Chapitre 16

Le petit avait un pull aux manches élimées, un pantalon rapiécé et de vieilles sandales. Ses cheveux pleins de farine étaient tout ébouriffés. Il dévisageait avec des yeux de hibou la chef de la garde qui était assise, mal à l’aise, face à lui.

« Il travaille tous les jours, vous savez, sans jamais se plaindre! Et c’est lui qui ramène l’argent à ses parents. Un bon petit gars, qu’on a trouvé ! Mon mari ne le dira jamais, bien sûr, mais il en est content. Si vous saviez comme c’est dur, de trouver de bons apprentis, de nos jours…

− Heum, excusez-moi, madame Ferie, mais je venais interroger Anton. »

Lorene avait trouvé le nom du meilleur ami du petit Ajac Kelenit. Il travaillait chez un boulanger. Elle s’y était rendue et avait demandé à parler à l’enfant. Le chef avait immédiatement pris l’air sombre, demandant dans quelle galère s’était fourré le gamin. Quand Lorene l’avait rassuré, la boulangère avait bondi, ravie d’avoir de la visite hors du travail. Elle les avait emmenés dans sa cuisine. Elle avait presque forcé Lorene à s’asseoir, puis lui avait servi du thé. La cheffe des gardes détestait le thé, mais elle n’avait rien dit, par peur de froisser l’accueillante femme.

« Je vais vous laisser, dans ce cas, fit la boulangère. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit ! »

Lorene la remercia. Le silence tomba sur la cuisine. Anton la fixait toujours avec des yeux écarquillés. Il avait apparemment du mal à croire que la cheffe de la garde du roi Tan’o’legan se trouvait face à lui.

« Alors, hum. Tu… tu veux du thé ? »

Lorene ignorait totalement comment se comporter avec les enfants. Elle savait juste que s’il se braquait, elle ne pourrait rien en tirer. Anton hésita.

« Oui, merci. »

Il se servit une tasse avant qu’elle n’ait eu le temps de le faire.

« Vous êtes là pour Aj, pas vrai ? »

Lorene acquiesça.

« Je suis désolée pour sa mort. Je sais que vous étiez amis.

− Ouais. Depuis qu’on était tous petits. Mais plus vraiment depuis des semaines.

− Pourquoi ?

− Ben, vous savez. »

Le garçon eut l’air gêné. Il baissa les yeux sur sa tasse.

« Non, je ne sais pas, répondit Lorene d’une voix douce.

− Ben, c’est cette fille, là. Il allait la voir tout le temps, elle lui retournait le cerveau, et on se voyait plus. Il était devenu méchant avec tout le monde, comme si on l’énervait alors qu’on lui avait rien fait.

− Une fille ? »

Lorene ne s’était pas attendue à ça.

« Oui, ben, d’abord, y a eu le monsieur en noir. On croit que c’était son père, à la fille, que c’est par lui que Ajac l’a rencontrée.

− Le monsieur en noir ? A quoi ressemblait-il ? Tu l’as vu ?

− On est tombés sur lui avec Aj, au marché. Il était vieux, les cheveux presque gris, et puis il était habillé en noir. Ajac et lui se sont heurtés par accident. On a cru qu’il allait nous engueuler, mais il a juste fixé Aj droit dans les yeux pendant des secondes. Et Aj était bizarre, comme hypnotisé. C’est après ça qu’il a commencé à devenir bizarre. »

Lorene sentit son cœur se serrer. La description correspondait à celle de Ian. Et, au vu de la situation décrite, il était fort probable que l’homme en noir soit le charmé meurtrier.

« Vous l’avez revu, après ça ?

− Moi non, mais Aj, je crois. Je lui ai demandé une fois, mais il s’est énervé, alors j’ai laissé tomber. Mais la fille, c’était quand même une grosse nouvelle, alors on n’a pas voulu le lâcher, avec les copains ! C’est peut-être à cause de nous qu’il s’est tué. »

La voix du gamin devint si triste que Lorene eut mal au cœur.

« Non, Anton, murmura-t-elle. Je ne pense pas que ce soit toi. Cette fille, tu l’as vue ?

− Ah non, Aj voulait pas, puis il voulait pas en parler non plus ! Mais j’ai bien senti un parfum de fille sur lui. Il était tout bizarre après ça. Et il sortait tout le temps mais sans nous. Alors je suis sûr qu’une fille, il y en avait une. Et c’est à cause d’elle qu’il s’est tué. Parce qu’elle lui a retourné le cerveau. »

Lorene fixa un long moment l’enfant, se demandant à quel point son histoire se rapprochait de la réalité.

 

Anton se souvenait du nom de l’hôtel d’où « l’homme en noir » était sorti avant de heurter Ajac. Lorene s’y rendit, mais son suspect était bien évidemment parti depuis longtemps. Le propriétaire lui fournit un nom, Tom Meleria. bien trop banal pour être vrai. Elle s’apprêtait à repartir, dépitée par ce maigre indice, lorsqu’on l’interpella.

« Vous cherchez le gars toujours habillé en noir ? »

Lorene se tourna vers la femme qui l’avait apostrophée. La quarantaine, elle était joliment maquillée, mais avait l’air tout de même épuisé. Elle grogna quand Lorene s’assit face à elle, dans un coin du restaurant de l’hôtel.

« Ah ça, il n’aimait pas les couleurs. Et puis il n’aimait pas les gens non plus, un vrai malpoli. Il rentrait à n’importe quelle heure, parfois la nuit, et faisait tout le boucan du monde sans se soucier des autres.

− Vous logiez près de lui ?

− Ah ça ! C’était mon voisin. Un bonheur, qu’il soit parti. Malpoli, je vous le dis.

