Le 61ème jour : Lissarod
Quand elle avait demandé à Haé où il l’emmenait, il avait juste souri mystérieusement et répondu :
‒ C’est une surprise.
L’automne était rempli de follets qui promenaient leurs couleurs chatoyantes entre les branches dégarnies. Après avoir dérapé sur l’écorce recouverte de feuilles mortes, ils étaient finalement arrivés devant l’entrée de Villapapel. Perplexe, Lissa se demanda si Haé comptait redescendre dans les entrailles de l’Arbre, pour s’inspirer de l’incroyable château de Keizarod. Mais à quoi allait servir cette énorme pierre, ronde comme un œuf, que Haé avait sélectionnée sur la berge de la Rivière Blanche et qu’il portait à présent sous son bras ? Mais le tepmehri n’avait visiblement pas envie de descendre et regardait autour de lui avec intérêt : la ville était silencieuse et la place vide. L’endroit semblait étrange sans ses musiques et ses rires, presque inquiétant. On ne voyait aucun esprit des os nulle part.
‒ Où sont-ils tous ?
Haé souffla en changeant sa pierre de bras et montra les cocons.
‒ Il semblerait que toi, moi, Dïri et Nimrod soyons les derniers. Les autres ont entamé leurs mutations.
Lissa croisa les bras devant son torse :
‒ Alors qu’est-ce qu’on attend ? Ils vont prendre de l’avance !
Haé se mit à roder autour des cocons avec intérêt.
‒ Je ne sais pas, ça dépend de toi. Devrions-nous simplement faire notre propre cocon ?
Et tandis qu’il parlait, il leva son rocher au-dessus de la chrysalide la plus proche :
‒ Ou devrais-je laisser tomber ma pierre ? Le choix t’appartient...
Lissa sentit sa bouche devenir sèche. Haé la testait. Jusqu’où iraient-ils pour être les premiers ? Haé avait l’air assez désinvolte.
‒ Alors ? Il ne leur reste plus beaucoup de jours de toute façon.
‒ Attends.
Haé restait stoïque tandis que Lissarod se rapprochait. Son brom éclaira la surface duveteuse, laissant apparaître au travers une silhouette recroquevillée. Elle pointa un renflement.
‒ La tête est là. Ça ne sert à rien de les faire souffrir inutilement.
Haé acquiesça et laissa tomber la pierre d’un air dégagé. Le cocon se morcela et éclata dans un affreux craquement et les petites miettes blanchâtres se teintèrent de noir pétillant. Lissa fit la grimace tandis que Haé regardait le résultat avec intérêt. On ne voyait pas le cadavre, mais celui-ci s’était affaissé sans un son.
‒ Il est mort ?
‒ Visiblement.
Ils guettèrent un bruit, mais le corps était inerte. À peine entendirent-ils d’étranges sifflements, mais ceux-ci provenaient du dehors. Rassurés, ils observèrent les cocons qui avaient poussé dans tous les coins : il devait y en avoir une grosse centaine ! Lissa soupira d’un air découragé, mais Haé lui sourit d’un air aimable.
‒ Qui est le prochain ?
Le 62ème jour : Dïri
Il n’avait jamais rien vu d’aussi prodigieux que les décors de ce château : chaque détail apparaissait dans le clair-obscur lors du passage de Nim : des scènes de danses, des paysages fabuleux où la jument de nuit régnait en maître, des vols éthérés de cornus, des colonnes si fines qu’elles étaient moins épaisses que des doigts...
Il aurait aimé se concentrer davantage sur sa mission, mais Nim ne faisait pas mieux. Il voyait son visage qui n’arrêtait pas de se tourner vers l’avant puis vers l’arrière, au rythme des nouveaux groupes de fantômes qu’elle croisait.
‒ Qu’est ce que tu vois là ? demanda-t-il d’un air nerveux, pour la troisième fois.
‒ Il y a tout un groupe installé près d’un clavecin. Il y en a qui chantent et d’autres qui badinent. Ils sont tous masqués, comme ceux qui sont dehors.
Derrière eux, les esprits des os avaient cessé de les suivre et s’éparpillaient dans les différentes pièces en humant goulûment. Tous ces ectoplasmes devaient avoir pour eux le plus délicat des fumets ! Malheureusement, leurs os devaient être redevenus poussière depuis bien longtemps maintenant. Soudain, Nim se redressa :
‒ Tu entends ?
Dï se renfrogna.
‒ Pas plus que tout à l’heure...
‒ Il y a un son, on dirait une musique différente... C’est comme...
Nim ne termina pas sa phrase. Elle posa ses mains sur sa bouche et des larmes lui montèrent aux yeux.
‒ C’est comme ? insista Dï.
‒ C’est comme si c’était à moi.
