Le salon dégringole sous mon regard. Encore et encore.
Presque trois mois que je tombe sans arrêt, que cette poudre blanche explose à mon visage.
Pourquoi le souvenir ne s'estompe-t-il pas comme tous les autres, comme tout le reste ?
Dans mon lit, allongé, j'ai l'impression de subir une chute perpétuelle. Une longue et lente dégringolade, qui me paralyse les muscles, torture mes entrailles et fait ébouillanter la moindre goutte de sueur qui s'échappe de ma peau. Ma gorge est si serrée que j'étouffe. J'aimerais appeler à l'aide mais personne n'est là, je le sais.
Si je clamsais là, tout de suite, personne ne le remarquerait.
Après tout, qui s'inquiéterait d'une carte jetable comme ça, comme moi ?
Ke Liang est parti depuis déjà trois semaines ailleurs, en Corée. Alors que nous commençons enfin à travailler ensemble et à nous entendre, les contrats coréens le rattrapent, puis les miens aussi. Je suis sûr qu'au fond, il me déteste. Il est si bon comédien ; moulé pour plaire au monde du show-business, tout dans la façade et les fausses amitiés. Je ne suis qu'un pion dans sa carrière, j'en suis certain.
La pensée s'échappe lorsque mon portable vibre, à côté de mon coussin.
Pourquoi penses-tu des choses pareilles, Ji-Hun ? On ne feint pas l'enthousiasme ainsi.
Flora me rappelle à l'ordre, par messagerie Kakao. Oh, c'est vrai... Les filles voulaient faire un vlog et avaient besoin d'une troisième paire de bras pour les quelques plans où elles seront ensemble. La rentrée universitaire des filles est le 10 mars cette année. Bien qu'elles ne soient pas dans la même filière, elles sont dans des universités relativement proches. Dayoung compte bien importer ses abonnés sur Youtube et être plus active dans les blogs. Rien qu'en ayant fait l'annonce, sans poster de vidéos, 40 000 personnes l'ont suivi sur cette plateforme.
Je ne doute pas qu'elle gagne de la popularité rapidement... Surtout qu'elle a désormais Flora qui sous-titre en français et anglais (Dayoung se charge des sous-titres coréens pour "plus d'accessibilité pour tout le monde", m'a-t-elle affirmé).
Elles m'ont aussi expliqué qu'elles ne sous-titreront que les parties de "narration" et non les small talks, car c'est moins de travail tout en gardant l'essentiel pour tous.
Des vraies business-women des réseaux sociaux. Elles sont meilleures que moi, en tout cas.
Dupuis Flora - 12:42 : Toujours dispo pour 14h ? Tu as pas dit bonjour, je m'inquiète moi.
À faire des nuits d'insomnies, je ne mets même plus le réveil les jours de repos. Je gratte quelques minutes de sommeil...
Heureusement que Tenshi est encore très jeune et fait ses besoins urgents dans les petits tapis à usage unique d'éducation canine. Quel mauvais père je suis...
Han Ji-Hun - 12:48 : 14h pour Bukchon, oui.
Han Ji-Hun - 12:48 : Bonjour Flora.
Dupuis Flora - 13:00 : Bonjour petite lune.
Je sais que la lune n'a pas la même connotation féminine en Europe qu'ici. Je sais que j'utilise cette thématique un peu partout. Pourtant, ça me fait toujours étrange lorsqu'elle m'appelle ainsi. Plusieurs sorties en ville (masquées), elle s'arrêtait devant des objets en forme du satellite pour me le montrer. Elle a décidé de m'appeler ainsi, hors du discord, aussi. Je pense que je ne pourrais pas lui demander d'arrêter ce surnom.
Puis, elle a l'air si heureuse de m'appeler ainsi...
Ou a-t-elle l'air si heureuse de m'appeler, tout court ?
J'arrive enfin à trouver la force de me lever du lit pour me doucher en express, sortir Tenshi un petit peu et sauter dans ma voiture. Nous irons en transports en commun. Comme d'habitude.
14h pile, j'attends avec Tenshi dans mon sac l'arrivée des deux jeunes femmes. Le reste se passe comme un éclair : le trajet de tram et de train avec les chuchotements continus des discussions des deux jeunes femmes. Les réglages caméras, les rires et les tests. Finalement, je me retrouve caméraman plus souvent que je ne l'aurai cru.
Nous nous promenons dans le Bukchon Hanok Village, légèrement excentré de Séoul. Après avoir passé quelques bâtiments modernes, les grandes affiches publicitaires, nous sommes amenés de nombreuses années en arrière. Nous naviguons à travers des maisons anciennes, bien qu’entretenues, aux toits complexes et traditionnels. La balade est calme, parfois en pentes montantes, parfois en descendant. Toujours en mouvement.
J'ai peur qu'on vienne briser ma quiétude. J'ai peur que Dayoung et Flora soient embêtées si l'on m'apostrophe.
Alors, je reste campé à la caméra, cherchant des clichés, jouant avec les angles, produisant plein de contenu à dérusher pour Dayoung, lorsqu'elle passera au montage de sa vidéo.
Dayoung se stoppe à une boutique et disparait, pause toilettes.