− Auriez-vous d’autres détails sur lui ? Une vraie description, une autre adresse ? »

La femme baissa le nez sur ses mains.

« Ah ça, peut-être. Mais je ne vois pas pourquoi je vous les dirais comme ça. »

Lorene soupira.

« Je suis la cheffe de la garde royale.

− Ouais, ptet bien. »

Silence. Lorene soupira de nouveau et tira sa bourse. Elle posa quelques pièces devant la femme, qui les fit disparaître en vitesse. Ses yeux verts étaient agités, guettant la porte, l’escalier. Lorene se demanda ce qu’elle craignait.

« Alors ? Une adresse ?

− Nan, nan. Mais je l’entendais parler, parfois. Seul, ça lui arrivait. Souvent, même, et quand il faisait ça, j’avais presque l’impression qu’il était à côté de moi. Je l’ai entendu s’insulter lui même, une fois. « Tu n’es qu’un minable », il a dit. Et je peux vous le dire… »

Elle baissa le ton, l’air soudain effrayé. Son regard ne cessait d’aller et venir autour d’elle.

« On le sentait, murmura-t-elle. Les autres filles vous le diront, quand il disait le mot minable, on se sentait comme des moins que rien. »

Lorene laissa passer quelques instants. Elle tenait son homme.

« Pensez-vous qu’il était… charmé ? »

La femme la regarda, les yeux écarquillés de peur.

« Chhhuut ! Ne le dites pas trop haut, ou il s’en prendra à vous ! »

Elle paraissait réellement paniquée, à présent. Lorene prit la fiole à sa ceinture et la lui tendit.

« De l’aria. Tenez, buvez-en. »

L’autre la regarda, surprise. Puis, sans laisser le temps à Lorene de changer d’avis, elle saisit la fiole, l’ouvrit, et l’avala d’un trait. La cheffe des gardes hocha la tête.

« A présent, vous êtes protégée douze heures. Il n’entendra pas notre conversation. Avez-vous autre chose à me dire ?

− Non.

− A-t-il reçu de la visite ? Un petit garçon, peut-être.

− Non. Hmm, une fois, au début, il y a eu une femme. Je ne l’ai pas vue, j’ai juste entendu sa voix.

− Une amante ?

− Oh, ça, non ! Pas eu ce genre de bruits. Juste une conversation, pas assez forte pour que j’entende. Une demi-heure, pas plus. C’est tout. »

Lorene était perplexe : Anton qui lui parlait d’une fille, et maintenant une femme ? Peut-être que le parfum qu’il avait senti sur Ajac était celui de cette femme. Qui était-elle ? Avait-elle un rôle dans la mort de l’enfant ?

« Auriez-vous une autre adresse à me donner ? Un endroit où il se rendait souvent ? »

La femme glissa un coup d’œil vers le bar, puis revint sur Lorene. Son mutisme s’éternisant, la cheffe des gardes se pencha vers elle.

« Écoutez-moi bien. Si vous m’aidez à le trouver, ça fera un charmé de moins à Kaltane. Vous seriez plus tranquille. Alors ? »

La femme grimaça, puis avoua :

« Je l’ai vu dans une taverne, une fois. Le patron l’a appelé par son prénom, alors je suppose qu’il était un habitué.

− Où était-ce ?

− L’Azibu Gris. C’est tout ce que je peux vous dire, vraiment.

− Bien, merci. »

Lorene se leva, satisfaite.

 

Le soleil s’avançait avec assurance dans le ciel. Elle l’observa avec inquiétude. O’toranski devait ramener −ou pas− la princesse au château ce soir. Lorene voulait être là. Elle espérait que Léana reviendrait. Surtout, elle priait pour qu’ils n’aient aucun problème sur la route.

Le roi lui avait dit de mener son enquête en ville, qu’il n’avait pas besoin d’elle au château. Mais elle s’inquiétait tout de même.

Le souverain était sur les nerfs à cause de l’incertitude du retour de Léana. Pour en rajouter, ils venaient d’apprendre que les Capes Noires s’étaient installées dans les Landes Maudites. Elle avait d’autres chats à fouetter que de poursuivre un homme en noir dans la ville.

Mais elle repensa à Ian croupissant dans sa cellule. Celui qui était son ami, avec qui elle avait passé des soirées à débattre et à rire, dans la caserne. Ian, que tout le monde appréciait, qui avait l’amitié du roi en personne, depuis des années. Tout en pénétrant dans l’Azibu Gris, elle pria Nea que l’homme en noir et Ian ne soient pas une seule et même personne.

 

Le tavernier résista quelques minutes. Lorene fit entrer ses gardes dans sa taverne, faisant fuir la moitié des clients. L’homme abdiqua donc, avouant qu’il connaissait effectivement ce Tom Meleria.

« Vous avez son adresse ? »

Le patron, un petit homme joufflu à la figure rouge, hocha la tête.

« L’habite au treize rue Pakcha, juste à côté. Petit logement miteux, partagé par quelques personnes. C’est moi qui lui avais dégotté. Mais je l’ai pas vu depuis longtemps, alors il est peut-être plus dans la ville.

− On y va », ordonna Lorene à ses soldats.

Elle fila hors de la taverne et trouva la rue rapidement. Le treize était un bâtiment aux murs décrépis. La porte d’entrée était ouverte.

« Postez-vous autour, que personne ne sorte, fit-elle à voix basse. Torez, avec moi. »

Le soldat et elle s’engagèrent dans le bâtiment. Trois portes, pas plus. Ils frappèrent à la première et tombèrent sur une femme de soixante-dix ans et son petit-fils. Dans la suivante, une famille avec cinq enfants, entassés dans le petit espace. Lorene fit signe à son soldat de se poster devant la dernière porte pour la lui ouvrir. L’épée sortie, elle se prépara à se battre.