Elle n’ajouta rien de plus. Ses pas la guidaient toujours dans le labyrinthe de pièces et par deux fois, ils montèrent un étage. Parfois, ils croisaient des grappes d’esprits des os gloussants qui poursuivaient des spectres du passé.
‒ Et là, il y a toujours des fantômes ?
‒ Non. Oui. Plus beaucoup, c’est comme si la fête était organisée en bas. Ici, c’est plus intime, comme des appartements privés. J’entends encore des rires, mais ce qui est le plus fort, c’est cette musique. Elle est de plus en plus nette.
Ils finirent par s’immobiliser à l’entrée d’une pièce immense ; des milliers de petits traits étaient gravés sur les murs et Keizarod était assise au milieu, ses doigts pinçant négligemment les cordes de son instrument qui ne produisait aucun son.
Nim lâcha la main de Dï et s’avança de quelques pas tandis que son compagnon s’immobilisait sous l’arche de la porte. Keizarod posa ses mains sur les cordes pour faire taire le silence et releva les yeux. Les deux bromrods se firent face.
‒ Quand fini l’automne
Celle qui vient voler ma place
M’apporte l’hiver
Nimrod s’approcha encore, puis s’assit sur sa propre queue pour s’incliner face à la vieille bromrod ; elle posa son front sur le sol, les mains jointes en pointe devant elle. Keizarod la contempla solennellement avant que Nimrod ne finisse par se redresser et parla à son tour :
‒ Un printemps sans joie
Les souvenirs derrière soi
L’été sans plaisir
Les yeux de Keizarod se radoucirent.
‒ Le temps est une boucle
Le pilier toujours attend
La fin du tourment
De sa voix chantante, Nimrod répondit :
‒ Chaque boucle se termine
Le fardeau est échangé
Une sieste en retour
Dïri n’eut pas besoin d’intervenir. La vieille bromrod considéra longuement sa rivale, puis une expression résignée se peignit sur ses traits chiffonnés et des deux mains, elle présenta son instrument devant Nimrod.
Le 63ème jour : Nimrod
Ce fut comme si tout le cosmos se mettait à trembler ; Nimrod eut un vertige et elle chancela. Pourtant, le palais resta intact et derrière elle, appuyé contre le chambranle, Dï la fixait avec calme.
Comment se faisait-il que nul ne réalise que l’univers était à un point critique et pouvait se disloquer à n’importe quel moment ? Hypnotisée, elle tendit les bras en avant et au moment où elle recevait l’instrument des mains de la vieille bromrod, leurs doigts s’effleurèrent le long du manche et Nimrod sût sans le moindre doute que rien ne serait plus jamais pareil, car elle-même avait été changée si profondément qu’il lui serait impossible de revenir en arrière, bien qu’elle soit incapable de dire ce qui avait mué.
Elle avait crû que l’instrument avait un pouvoir spécial ; mais non, ce n’était qu’un morceau d’écorce creusée où étaient nouées des cordes. Et elle seule, à présent, saurait sortir de n’importe quelle caisse de résonance les sons que seuls ceux qui avaient le pouvoir pouvaient entendre.
‒ Pour la dernière fois
La chanson du temps qui fuit
Je désire l’entendre
Nimrod posa ses doigts sur les cordes et instinctivement, trouva la mélodie qu’elle avait entendue un peu plus tôt. Alors tout l’univers se mit en branle et Nimrod sentit dans sa chair la puissance infinie du temps qui transforme tout ce qui existe en poussière et elle pleura, car pour elle, c’était le premier matin du monde.
Elle sentit l’étourdissant ballet des planètes, l’incroyable pugnacité du petit caillou de la rivière qui lutte pour ne pas s’éroder, la douleur de l’animal qui naît, du bourgeon qui s’entrouvre. Elle sentit les os qui se tassent, la paresse de la lave, les dents qui se déchaussent, la violence de l’orage, la maladie qui épuise, les choses qui viennent et ne reviendront jamais. Elle vit tout ce qui naît et apporte la joie et aussi tout ce qui part et apporte le chagrin. Elle vit que le temps qui passe ne s’attarde pas dans les moments heureux et paresse au contraire dans les moments pénibles.
Nimrod se leva et s’adressa au Temps :
‒ Aujourd’hui et jusqu’à ce que la force me fuit, je serais ton maître et tu me seras soumis. Pour moi tu seras paresseux aux amants et véloces à la douleur. Sous ma poigne, tu plieras ton échine nerveuse et tu laisseras en paix l’oiseau dans son nid et le caillou pelé par la rivière cruelle.
