette : "Tu les as eus faites sur des périodes continues" > Le "eus" est en trop, il me semble.
Pour le réveillon, t'as raison c'est une bonne idée si le lieu arrive plus en amont !
Merci :)