« Allez-y », murmura-t-elle.

Torez enfonça la porte de son pied et Lorene se précipita dans la pièce. La puanteur la prit à la gorge. L’appartement n’avait que deux pièces : une petite cuisine qui faisait aussi office de salon, et une chambre. La femme s’avança lentement, écœurée par l’odeur. Elle savait ce qu’elle allait trouver. Elle s’arrêta sur le palier de la seconde pièce.

L’homme en noir était bien là, mais il était surtout bien mort. Et, au vu de l’odeur et de la couleur du cadavre, il était même mort depuis belle lurette.

 

* * *

 

Ils parvinrent à Kaltane après cinq heures de cheval, comme l’avait prévu Rick. Léana était fourbue. Le manque de sommeil se faisait sentir et son humeur en pâtissait. Elle avait raconté son périple à Morgan et Hannah, faisant l’effort de parler aélien. La fatigue rendit l’exercice plus difficile. Elle leur parla de tout, même de la tombe de son père. Morgan lui avoua qu’il n’avait jamais su où ses parents avaient été enterrés, et qu’il était content qu’elle ait pu obtenir cette réponse. Mais ses propos rappelèrent à Léana qu’en effet, elle avait eu ce qu’elle cherchait. Jamais elle ne rencontrerait son père.

« Pourquoi m’as-tu menti ? lui demanda-t-elle en français alors qu’ils traversaient la cité royale. Quand tu m’as raconté l’histoire, chez ma grand-mère, tu étais remonté contre le roi. Pourtant, tu ne m’as pas raconté toute la vérité. »

Le jeune homme parut soudain mal à l’aise.

« A vrai dire, j’étais fâché contre ton père. Je n’en veux pas à mon roi.

− Mais pourquoi ? Tes parents sont morts à cause de lui. Cinquante enfants ont été arrachés à leur famille, Morgan, et se sont retrouvés en prison. »

Il fixa la route, le regard dans le vide. Elle en fut agacée.

« Je suppose que puisque tu étais noble, tu as été recueilli à bras ouverts par une gentille famille de nobles qui t’a élevé. Mais ces enfants n’ont pas eu cette chance. C’est sûrement pour ça que tu es le fidèle petit chien du roi. »

Pour la première fois, il lui lança un regard furieux.

« Tu ne sais rien, Léana ! Tu veux savoir ce qui m’est arrivé ? Mes parents ont été tués devant moi, par des soldats de O’membord, parce qu’ils étaient remontés contre ce qui était arrivé en Serre. Ils voulaient que leur seigneur fasse quelque chose. Mais O’membord n’en a rien eu à faire avant que son cher prince le trahisse et s’enfuie. J’ai été envoyé à Garôn, Léana, parce que mes parents étaient considérés comme des traîtres. Je les ai rejoints, ces cinquante enfants enlevés. Alors crois-moi, je sais ce qu’ils ont vécu. »

Abasourdie, Léana le dévisagea. Mais ils arrivaient à la porte d’entrée du château.

« J’ai prêté serment à mon roi après être sorti de là. Tu n’es pas encore princesse, Léana, et encore moins ma reine. Je n’ai pas à te révéler les secrets du souverain que je sers.

− C’est bien ce que je constate, rétorqua-t-elle d’un ton furieux. Je suis désolée pour tes parents, Morgan. Mais si tu es allé à Garôn, alors je ne comprends pas pourquoi tu ne compatis pas avec le sort des habitants de Azir. »

Morgan eut un petit rire amer. Il secoua la tête.

« Ce n’est pas la prison que tu imagines. C’est, en quelque sorte, une école où l’on apprend à devenir noble. Où l’on apprend que notre devoir est de servir notre pays, si l’on veut y maintenir la paix. La plupart des enfants d’Azir ont compris en grandissant que le roi avait eu raison de les emmener, que c’étaient leurs parents qui étaient dans le tort. Cette école, c’est une école de noble, Léana. La majeure partie de ces enfants sont heureux à présent. »

Ce fut au tour de Léana de ricaner.

« Wouaouh. Tu as bien appris ta leçon, bravo. C’est ce qu’on appelle un lavage de cerveau, ça. »

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. La foule de nobles qui l’accueillit envahissait toute la cour. Elle les regarda avec surprise, ne s’étant pas attendue à ça. Très vite, un garçon d’écurie s’arrêta près d’elle et saisit les rênes de son cheval. Alors qu’elle mettait pied à terre, elle vit Mia, la fiancée de Morgan, s’avancer vers elle. La réalité la rattrapa. Sa colère contre le jeune homme se transforma en amertume.

« Je suis ravie de vous voir saine et sauve, princesse, fit la jeune femme en lui souriant.

− Merci, Mia », répondit la princesse d’un ton las.

Elle vit Morgan apparaître à côté d’elle et sourire à sa fiancée. Léana se détourna. Ce qu’il y avait eu, le presque-baiser de la chambre d’hôtel de Tirinem, était totalement oublié.

« Princesse, bienvenue chez vous », fit une autre voix dans son dos.

Léana se retourna vers Louis Kenian. L’homme lui souriait.

« Merci », répondit-elle machinalement.

Morgan s'approcha de Louis et lui murmura quelque chose à l'oreille.

« Quoi ? demanda-t-elle d’un ton agacé. Tu as déjà oublié notre deal, Morgan ?

− J’informais simplement Louis de ce que tu avais appris à Azir, répondit le jeune homme. Pas la peine de t’énerver.

− Tu peux le lui dire sans chuchoter.

