Chapitre 15

Notes de l’auteur : * TW : mention de tortures, viols et meurtres.

Lien de l'illustration réalisée par DruideLunaire : https://www.instagram.com/p/Cv1hocZtGx6/

     Épuisé par le trajet pour quitter la ville en toute discrétion, Chan YinMai s’était senti piquer du nez dès qu’il s’était assis au sol. Il fut tiré de sa torpeur par un :

     — A-Mai !

     Le Musivateur redressa la tête, emmitouflé dans la longue cape de l’homme qui l’avait sorti de la chambre. Il vit Zhen YuJin sauter de son épée et courir dans sa direction. Tout en se remettant debout, à l’aide de l’arbre contre lequel il s’était adossé, Chan YinMai constata que son sauveur avait disparu.

     — Tu n’as rien, tu n’es pas blessé ?

     Inquiet, Zhen YuJin l’attrapa par les épaules et son regard le balaya comme pour s’assurer que tout allait bien. Zhang JingXi mit également pied à terre à côté d’eux, le visage tout aussi tourmenté.

     — Que s’est-il passé ?

     Il observa les alentours à la recherche de celui qui était venu au secours de leur camarade, mais il n’aperçut personne.

     Constatant que son ami d’enfance frissonnait et avait une bonne fièvre, Zhen YuJin entreprit d’allumer un feu et Zhang JingXi en profita pour préparer une infusion bien chaude. À nouveau assis, le Musivateur leur narra son rêve, omettant de mentionner le moment où il avait vu Zhang JingXi blessé, puis son réveil et la découverte de l’homme en bleu dans sa chambre.

     Il accepta la boisson que lui tendit le Cultivateur, tout en continuant de leur raconter la suite des évènements, aussi fidèlement que possible.

     — Et ensuite, nous sommes arrivés ici. J’ai fermé les yeux à peine quelques secondes avant que vous n’arriviez, il en a profité pour partir, acheva-t-il.

     Pendant son récit, Zhen YuJin était devenu pâle comme un linge en comprenant la catastrophe frôlée par le Médium. Les yeux de Zhang JingXi, accroupi près du feu, s’étaient écarquillés de peur à cette même pensée.

     Nerveux, Zhen YuJin se mit à faire les cent pas :

     — Bon sang ! J’ignore qui est ce type, mais nous lui devons vraiment une fière chandelle !

     Zhang JingXi acquiesça, l’attention fixée sur les flammes. Il n’osait pas imaginer comment les choses se seraient déroulées s’ils étaient rentrés du « Joyeux Lapin » pour découvrir la chambre vide. Il frissonna à cette idée.

     — Et comment cette eau a-t-elle été trafiquée ? Ce sont les aubergistes qui sont censés s’occuper de ces choses-là, non ? continua le Maître du Feu. Est-ce qu’ils sont complices ?

     Le Cultivateur plissa les yeux :

     — Peut-être… Je veux dire, des Cultivateurs se font tuer, Monsieur Xue ne nous a pas à la bonne et peut avoir accès à l’eau des chambres. Ces types savaient que Chan YinMai se trouvait là. Il est plus que probable que Monsieur Xue ait parlé de nous.

     — Pourquoi lui spécifiquement ? Ils sont trois à travailler là-bas, rappela Zhen YuJin avec mauvaise humeur. Ça pourrait tout aussi bien être la mère ou la fille, les coupables !

     Il regretta d’avoir parlé si sèchement lorsqu’il vit Zhang JingXi ciller, puis baisser le regard. Il ne devait pas oublier que son ami avait sympathisé avec la plus jeune, mais en même temps il y avait de quoi avoir de véritables soupçons sur toute la famille !

     — C’est exact, admit Zhang JingXi d’une voix neutre. Elles ne sont pas forcément innocentes. Dans tous les cas, à présent nous pouvons émettre de vrais doutes sur les Xue et sur Liu XiLun qui nous a clairement menti.

     Chan YinMai tourna aussitôt son attention sur lui, réalisant que s’il venait de raconter sa mésaventure, il ignorait encore comment la visite des deux autres au « Joyeux Lapin » s’était passée !

     — Qu’avez-vous appris, vous deux ?

     Tout en sirotant à petites gorgées sa boisson chaude, il écouta ses compagnons lui parler de l’avancée de leur enquête. Il ne put s’empêcher de visualiser Ping Yu, d’imaginer comment il avait abordé Liu XiLun, et se demanda ce que ce dernier avait pu lui dire pour qu’ils se donnent rendez-vous le lendemain matin. Ses pensées se tournèrent alors vers le jeune homme qu’ils avaient rencontré dans la boutique, il fronça légèrement les sourcils :

     — Je n’en suis pas sûr, étant donné que je ne me sentais pas vraiment bien, mais je crois que Liu XiLun est l’une des deux personnes qui ont voulu s’en prendre à moi à l’auberge, reprit-il lentement. Il y avait une voix qui m’était familière et je crois que c’est la sienne.

