Il y a de cela fort, fort longtemps.
Cette femme n’était pas chasseuse d’ours. Elle n’était sans doute même pas une femme d’ailleurs. Le foyer s’était éteint tandis que Tess était allé au Grand Brasier, l’esprit avait pénétré dans sa maison et l’avait attendu.
De l’une de ses longues griffes, l’intruse ouvrit la bourse trouvée dans le coffre et y plongea le bout de ses doigts. Elle en sortit une pincée d’herbes et de poudre qu’elle examina.
― Voilà qui semble fort appétissant, dit-elle en fixant son regard noir dans celui de Tess.
Et sous les yeux écarquillés du berger, elle bascula la tête en arrière, tira une interminable langue serpentine et y déposa la pincée avant de refermer la bouche et d’avaler le tout en souriant.
― Succulent, ronronna-t-elle. Étonnant mélange, vraiment.
Tess tomba à genoux.
Et se mit à pleurer.
― Je ne voulais pas, je… je ne savais pas, gémit-il.
― Tu ne savais pas ? demanda la chasseuse d’une ironie glacée.
― Je ne savais pas… je pensais…
D’un coup, Tess joignit ses mains et supplia :
― Guéris-là, tu en as sûrement le pouvoir, s’il te plait, guéris-là.
La chasseuse fronça les sourcils.
― Pour qui me prends-tu ? grogna-t-elle. Ce n’est pas la voir sauvée que tu souhaites, mais seulement qu’elle cesse de geindre et de mettre ta culpabilité à vif.
― Non, non, je regrette, je regrette vraiment. Guéris-là, je t’en supplie.
― Manta la brave, Manta la forte. Manta la solide. Tu regrettes ? Ta Manta devenue soudain gênante lorsque tu as rencontré la jeune Betua ; maintenant tu la regrettes ?
L’esprit s’approchait de lui pas à pas, contournant le foyer par le côté. Les reflets d’or et de chaleur du feu l’éclairaient pas le dessous et dansaient sur son visage durcit par la colère. Trois paires d’yeux s’avançaient et flamboyaient de rage en direction du berger.
― Tu l’empoisonnes pour t’en débarasser et face à moi, soudain, tu la regrettes ? Mensonge. Tu as seulement peur. Peur de moi. Peur de la punition.
Tess, prostré, éclata en sanglots.
― Je ne pensais pas… je suis désolé. Je pensais que ça irait plus vite, je ne voulais pas la faire souffrir, ça c’est vrai, je ne voulais pas. Guéris-là. Guéris-là.
― Je n’en ai pas le pouvoir. Je ne ressuscite pas les morts.
Tess leva des yeux éberlués vers la chasseuse qui s’avançait toujours vers lui.
― Manta est morte peu de temps après ton départ de la ferme pour aller au Grand Brasier, reprit la femme à la fourrure d’ours.
Elle était de plus en plus proche. Sa silhouette hostile obstruait maintenant la vue de Tess et l’empêchait de voir la couche dans laquelle sa femme se trouvait.
Morte ? Elle avait l’air si paisible.
Morte.
Enfin morte, pensa Tess.
Un sentiment nouveau naquit alors en lui. Une étincelle embrasa sa tête et ses tripes.
Il ne voulait pas mourir ce soir, non.
Pas après tout cela.
Il cria de rage et s’élança vers le foyer pour y saisir la torche qui y flambait encore ainsi qu’un brandon de plus dans l’autre main.
― Sors de chez moi, cria-t-il à l’esprit en secouant devant lui ses deux flambeaux.
― Tu penses pouvoir m’échapper ? gronda l’intruse. Mais que crois-tu ?
La femme à la fourrure retroussa ses babines et découvrit ses dents pointues. Elle continuait d’avancer mais son corps s’affaissait, se tordait.
Son bassin descendit vers ses pieds qui s’élargissait, son nez s’épaissit et s'allongea, ses bras se fondirent dans sa cape de fourrure et ses mains se changèrent en pattes plus larges que la tête de Tess.
― Change-face, cria Tess en agitant toujours ses flammes en bouclier. Je le savais, tu es un change-face ! Sors de chez moi, monstre.
Celle qui était maintenant ourse et non plus femme se jeta sur le côté pour tenter de l’attaquer en évitant les flammes. Vif, le berger se protégea en brandissant son flambeau à temps.
Mais un grondement dans son dos le força à se retourner. Deux autres ourses s'élançaient sur lui depuis le fond de la pièce.
Trois ? Elles étaient donc trois ?
Tu es un lâche, entendit-il vibrer dans sa tête dans un claquement de crocs.
Laquelle venait de lui parler ? Laquelle ?
Dans une transe de rage et de survie, Tess brandit ses torches dans toutes les directions. Tu as choisit le poison car tu ne pouvais supporter de croiser son regard en l’assassinant de sang froid. Cogna les piliers. Tu as fait venir l’Uddrie pour la forme mais continuait d'empoisonner ses plats. Repoussa les pattes par le bois rougit. Tu as repoussé Betua sur la Montenn seulement de peur que les Dieux ne vous voient. Éloignait les gueules par les flammes. Tu as sacrifié ton mouton pour tenter de te faire pardonner et te sauver toi. Embrasait les fagots de paille et les peaux de bêtes.