− Tu voudrais que tout le monde entende ? »

Il fit un signe de tête vers le groupe de nobles qui s’étaient rapprochés. Léana se rembrunit. Ils étaient une dizaine, et leur apparition permit à Morgan et Louis de s’écarter. Plusieurs d’entre eux s’arrêtèrent près d’elle. Ils lui firent savoir qu’ils étaient heureux de la retrouver en bonne santé. Alors que Léana les remerciait, elle sentit un frémissement dans son dos. Rebecca surgit à son côté.

« Vous le sentez aussi ? demanda-t-elle d’un ton excité. Un objet de l’Héritage. »

Elle parcourut la foule environnante du regard puis, discrètement, saisit le poignet de Léana. Surprise, celle-ci l’observa fermer les yeux. Elle le percevait, elle aussi. C’était un peu comme le charme : une vibration dans l’air, le sentiment que quelqu’un chuchotait des paroles incompréhensibles non loin. Qu’on l’appelait. Rebecca ouvrit brusquement les yeux et les braqua sur un noble qui ne s’était pas approché, se tenant près de l’entrée du palais.

« Jay O'freme possède un objet de l'Héritage », chuchota Rebecca.

Léana regarda le noble, mais il était dissimulé dans l’ombre.

« Comment pouvons-nous le récupérer ? »

Rebecca ouvrait la bouche pour répondre quand Morgan les interrompit.

« Il est temps pour la princesse d’aller se reposer, fit-il d’un ton ferme à l’attention de tous les nobles. Veuillez vous écarter pour la laisser passer. »

Rebecca lâcha le poignet de la princesse. Sa perception de l’objet de l’Héritage disparut aussitôt.

« Venez me voir demain matin, nous en discuterons, proposa Léana avec un sourire à l’attention de Rebecca.

− Bien sûr, votre Altesse. Reposez-vous bien. »

Léana suivit Morgan et Louis dans le palais. Hannah avait disparu depuis longtemps. La jeune fille se douta qu’elle était déjà auprès du roi. Mia les accompagnait, la main dans celle du jeune noble. Léana avait beau essayer de ne pas les regarder, elle ne pouvait s’en empêcher. Elle se revoyait dans les bras de Morgan, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.

A présent, c’était Mia qu’il avait auprès de lui. Elle avait du mal à comprendre ce qu’il voulait.

Léana sursauta quand Louis lui adressa la parole.

« Mon roi vous propose de vous reposer avant de le rejoindre pour le dîner. Il a organisé un petit banquet pour fêter votre retour. Rien d’incroyable, car nous nous doutions que vous seriez fatiguée. Mais les nobles ont envie de vous voir et de vous accueillir. Si cela vous va, bien entendu.

− Bien sûr », répondit Léana.

Elle ignorait si elle avait vraiment le droit de refuser.

Ils l’emmenèrent jusqu’au premier étage, où on lui avait préparé une nouvelle chambre.

« Merci de m’avoir accompagnée, fit-elle à l’attention de Louis. Je vous retrouve ce soir.

− Une seconde, l’arrêta Morgan en lâchant la main de Mia. Je voudrais juste m’assurer que vous êtes bien installée et que vos affaires ont été apportées. »

Il fit mine d’entrer devant elle, mais elle le stoppa.

« Ce n’est pas nécessaire, Morgan, dit-elle d’une voix ferme. S’il y a un problème, j’enverrai l’une de mes servantes faire le nécessaire.

− Mais je…

− Je suis fatiguée, Morgan. »

Il la fixa, l’air déçu. Elle ignorait pourquoi il voulait entrer, mais il était hors de question qu’elle se retrouve seule avec lui. Elle ne voulait pas qu’une situation telle que celle dans la chambre d’hôtel se reproduise. Sans oublier qu’elle était encore en colère.

« Bien, lâcha-t-il. Comme vous voulez, princesse. »

Elle hocha la tête, puis pénétra dans la chambre. Celle-ci était plus grande que la précédente, comportant une petite entrée, un salon et une chambre séparée. Il y avait aussi une salle de bain.

« Princesse Léana ! Oh, vous voilà enfin ! »

Rô surgit devant elle, les joues rouges, ses cheveux blonds attachés en un petit chignon. Elle prit la main de la princesse, les yeux écarquillés.

« Que j’ai eu peur pour vous ! Oh, mais dans quel état est votre tenue ! Ils n’avaient aucune robe correcte à vous donner ? Par Nea, est-ce une manière de traiter une princesse ? Vous sentez-vous bien ? Voulez-vous un bain, quelque chose à manger ? »

Léana eut un sourire, touchée par l’inquiétude de la petite servante. Elle accepta la proposition du bain et se détendit dans l’eau chaude. Pour la première fois, elle repensa aux événements de la veille. Pourquoi s’était-elle retrouvée dans le fleuve, et pas dans la forêt de Leinne, comme d’habitude ?

Elle se souvenait vaguement de ce qu’elle avait ressenti en empruntant le passage : les diverses possibilités qui s’offraient à elle, la sensation d’être poussée hors du chemin. Quelque chose l’avait effectivement fait dévier pour qu’elle se retrouve à Azir. Elle ignorait si un humain pouvait en être à l’origine.

Et l’homme qui l’avait sortie de l’eau, qui était-il ? Sans doute un azirien. Mais alors pourquoi être parti en la laissant seule, et ne pas avoir appelé à l’aide ? Elle ignorait combien de temps elle était restée allongée avant que les petits ne la trouvent.

Alors qu’elle s’enfonçait encore plus dans la baignoire, elle se rappela la Plaine du Charme. Elle brûlait d’envie d’y retourner, mais Morgan lui avait donné de l’aria sur le trajet. Son pouvoir était bloqué. Cela la frustrait, maintenant qu’elle savait à peu près s’en servir. Il faudrait qu’elle aille voir Ian Ommone, qu’elle lui parle de ce qu’elle avait vu. Toutes ces portes, étaient-ce des âmes ? Pouvait-elle toutes les enfoncer, et pénétrer dans l’esprit de n’importe qui ?