     Aussitôt, Zhen YuJin fit craquer ses phalanges :

     — Très bien, on retourne en ville, on l’attrape et on lui fait cracher tout ce qu’il sait. Après, on s’occupe des aubergistes ! Zhang JingXi, qu’est-ce que tu fais ?

     Loin de se redresser et de le suivre pour aller secouer tout ce petit monde qui les menait en bateau pour les assassiner ensuite, le Cultivateur dépliait à la place une carte de Jinhar devant lui. Avec un sérieux inébranlable, agenouillé sur le sol, il leva ses yeux verts dans sa direction :

     — Je comprends que tu désires t’en prendre à eux, ne serait-ce que parce qu’ils ont voulu s’attaquer à Chan YinMai et qu’ils sont sûrement responsables de la mort de Ping Yu. Malheureusement, je ne suis pas sûr que nous puissions agir dès à présent. Pour les Xue, nous n’avons que des suppositions et aucune preuve. Quant à Liu XiLun, ce sera sa parole contre la nôtre. Même si le « Joyeux Lapin » appuie notre version, je ne suis pas certain que nous serons pris au sérieux. Nous ne sommes que des Itinérants, nous n’avons en réalité aucune autorité ici. En voulant le confronter directement, qui sait si nous n’allons pas soit nous jeter dans la gueule du loup, soit anéantir nos chances de les attraper ?

     Zhen YuJin garda le silence, quelque peu interloqué. D’habitude, il prenait les décisions et personne n’avait rien à redire. Aujourd’hui, leur compagnon de voyage venait tout bonnement de le contrer et son visage… son visage affichait un terrible sérieux qui dégageait une forme d’autorité qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de percevoir jusqu’à présent. Le Musivateur fut presque fasciné par cette facette qu’il découvrait et le laissa continuer. Il sentit les yeux de Chan YinMai passer de l’un à l’autre et il eut vaguement la sensation que son ami était en train d’analyser leurs comportements respectifs.

     — De plus, Chan YinMai n’est pas en état de marcher, poursuivit judicieusement Zhang JingXi. L’homme qui l’a aidé a pris le temps de l’amener ici, en sécurité, ce n’est pas pour que nous le renvoyions là-bas. Il n’est pas question non plus de le laisser tout seul ici, pendant que toi et moi, on retournerait à Jinhar. Et imagine un peu, si nous déboulons dans la boutique, tu ne penses pas qu’il risque de s’enfuir en courant en nous voyant ne serait-ce qu’approcher ?

     Croisant les bras, Zhen YuJin le dévisagea :

     — Qu’est-ce que tu as derrière la tête ?

     — J’ai l’impression que nous sommes devant un problème bien plus gros que ce que nous le croyons. Chan YinMai parle de plusieurs personnes dans son rêve, même s’il ne les voit pas distinctement. Il s’agit d’un groupe apparemment assez important. D’un groupe qui a vraisemblablement tué beaucoup de gens, dont des Cultivateurs, et dont nous ignorons tout. Si nos suppositions sont justes, et le décès de Ping Yu semble le confirmer, nos semblables sont morts et nous ne savons pas pourquoi, ni où sont les corps. Nous ignorons qui sont les gens concernés par ce groupe d’assassins. Je me refuse à vous mettre en danger en nous rendant sur un coup de tête chez quelqu’un qui est sans doute notre ennemi. Nous n’avons pas trois individus isolés à attraper, mais plusieurs personnes qui, elles, savent qui nous sommes et qui savent comment nous mettre hors d’état de nuire. La prudence doit être de mise, il n’est pas question que ce qui a failli arriver à Chan YinMai se reproduise.

     Il se tut et sembla mettre au défi Zhen YuJin de contrer ses arguments. Celui-ci demeura bouche bée. Il réalisa que s’il cherchait à aller à l’encontre de ce que disait son ami, ils risquaient fort d’avoir une discussion houleuse. Et en même temps, il devait admettre ne pas savoir quoi rétorquer face à ses mots. Son regard glissa vers Chan YinMai qui restait serré dans l’épaisse cape bleue qui lui tenait chaud. Ses yeux brillaient de fièvre et il voyait ses doigts trembloter autour de son infusion. Le Médium avait clairement besoin de repos, il ne pouvait donc pas agir n’importe comment et prendre le risque de le mettre en danger. Il se devait de veiller sur lui, ils avaient déjà perdu Ping Yu…

     — Je pense que nous devons trouver un moyen d’attraper le groupe entier, mais qu’il va nous falloir du temps et de l’aide pour ça. Et, à défaut de preuves, peut-être obtiendrons-nous des réponses à nos questions, reprit Zhang JingXi. Chan YinMai, tu dis que tu as vu des cellules et que l’endroit où tu t’es retrouvé ressemblait à un souterrain, n’est-ce pas ?