Les griffes et les braises se mélangeaient, les voix et la chaume crépitaient.
Les bêlements paniqués de ses moutons s’emmêlaient aux grognements de ses attaquantes.
Tess avait chaud, trop chaud, sa peau brûlait, ses prunelles rougissaient.
Puis les assaux cessèrent et dans le brasier, un rire éclata.
Le sien ? Ou celui d’une autre ?
Il regarda autours de lui.
Le feu, partout le feu.
Sa ferme brûlait. Les murs, les meubles, le toit.
Son travail, sa vie, tout partait en fumée.
Il fallait sortir, vite.
Il se tourna vers la porte ; trop loin, la fournaise les séparait.
Restait le battant de la grange. Il pouvait l’atteindre.
Tess chercha les ourses des yeux.
Il trouva la chasseuse redevenue femme, debout au milieu de la pièce, cernée par les flammes.
Tess rit de frénésie.
― J’ai tout perdu mais au moins toi, tu périras ici, lança-t-il en lâchant ses deux torches pour courir vers ses bêtes.
Il sauta dans l’enclos, traversa comme il pu le troupeau affolé et s’approcha du battant de bois.
Mais un écho de son rire lui répondit.
Tourne toi.
La voix avait vibré dans sa tête et il ne put qu’y répondre.
Tess se vit lâcher le bois et sentit son corps se retourner malgré lui vers l’appel.
Son regard se planta dans celui de la femme à la fourrure.
Malheureux.
Les Déesses ne craignent pas le feu.
Et la femme s’avança vers lui. Lentement.
Elle traversa les flammes comme on traverse le brouillard, calma les moutons d’un geste de la main et se planta devant Tess, le dominant de toute sa stature. Visage du haut contre visage du bas.
Elle avait une tête d’ourse à son épaule gauche, une autre à sa droite.
Et son nez s’épaissit et s’allongea, des poils lui poussèrent sur les joues, ses dents s’étirèrent et d’un élan soudain, toute sa terrible mâchoire sauta au cou du berger.
Va.
Mais toute ta vie désormais je te suivrai, et tes empreintes je surveillerai.
Je viens de lire d'une traite un certain nombre de chapitre, afin de voir les deux histoires s'entremêler. Ce retournement de situation est très intéressant, on ne s'attend pas du tout à ce que Tess ait tenté d'empoisonner sa femme - je pars du principe, comme beaucoup de lecteurs, je pense, que le personnage principal est moralement à peu près irréprochable ou n'a rien à nous cacher, ce qui n'est pas toujours le cas, mais 'est toujours surprenant !
La présence de l'ours dans les peintures de Peet fait écho cette déesse aux trois ourses, mais je ne sais pas encore où cela mène. L'enquête de Sorc est aussi palpitante et j'ai toujours envie de lire la suite. Mais je vais m'arrêter là pour aujourd'hui quand même ^^
Merci pour ce moment de lecture,
A très vite !
Oh ouah, tu as lu beaucoup de chapitres d'un coup, cela me fait super plaisir de voir que le texte est donc prenant ^^
Il est vrai que le retournement de situation est assez majeur concernant Tess. J'espère que cela ne tombe pas comme un cheveux sur la soupe ^^"
Effectivement, les deux histoires commencent à s'entre-mêler un peu plus concrètement, j'espère que la suite te plaira autant !
A bientôt !
Je commence à avoir ma petite idée du lien avec l'enquête de Sorc... Est-ce qu'on s'est renseigné sur les aventures extra-conjugales des victimes ?
Par ailleurs, j'ai beaucoup apprécié la mise en garde de la grive dans le précédent chapitre, de quoi peut être convaincre notre capitaine ? J'adore aussi le principe de fresques plus ou moins prémonitoire, elles sont même plutôt bien décrites.
hé bien, tu as beaucoup avancé !! oO
Ça me fait super plaisir ! Je suis vraiment contente que tu te prennes au jeu de cette aventure !
Et oui, retournement de situation ici ^^"
J'espère que ça ne tombe pas trop comme un cheveu sur la soupe.
Pour le reste, je ne dirai rien, haha ^^
Merci encore pour tes messages si encourageants !
Je n'ai pas bien saisi tout ce qui se passait mais jebpense que c'estvune force, au sensnoù je n'etais pas confusnmais happé, oui, happé par la force de ton récit. Merci à toi!
Petite coquillette : tu as choisit
À bientôt !
Oui ce chapitre est un point de bascule.
Je suis heureuse qu'il t'ait "happé". Effectivement les 3 ours sont les déesse de la statuette, mais aussi les ours de la fresque dessinée par Peet dans son appartement, je ne sais pas si on fait le lien ?
Merci beaucoup pour ton retour : )
Merci merci d'être arrivé.e ici, et merci pour ton commentaire qui m'encourage beaucoup !
J'avoue que j'ai écris un peu au fil de la plume, je ne saurais trop te dire comment équilibrer dialogue et narration du coup ^^"
La seule chose que je fais consciemment c'est de laisser couler les dialogues sans m'arrêter, pour conserver leur naturel, et dans un second temps je reviens dessus pour ajouter les descriptions et incises qui pourraient l'enrichir. Je ne sais pas si cette méthode serait adaptée pour toi, mais en tout cas c'est la mienne : )
A plus OEL ♥