« Pas étonnant que les gens en aient peur », murmura-t-elle.

Il lui avait été incroyablement facile d’entrer dans les pensées de Molly, alors qu’elle ne maîtrisait même pas sa magie. L’étendue de ce qu’elle pouvait faire l’effrayait mais, d’un autre côté, elle brûlait d’en découvrir davantage.

 

Vêtue d’une robe écarlate choisie par Rô, Léana rejoignit la Salle aux Cheminées. Le soldat qui avait été posté devant sa porte l’y accompagna sans dire un mot. La jeune fille avait le ventre noué à l’idée de revoir son grand-père. Elle avait accepté de devenir princesse, puis avait découvert la vérité à propos de l’enlèvement à Azir. Elle ignorait quel accueil lui réservait le roi.

La salle n’était pas remplie, mais il y avait tout de même de nombreux nobles installés. Certains d’entre eux discutaient, debout, et saluèrent Léana sur son passage. Par réflexe, elle chercha le regard vert de Morgan. Elle le trouva qui la fixait. Le jeune homme esquissa un sourire. Il était assis entre Mia et Rebecca. Léana se détourna, décidée à l’ignorer. Elle parvint enfin à l’estrade, qu’elle se hâta de gravir.

« Léana, s’exclama le roi en se levant. Je suis ravi de te voir. Je me suis fait un sang d’encre. »

Léana s’inclina, contourna la table et vint s’asseoir sur la chaise qu’il lui offrait, à sa droite. A sa gauche se trouvaient d’autres membres du conseil royal.

« Raconte-moi, lui demanda-t-il. Où as-tu atterri ? »

Léana lui expliqua la manière dont elle s’était retrouvée à Azir. Le roi soupira.

« Nous avons fait nos recherches. Il semblerait que parfois, les passages ne fonctionnent pas correctement, sans véritable raison. La magie des passages est difficile à comprendre, à vrai dire. Tu sais qu’ils sont nés de la séparation des mondes par la déesse Nea ?

− Oui, Morgan me l’a expliqué.

− Eh bien, il est probable que ce soit la déesse qui ait provoqué ce détour dans ton trajet jusqu’ici. Du moins, c’est la seule explication que nous ayons pour l’instant. »

Léana n’était pas croyante, dans son monde. Elle avait fait un peu de catéchisme et connaissait les différentes religions qui existaient chez elle, mais n’y avait jamais vraiment cru. Même si elle avait découvert un monde parallèle et la magie qui y régnait, elle avait toujours du mal à admettre l’existence d’une déesse. Un être magique, surpuissant, régnant sur le monde entier ? A quoi passait-elle son temps, alors ? Quelle relation avait-elle avec les humains qu’elle avait supposément créés ?

« Si c’est le cas, répondit-elle néanmoins, alors je pense savoir pourquoi. »

Le roi hocha lentement la tête.

« Hannah m’a parlé de Bohâm’Ga. J’espère que tu as eu les réponses que tu voulais sur la mort de ton père.

− J’ai vu sa tombe. »

Le roi parut troublé.

« Elle était au milieu des bois, sous un arbre, à peine indiquée. »

Phelps baissa les yeux sur son assiette. Léana crut y voir une lueur de tristesse.

« J’aurais aimé qu’on me ramène son corps, soupira-t-il. Qu’il ait une sépulture royale.

− Les nobles vous auraient-ils laissé l’enterrer convenablement ? »

Il soupira de nouveau.

« Je suppose que non. Tous ici, à quelques exceptions près, se sentaient trahis et approuvaient son exil. Les nobles sont particulièrement rancuniers. J’ai déjà vu cela se produire plusieurs fois : une personne admirée, appréciée de tous, devenir la bête noire du palais car elle avait commis une erreur. Ce monde est cruel.

− Bien des choses sont cruelles », murmura Léana.

Le roi posa sur elle son regard profond. Elle le soutint un moment, avant de finir par céder et baisser les yeux.

« Hannah m’a aussi dit que tu savais la vérité à propos du Soulèvement. J’ai fait ce que je pensais être juste à l’époque, Léana. Je ne dis pas que je regrette d’avoir emmené ces enfants. Nombre d’entre eux sont ici aujourd’hui, et ils ne sont pas malheureux. »

Il fit un petit signe de tête, désignant un jeune homme roux discutant avec une femme vêtue d’une riche robe. Tous deux souriaient, penchés l’un vers l’autre.

« Otem Da’menton et Lore Da’trinite. Tu pourras leur en parler, si tu le souhaites vraiment. Tu verras qu’ils ne considèrent pas avoir été enlevés.

− Pourtant, leurs parents en portent encore la douleur, répondit-elle. Certains de ces enfants ne sont jamais retournés les voir. Les parents ont le sentiment de les avoir perdus à tout jamais.

− Ils avaient l’autorisation de venir leur rendre visite, tu sais. »

Léana le dévisagea, surprise.

« Oh, le maire d’Azir ne t’a pas dit ça ? Il y a deux visites annuelles autorisées, pour les enfants de Garôn. S’ils ne sont pas venus, alors c’est leur décision. »

Elle en fut troublée. Ce n’était pas ce que Rick lui avait dit.

« Et puisque tu veux de l’honnêteté, sache que le petit Telonska y a été envoyé. Je suis navré pour ce qui est arrivé à Gregor. J’ai puni le lieutenant responsable de sa mort comme il se doit.

− Et les femmes ? Glenda, et Kaoline ?