     L’intéressé opina du chef et Zhang JingXi tourna alors sa carte dans leur direction en annonçant :

     — Les anciens souterrains, ceux utilisés autrefois par Ming YanShi. Il y en a à ZhenShen, beaucoup plus grands, mais il y en a aussi ici.

     Les deux Musivateurs fixèrent la carte de la ville. Leur compagnon de route entoura plusieurs quartiers d’un trait, situant la zone générale où se trouvaient les tunnels.

     Zhen YuJin sentit son cœur se glacer à leur mention. Quasiment toute la population du pays voulait oublier l’existence de ces souterrains depuis que le trafic de l’ancien Empereur et de ses acolytes avait éclaté au grand jour. Lorsque les jeunes gens étaient enlevés, pendant très longtemps, personne n’avait su où ils étaient enfermés en attendant d’être vendus. De la même manière, tout le monde ignorait où se déroulaient ces horribles ventes. Les rumeurs avaient fini par raconter que ZhenShen et Jinhar étaient toutes deux bâties sur d’anciennes villes dont il restait des vestiges complets inaccessibles au peuple. Officiellement, ces vieilles cités étaient fermées aux gens pour éviter les accidents liés à des éboulements. En réalité, Ming YanShi avait réaménagé une très grande partie de l’antique ville, sous ZhenShen, en un réseau de tunnels, prisons et autres salles diverses qui pouvaient servir pour torturer, tuer, vendre et réunir ses complices. Un dédale sournois également utilisé par son bras droit de l’époque, ZiaHo ZhiXiang et son fils ZiaHo ZaYing. Un lieu secret, apprécié par tous ceux qui voulaient traiter d’affaires sordides avec l’Empereur et son Intendant. Ce trafic d’êtres humains rencontrait un tel succès auprès de ses partenaires qu’il avait fini par mettre en place un réseau souterrain identique à Jinhar, bien plus petit, mais tout aussi fréquenté. Ainsi, ils pouvaient attirer plus de monde et proposer bien plus de marchandises en étant sur les deux fronts à la fois.

     Jusqu’à présent avachi contre son arbre, Chan YinMai se redressa légèrement, intéressé :

     — Mais l’actuel Empereur n’a-t-il pas fait fermer tous les souterrains ? Ceux d’ici et de la Capitale ?

     Il se rappelait encore du soir où tout avait à nouveau basculé. Il s’était fait la réflexion que le pouvoir pouvait brutalement changer à tout moment, en bien comme en mal…      Plusieurs années auparavant, Ming YanShi avait assassiné l’Empereur WangZi Huan et avait fait sombrer le pays dans le désespoir, le chaos et la destruction. Et puis, au bout de dix-sept ans de règne, ce fut au tour de Ming YanShi de trépasser à son tour. Tout le monde savait que l’Empereur Tyrannique avait un fils en la personne de Ming XiWang, mais personne n’entendait parler de ce dernier de quelque façon que ce soit. Pourtant, le jeune homme avait soudain jailli au grand jour, après un plan bien ficelé. En une nuit, accompagné de ses fidèles alliés, il avait fait arrêter d’un seul et même coup tous les hommes qui complotaient avec son père. La Garde Impériale qu’il avait montée en secret s’était ensuite déversée dans les souterrains pour libérer tous les prisonniers et les aider à rentrer chez eux. En quelques semaines à peine, le pays avait radicalement changé de voie. Au lieu de guerroyer contre les pays voisins, il avait établi des traités, des accords de paix et de commerces. Des Cultivateurs avaient été déployés dans tout le pays pour retrouver autant d’enfants et d’adolescents que possible, parmi ceux kidnappés durant le règne de son père. Des familles avaient pu se reformer après des années de séparations. Le règne de Ming XiWang s’était teinté aux couleurs de l’espoir et de la reconstruction. Et bien entendu, ces fameux souterrains avaient officiellement été fermés sur son ordre.

     Se décidant enfin à ne plus être le seul encore debout, Zhen YuJin s’agenouilla sur le sol, aux côtés de son ami d’enfance. Il attrapa le plan de Zhang JingXi :

     — Si, mais des personnes mal intentionnées peuvent avoir trouvé le moyen d’y avoir accès, soupira-t-il. Après tout, la plupart des gens préfèrent oublier l’existence de cet endroit, ce qui en fait un lieu parfait pour les criminels qui ne veulent pas être dérangés.

     Il tourna les yeux vers le Cultivateur assis près d’eux :

     — Depuis quand tu as ce soupçon sur les souterrains ?