Nous attendons dehors ensemble, Flora et moi. Je l'observe un instant, pour détourner ensuite le regard. Je crois qu'elle s'est aperçu de ça car elle se rapproche de moi et tente de voire la pupille de mes yeux à travers une zone que mes verres solaires ne camouflent pas.
"Tu as été très sage, dis donc."
Je cligne des yeux et baisse le regard vers l'objectif, le nettoie avec une lingette microfibres.
"Hey, m'ignore pas !
- Je ne t'ignore pas, je lave l'objectif.
- Si, tu essayes de m'éviter !"
Son rire aigu parvient à mes oreilles. Pourquoi lit-elle parfois en moi comme si je n'étais qu'un livre ouvert ?
"Ji-Hun. Je suis contente que tu sois là, tu sais." Dit-elle en venant prendre mon bras entre ses mains. Elle caresse ma peau en glissant l'une de ses mains dans ma manche. Je frémis en sentant ses doigts glacés contre mon poignet.
"Tu as les mains froides.
- Alors aide-moi à les réchauffer."
Pour être tout à fait honnête, je ne sais absolument pas si elle flirte ou non. Dayoung et elle sont très proches et se charrient souvent, se touchent, s'enlacent, rient les épaules collées l'un à l'autre (bien que Dayoung ne puisse pas même pas atteindre son épaule). Puis, sa mentalité est différente. Elle est française. Les Français sont romantiques, non ? C'est certainement un cliché, j'en suis même persuadé, mais la base de ce fait vient peut-être de leur manie à être très tactile ? Je n'en sais rien.
Elle adore entrer en contact à la moindre occasion.
Se coller à moi sous les parapluies,
Prendre mes mains,
Toucher mon épaule lorsqu'elle tient la porte lorsque nous entrons dans un supermarché (ça, c'est une habitude française, d'ailleurs),
Me donner des petits coups de poings indolores lorsqu'elle rit aux éclats,
Poser sa tête contre mon dos lorsqu'elle s'ennuie dans le métro.
Presque un mois où nous visitons Séoul avant que ses études ne lui prennent tout son temps et j'ai l'impression de déjà la connaître.
Je suis amoureux et je ne sais pas quoi faire de ces sentiments.
Et si elle me détestait car je suis qui je suis ?
Et si elle ne m'appréciait qu'en tant qu'ami ?
Et si elle s'éloigne de moi car être avec une star est synonyme d'ennuis lorsqu'on est une personne ordinaire ?
Pourtant, elle est si loin, si loin d'être ordinaire.
Je me sens idiot de m'amouracher si vite. Plus le temps passe, plus le sentiment demeure. Rien ne m'a déçu chez elle, pour le moment. Rien. Je suis aveuglé par un amour adolescent, tout comme je l'ai été avec Hiewon et Heejae avant elle. Comme si je redevenais un prépubère encore et encore, incapable de se confier, incapable d'être fort, d'être viril.
"Est-ce que ça t'aide un peu, déjà ?" M'enquis-je en chuchotant.
- Non, j'aimerais bien être plus proche encore. Le printemps, il met du temps à pointer le bout de son nez~"
Dans un mouvement commun, nous nous rapprochons l'un de l'autre. Je l'enlace calmement et la blottis contre moi, pour qu'elle ressente ma chaleur. Elle se love dans mon cou, n'ayant pas vraiment la possibilité de se cacher du vent totalement grâce à moi, à cause de sa taille. Avec des bottines à talons, nos yeux sont presque à la même hauteur.
"T'es trop grande, je peux pas faire barrage."
Elle redresse le bout de son nez rougi par la vague de froid de mars pour me sourire et loucher en tentant de voir mes yeux.
"Alors il faut que tu produises plus de chaleur. Et, là, j'aurai une bouillotte géante à ma taille.
- Comment tu veux que je fasse ?
- Tu me laisses tester ? Promis je te ferais pas de mal. Arrête-moi si je te gêne."
Elle baisse son propre masque et me sourit de ses jolies fossettes. Enfin je peux voir un vrai sourire, et non le deviner avec les plis de ses yeux. Puis, d'un geste lent, elle rabaisse le mien. Cela me sonne tellement que je n'ose pas bouger, paralysé.
Son regard passe de mes lunettes à mon visage, puis, elle dépose un baiser sur ma joue. Aussitôt fait, elle remet le masque sur l'arrête de mon nez et se blottit contre mon cou.
M'a-t-elle vu rougir ?
"Voilà, de la chaleur. Et je le sais, tu as rougi."
Ok, elle m'a vu rougir.
Nous n'échangeons mot pendant de longues minutes. Je la berce contre moi, frottant vigoureusement mes mains contre son dos lorsque je la sens frémir au moindre coup de vent. Nous sommes en mars et nous ayons le temps doux de décembre ! C'est quoi ces saisons déréglées !
On se racle la gorge derrière nous.
"On drague pas les grands-frères des gens, Flo." bougonne Dayoung, le sourire aux lèvres.
Flora se décolle de moi et elles recommencent à se chamailler entre elles. Alors qu'elles partent de nouveau en avant, ouvrant la marche, Flora se retourne brièvement pour me sourire, en rabaissant son masque quelques instants.
Pour une journée supplémentaire, Flora ne m'a toujours pas reconnu et je ne lui ai toujours rien dit.
Le boulet qui traine à mon pied devient plus lourd de jour en jour.