− Je leur ai offert une propriété et de l’argent, non loin de l’école de leur fils. Merle deviendra noble, un jour, en récompense des services de son grand-père. »

Il parut soudain lointain.

« De grands services, ajouta-t-il.

− Pourquoi de simples paysans, et non pas des gardes, veillaient-ils sur cet endroit ? Et depuis quand savez-vous que ce passage existe ? L’avez-vous déjà franchi ?

− Ton père et ta grand-mère sont passés par là, et s’y sont réfugiés. Si j’avais mis des gardes pour surveiller le passage, ça aurait attiré l’attention. La présence innocente des Telonska était le meilleur moyen de protéger le secret. Grâce à leur charme, ils pouvaient garder un œil sur l’ensemble de la forêt.

− Et comment allez-vous faire, à présent qu’ils sont partis ? »

Le roi la regarda.

« Tes nombreux trajets ont déjà mis la puce à l’oreille des habitants de la région. La présence d’un passage dans la forêt de Leinne n’est malheureusement plus un véritable secret. J’y ai donc envoyé des gardes, afin d’en surveiller l’accès. Quant à tes autres questions, l’emplacement des passages est un secret que seule la famille royale possède. C’est pour cela que je connaissais son emplacement. Je m’y suis rendu une seule fois, il y a des années, afin de discuter avec les Telonska et de m’assurer de leur bonne foi. Ils recevaient de l’argent en échange de leur garde, et de leur silence. »

Il sourit.

« Par modestie, Gregor a refusé que je les paye une somme trop importante. Il disait que ça attirerait l’attention sur eux. Je leur donnais donc de quoi vivre, mais pas plus que nécessaire. Je sais aussi qu’ils chassaient, et que ça leur suffisait pour se nourrir. Non, ce qu’il m’a réellement demandé, c’était de veiller sur sa famille s’il venait à disparaître. »

Son regard se voila.

« Et c’est malheureusement arrivé, bien plus tôt que je ne l’imaginais. »

Il parut se perdre dans ses pensées. Léana le laissa tranquille. Son regard parcourut la grande salle. Elle songeait au vieil homme, à sa gentillesse.

« J’espère que Glenda et Kaoline vont s’en sortir, murmura-t-elle. Et j’espère que Merle appréciera sa vie à Garôn. Ça doit être dur pour lui, d’être séparé de sa famille alors que son grand-père vient de mourir. »

Phelps eut un doux sourire.

« Oh, c’est une famille résistante. Il s’en sortira très bien. »

Durant le reste du dîner, le roi lui posa des questions sur son voyage et sur la semaine passée chez elle. Ils ne parlèrent plus de Garôn, ni des Telonska. Léana décida de ne pas aborder le sujet des Capes Noires. Elle se doutait que son grand-père était suffisamment tracassé par les problèmes en Pesée sans qu’elle ait besoin de lui gâcher la soirée avec ses questions.

A la fin du repas, Léana prit congé de son grand-père, fatiguée. La salle se vidait doucement. Alors qu’elle se dirigeait vers l’escalier pour rejoindre sa chambre, la princesse fut rattrapée par trois jeunes nobles.

« Princesse ! la salua l’un d’entre eux. Vous êtes ravissante, ce soir.

− Euh, merci.

− Il paraît que vous avez échappé de justesse à la mort. Cela aurait été dommage qu’une si belle beauté soit perdue. »

Elle sentit son agacement naître. Charmant, comme compliment.

« Eh bien, il y a suffisamment de belles femmes à la cour pour me remplacer, répondit-elle d’une voix ironique. Ça n’aurait pas été une si grande perte.

− Vous savez, certains d’entre nous ont cru que vous aviez simplement pris peur et refusé de revenir. Ça ne nous aurait pas étonné que le roi dissimule votre refus en disparition. »

Léana dévisagea celui qui avait parlé. Il avait un petit visage à la peau lisse, et une touffe de cheveux bruns qui lui tombaient devant les yeux.

« Désolée pour vous, mais j’ai décidé de revenir », siffla-t-elle.

Elle vit le jeune homme hausser les sourcils.

« Vous êtes bien acide, princesse, reprit-il. Cela ne va pas avec votre beauté. Votre père ne vous a-t-il pas appris la politesse ? »

Il se mit à rire. Les autres l’imitèrent. Outrée, Léana sentit la fureur embraser tout son corps. Elle leva la main pour effacer avec une claque ce sourire insolent, lorsque quelqu’un saisit son poignet.

« Vous feriez mieux de vous excuser, ou le roi en entendra parler, déclara une voix froide. Un outrage à la princesse ne sera pas facilement pardonné, O’sitel. »

Le sourire du jeune noble qui l’avait insultée disparut. Il foudroya Morgan du regard.

« Mais voilà le chien du roi. Ça ne m’étonne pas qu’il vous ait mis aux pieds de la princesse, O’toranski. En revanche, je trouverais très étrange qu’il accepte de vous voir la prendre.

− Excusez-vous, fit Morgan d’une voix pleine de rage contenue, ou c’est votre famille tout entière qui subira les conséquences de votre impertinence.

− Vous n’avez pas le pouvoir de vous en prendre à ma famille, se défendit l’autre.

− La princesse n’a qu’à répéter vos paroles au roi, et votre noblesse sera balayée. Vous finirez à la rue, déshonoré. Votre famille subira pour toujours la honte de votre personne. »

Le visage de O’sitel devint rouge. Il se tourna vers Léana, les yeux lançant des éclairs.

« Je vous prie de m’excuser pour mon impertinence, princesse, finit-il par dire. Je ne voulais pas vous manquer de respect, mais simplement plaisanter un petit peu.