     Zhang JingXi avait retrouvé son habituel visage avenant. Un sourire transparut sur ses lèvres, tandis qu’il répondait :

     — En vérité, c’est toi qui m’as donné l’idée tantôt, quand on a parlé de prostitution. Ça m’a rappelé l’existence de cet ancien réseau, et comme Chan YinMai a mentionné un endroit qui semble relativement semblable dans ses rêves…

     Le Maître du Feu fut soudain absorbé par la contemplation du papier devant lui, préférant esquiver l’œillade intriguée que son ami lui envoya à l’évocation de la conversation :

     — Donc, il nous faut un accès à ces souterrains. Mais si les accès officiels sont fermés, est-ce que nous allons pouvoir entrer ? réfléchit-il à voix haute.

     Il croisa alors le regard de Zhang JingXi et comprit que ce dernier avait déjà une idée derrière la tête. Celui-ci récupéra son plan et Zhen YuJin sentit ses doigts frôler les siens. Il les trouva agréablement chauds et s’en voulut de s’attarder sur ce détail à un moment pareil.

     — Comme je disais, si nous nous attaquons aux tunnels, on risque d’avoir des ennuis avec la justice ou avec le groupe qui veut notre peau. Je vais me rendre de ce pas dans le Clan HengXing. Jinhar dépend de son autorité et HengXing ShanYao peut nous donner les accords nécessaires. Sans compter qu’il vaut mieux le tenir au courant de tout ce que nous savons déjà. Il pourra nous sécuriser, tout en nous permettant d’avancer dans notre enquête.

     — Attends, attends, l’arrêta Zhen YuJin en levant la main. Comment ça, tu vas te « rendre de ce pas au Clan HengXing » ? Tu comptes partir maintenant ? Tout seul ?

     Effaré, il le regarda sans comprendre d’où sortait cette décision. Et lorsque Zhang JingXi se releva, il ne put s’empêcher de l’imiter.

     — Il a raison, A-Jin, intervint calmement Chan YinMai en les observant tous les deux. Ces souterrains nous apporteront peut-être des éléments intéressants et nous avons besoin d’aide et de respecter les règles.

     Zhen YuJin acquiesça :

     — Oui, bien sûr, je ne le nie pas. Mais…

     Mais que pouvait-il dire de plus ? Se rendre dans le Clan HengXing demeurait effectivement la meilleure des idées. Chan YinMai n’était clairement pas en état de faire la route jusque là-bas, et attendre ici tous les trois qu’il se sente mieux serait une perte de temps. Il fallait séparer leur trio pour être aussi efficace que possible. Quelqu’un devait rester avec le Musivateur, tandis qu’un autre partait de son côté pour chercher du renfort. Et après ce qui s’était produit en leur absence, il se refusait à quitter son ami d’une semelle. La décision de Zhang JingXi semblait effectivement la meilleure.

     — … Mais fais vraiment attention sur le chemin, ajouta Zhen YuJin à contrecœur. Tout seul, tu es une cible plus vulnérable.

     Le Cultivateur lui adressa un sourire. Tendant le bras, il posa une main sur son épaule qu’il pressa pour le rassurer :

     — Ne t’en fais pas, je vais voler jusqu’au Clan sans faire de halte. Une fois là-bas, je t’enverrai un message pour te donner des nouvelles. Je pense que si HengXing ShanYao réagit tout de suite, on sera de retour très rapidement. À partir du moment où je serais avec lui, je ne craindrais plus grand-chose.

     Le Maître du Feu acquiesça, sentant malgré tout l’inquiétude s’emparer déjà de son cœur.

     — Je fais aussi vite que possible, annonça Zhang JingXi en le fixant droit dans les yeux. Il ne m’arrivera rien, je te le promets.

     Zhen YuJin faillit le retenir lorsque le Cultivateur s’écarta pour dégainer son épée. Il parvint à contenir son geste de justesse et regarda leur ami sauter sur sa lame et s’éloigner. Après plusieurs mètres, Zhang JingXi se retourna en leur adressant un grand sourire et un signe de la main, puis il accéléra et disparut de leur champ de vision.

     Pour ne pas penser à ce départ, il s’attela à sortir la tente et à préparer les lits pour la nuit, sous l’œil compatissant de Chan YinMai.

     Au bout d’un long moment, il s’apprêta à se laisser tomber lourdement aux côtés de son ami d’enfance lorsqu’il constata que la fièvre et la fatigue avaient eu raison de ce dernier. Avec précaution, il le souleva dans ses bras pour le déposer au chaud dans la tente et l’enveloppa avec soin dans les couvertures. Assis à côté du Médium, un pan de la tente relevé pour pouvoir garder un œil sur son feu, il entreprit de veiller sur lui pour s’assurer que son état ne s’aggravait pas.

 

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