Alors le Temps lui répondit :
‒ Devant ta main, je me soumettrai ; je serais doux ou vicieux selon ton désir, mais n’oublie pas que mon cours emporte les fleuves jusqu’aux mers et jette les mers dans des abysses où elles seront oubliées. Dompte ma puissance tant que tu le peux, mais n’oublies pas que ce que tu me soustrais, je te le reprendrais, car le temps rattrape toujours. Cours vite Pilier, car à chaque fois que tu te retourneras, je serais juste derrière toi.
Le 64ème jour : Haéri
La chasse sauvage était terminée.
Épuisé, Haé sortit sur le parvis de la grotte et jeta la grosse pierre dans la pente où elle roula jusqu’à sombrer dans la brume de la rivière blanche, laissant derrière elle une longue trace noirâtre et bulleuse. Il s’appuya contre l’écorce et respira profondément. En peu de temps, ils avaient accompli un travail éreintant !
Haé regardait ses mains quand Lissa le rejoignit ; ses pouces effleurèrent laconiquement ses autres doigts tachés de sève de grunes. Elle posa sa main sur son bras avec tendresse.
‒ Je suis si fière de toi. Tout ira bien à présent.
Haé hocha la tête pensivement.
‒ Oui, l’avenir ne pourrait se présenter plus sereinement. Et le bateau est presque prêt... Il est temps de passer à l’étape supérieure.
Lissa savait de quoi il voulait parler et elle le désirait et le craignait tout à la fois. Une partie d’elle désirait lui dire qu’elle n’était pas prête, mais il n’y avait pas de meilleur moment.
‒ Encore un ou deux jours, demanda-t-elle cependant.
Haé haussa les sourcils. Son regard moqueur semblait dire : « Tu te défiles ? » Lissa fit claquer sa langue en signe d’agacement.
‒ Je dois dire au revoir... à Nimrod...
‒ Tu l’aimes donc si fort. Jusqu’au bout ?
‒ Tu l’aimeras aussi.
‒ Jamais autant que toi.
Lissa ne savait pas si elle était touchée ou agacée par le visage à la fois doux et moqueur de Haé. Elle grimaça et s’appuya contre lui, mais ce n’était pas un très bon endroit pour faire la sieste. Un vent frais et vif se leva et la glaça jusqu’aux os. Haé frissonna en même temps qu’elle.
‒ On devrait rentrer dormir au bateau.
‒ Bonne idée.
Ils traversèrent le tapis de feuilles bordeaux, noires et grises qui les faisaient déraper sur l’écorce pour rejoindre leur refuge.
Alors qu’ils étaient partis, une longue figure sinueuse sortit d’un recoin plus sombre. Les rayons pâles de Mîme s’attardèrent sur ses écailles aux couleurs chatoyantes alors qu’il humait la traînée de sève qui coulait jusqu’à la rivière. Tandis qu’une langue fourchue se glissait entre ses crochets, trois cornus descendirent des cimes et lui ouvrirent le crâne à coup de bec. L’odeur attira les corneilles à trois yeux, les musaraignes-garous et les esprits des os du coin et ensemble, ils firent un festin. Quand ils s’en allèrent, il ne restait qu’un long squelette bien nettoyé.
Une bourrasque de vent particulièrement cruelle arracha les dernières feuilles irréductibles qui s’accrochaient aux branches. Celles-ci se roulèrent avec leurs semblables jusqu’à cacher complètement les os.
L’hiver était arrivé.
Cette histoire de cocon me laisse incertaine. Dans un précédent chapitre, on voit un des jumeaux qui a muté bizarrement. Sur le moment je n'ai pas compris si c'était le jumeau lui-même ou sa progéniture ; j'imaginais que les grunes se reproduisaient dans leurs cocons. Bon, cela dit, le mot "cocon" indique plutôt une mue, mais je pense que si ce terme de mue avait été présent (il l'est peut-être déjà, je ne sais plus, mais davantage) ça m'aurait évité l'incertitude.
Et comme Haé et Lissa ont défoncé tous les cocons, impossible de savoir pour le moment ce que les grunes seraient devenus. J'espère qu'ils arriveront à mener leur transformation à terme car je suis très curieuse ! Je ne sais pas du tout comment tout ça va se terminer, ça me plaît beaucoup : jusqu'à l'horizon du 63ème jour, je pouvais deviner que Nimrod allait récupérer le pouvoir de Keizarod, mais maintenant que c'est fait, qu'est-ce qui va suivre ?? Hâte de voir !
La créature qui se fait dévorer à la fin (un serpent ?) m'a laissée perplexe. J'ai l'impression que tu l'as évoquée dans les chapitres précédents, mais je n'ai pas compris quel rôle elle jouait, si elle en a un. Peut-être qu'on le comprendra avant la fin, cela dit.
Quelques coquilles repérées mais je n'ai pas pris le temps de faire une liste... Un petit coup d'antidote devrait pouvoir régler ça facilement :) À bientôt sur la fin de l'histoire !!