− Vous devriez revoir votre manière de plaisanter, rétorqua Léana. Même un enfant de cinq ans ferait mieux. »

Les deux autres nobliaux se mirent à rire, alors que O’sitel virait à l’écarlate. Léana les foudroya du regard, et Morgan s’exclama :

« Et vous, vous feriez mieux de trouver un ami qui n’insulte pas la princesse, ou vous risqueriez de le suivre à la rue. »

Ces paroles les calmèrent aussitôt. Sans attendre de réponse, Morgan poussa légèrement Léana, qui reprit la direction de sa chambre avec plaisir. La colère bouillonnait encore en elle, la chaleur rougissant ses joues.

« Je n’avais pas besoin de toi, lâcha-t-elle quand il s’arrêta devant sa porte.

− J’ai pourtant l’impression que si.

− Tu sais mieux que personne que je suis capable de me défendre seule. »

Il secoua la tête et jeta un regard au garde qui n’avait pas bougé. Même s’il ne comprenait pas le français, il serait tout de même témoin de leur dispute. Morgan poussa donc la porte de la suite princière et pénétra dans l’entrée. Il se tourna de nouveau vers elle.

« Je sais que tu es capable de te transformer en hérisson et de renvoyer au centuple les insultes. Mais te braquer n’aurait mené à rien, à part à les pousser à te détester. Ils auraient raconté à tout le monde ton explosion et la cour entière aurait fini par se dire qu’au final, tu es comme ton père. Tandis que si tu prends sur toi et les remets à leur place correctement, ils retournent à la niche la queue entre les pattes.

− Alors, quoi, je dois me laisser insulter sans rien dire ? Merci du conseil, vraiment. »

Elle se détourna, mais il lui saisit le bras.

« S’il-te-plaît, ne t’enfuie pas de nouveau. »

Elle sentit son ventre se liquéfier. Elle le voyait sur son visage, l’avait perçu dans ses paroles. Il s’apprêtait à faire une bêtise. Elle secoua son bras pour qu’il la lâche et vit la déception l’envahir.

« Je suis désolé si je t’ai vexée. Je sais que tu peux te défendre seule, Léana, bredouilla-t-il. J’en ai fait les frais. Mais tu joues dans une autre cour, à présent. Si tu t’en étais pris à eux, ils l’auraient raconté à tout le monde.

− Je sais, j’ai compris, maugréa-t-elle en évitant son regard. Et je te remercie. Ça te va comme ça, on peut oublier ? »

Il resta un instant silencieux. Elle voulut partir, mais la voix du garçon l’arrêta.

« Pourquoi me traites-tu ainsi ? Tu… tu m’en veux encore de t’avoir caché la vérité sur le Soulèvement ? A Tirinem, j’ai cru que… »

Sa voix mourut. Elle se tourna vers lui.

« Écoute, soupira-t-elle. Tu as une fiancée. Il ne peut rien se passer entre nous. Et c’est toi qui devrais mettre les limites, pas moi. Par respect pour Mia. »

Il hocha lentement la tête et fit un pas vers elle. Elle recula, mais se heurta à la commode du hall d’entrée. Morgan s’avança de nouveau. Léana serra les dents, évitant son regard. Son cœur battait la chamade.

« Je sais que je suis fiancé. Crois-moi, j’en ai bien conscience. Mais ce que je ressens quand je suis avec toi… je ne l’ai jamais ressenti avant, avec personne. Tu me fascines, Léana. Même quand tu me prends la tête, je n’ai qu’une envie, c’est de t’embrasser. »

C’était dit. Ce n’était pas une impression, un moment de gêne qui pouvait être interprété de différentes façons. Ces quelques mots flottèrent entre eux, embrasèrent le ventre de Léana et brouillèrent son cerveau. Elle avait des arguments, mais ils refusaient de sortir de sa bouche, coincés par le méli-mélo d’émotions qui l’enveloppait.

Comme elle ne répondait rien, Morgan s’approcha encore d’avantage. Il effleura sa joue de sa main. Tout le corps de la jeune fille s’enflamma.

Alors qu’elle cherchait en vain les mots pour le dissuader, des pas retentirent dans la chambre. En quelques secondes, la porte s’ouvrit. Morgan profita de ce court laps de temps pour s’écarter brusquement. Il se tenait à un mètre d’elle quand Rô entra.

« Oh ! s’exclama-t-elle. Il me semblait bien vous avoir entendue. Excusez-moi, princesse, je ne voulais pas vous déranger. 

− Non, Rô, répondit Léana, troublée. Tu ne me déranges pas, Morgan allait partir. »

La déception s’afficha sur le visage du jeune homme. Léana lui désigna la porte.

« Va rejoindre ta fiancée, Morgan.

− Si c’est ce que tu veux. »

Il s’inclina, puis ouvrit la porte et s’en fut. Lorsque le battant se referma en claquant, Léana sentit un mélange de soulagement et de tristesse l’envahir.

 

Le pouvoir de l’aria cessa de faire effet durant la nuit. Elle n’avait pas bu la boisson que lui avait fournie Rô, la vidant dans ses toilettes. Si elle voulait retourner dans la Plaine du Charme, elle devait garder l’esprit ouvert.

Cette fois-ci, les sensations étaient différentes. Elle percevait plus clairement le monde qui l’entourait : les couleurs scintillantes de l’été, le bruissement des feuillages. Le ciel était toujours d’un bleu infini, interrompu seulement par les cimes des grands arbres. Ses orteils étaient caressés par de l’herbe douce. En baissant les yeux, elle constata qu’elle était pieds nus. Elle portait un legging et un simple débardeur. Pourquoi était-elle vêtue ainsi ?

« C’est vous qui déterminez la façon dont on peut vous voir », fit une voix dans son dos.

Léana se retourna brusquement. Ian Ommone se tenait debout à quelques mètres d’elle, adossé au chambranle d’une porte. Celle-ci était entrouverte derrière lui, dévoilant un chemin lumineux. Le battant paraissait solide, fait d’un bois épais fortifié par des barres métalliques.

« Je vous entends comme si vous étiez vraiment là, s’exclama-t-elle, surprise.

− Tout est différent, ici. »

Elle l’observa : en effet, il paraissait plus jeune. Il était vêtu proprement, rasé de près. Ses cheveux étaient moins gris que dans la réalité.

« Je vois que vous avez trouvé le moyen d’atteindre la plaine du Charme. Quelqu’un vous a-t-il aidée ?

− Non. J’y ai réussi toute seule, alors que j’étais à Azir. »

Il hocha la tête.

« J’en suis impressionné. C’est rare d’être capable de maîtriser aussi bien son pouvoir, aussi vite. Néanmoins, vous ne parvenez toujours pas à bloquer vos propres pensées. »

Léana fronça les sourcils. Ian lui indiqua de se retourner. Elle obéit et constata qu’elle se trouvait elle aussi devant une porte. Avec stupeur, elle reconnut celle de sa maison, à Paris. Le battant ouvert était en bois, peint en vert, avec des carreaux décorés. Léana tendit la main et tira sur la poignée, mais la porte refusa de bouger. Ian se mit à rire.

« Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, malheureusement. Du moins, pas seulement. Vous devez faire l’effort psychique de fermer vos pensées, de les barricader en vous. Percevez-vous quelque chose venant de moi ? »

Elle se retourna vers lui et se concentra. Un murmure venait du chemin derrière l’homme, un souffle froid. Elle sentit la chaleur quitter ses membres, crut percevoir la dureté de la pierre sous ses pieds. Puis Ian se retourna, tira la porte derrière lui pour la fermer. Les sensations disparurent immédiatement.

« A présent, vous ne percevez plus que ce que je veux vous faire entendre, expliqua-t-il. Tandis que moi, je perçois toutes vos pensées.

− Comment je peux fermer la porte, dans ce cas ? »

Il l’étudia un instant. Gênée par son regard, elle recula d’un pas vers sa porte.

« Vous l’avez déjà fait, n’est-ce pas ? Vous avez déjà fermé votre porte.

− C’est vrai, acquiesça-t-elle, surprise. Quand j’étais à Azir. J’entendais les moindres pensées des deux enfants qui m’ont trouvée à ma sortie du fleuve. C’était trop dur à supporter, alors j’ai… je ne sais pas, j’ai crié intérieurement et tout s’est éteint. Ce n’est qu’après que j’ai réussi à ouvrir suffisamment mon esprit pour arriver dans cette Plaine.

− Repensez à cette sensation, suggéra Ian. Ce sentiment d’intrusion que vous vouliez couper. »

Le décor changea brusquement. Léana se retrouva dans la salle à manger de chez sa grand-mère, le jour où elle avait appris la vérité sur l’Aélie. La scène était exactement la même : sa famille assise, sa mère levant vers elle des yeux écarquillés.

« Je suis désolée de t’avoir menti, ma chérie, chuchota Carmen. Je… je vais tout t’expliquer. »

Les émotions la frappèrent de nouveau, violentes. La colère, l’incompréhension, la peine. Léana leva les yeux et aperçut Ian derrière Carmen.

« Qu’est-ce qui se passe ? bredouilla-t-elle. Qu’est-ce que vous faites ?

− Si vous ne voulez pas que je lise dans votre esprit, que j’écume tous vos souvenirs, alors vous devez refermer votre porte, princesse », fit l’homme d’un ton calme.

La scène se figea autour d’eux. Léana se recula, tandis que Ian contournait la table.

« Actuellement, si je fouille un peu, je peux tout voir. Toutes vos disputes avec votre mère, vos discussions avec votre cousin. Vous êtes un livre ouvert.

− Arrêtez », murmura Léana.

La scène changea brusquement. Elle se retrouva dans la cuisine de sa grand-mère, des années plus tôt. Claire était assise à la table de la cuisine, la main posée sur celle de Léana. Les larmes coulaient sur ses joues.

« Je n’arrive toujours pas à y croire », murmura la femme d’une voix brisée.

Léana reconnut la scène : c’était le jour où elles avaient appris la mort de son grand-père. La souffrance envahit de nouveau la jeune fille, aussi puissante que ce jour-là.

« Stop », fit-elle d’une voix tremblante.

Elle se tourna vers Ian, qui observait les larmes de Claire. Qu’il lise sa douleur à elle, c’était une chose. Mais qu’il voie sa grand-mère, si forte, si solide, alors qu’elle était dans un moment de faiblesse, c’était trop. Elle ignorait comment le chasser de ce souvenir, alors elle fit la première chose qui lui vint à l’esprit. Elle se jeta sur lui.

Ils furent projetés de nouveau dans la plaine du charme, puis Léana se sentit happée en arrière. Elle vit Ian au sol, se vit elle-même derrière sa porte. Celle-ci claqua brutalement. Léana ouvrit les yeux en sursautant. Tremblante de sueur, elle se redressa. Son cœur battait la chamade. Alors que son regard s’adaptait au noir régnant dans la chambre, elle se hasarda à sonder les environs.

Elle n’entendait rien. Était-ce cela, fermer sa porte ? Son désir de la rouvrir et de retourner dans la plaine flamba en elle, mais elle se contint. Elle était épuisée. Ce que Ian venait de faire remonter en elle la perturbait encore.

Elle sentit les larmes couler sur ses joues en repensant à son grand-père mort. Son instinct lui disait que Ian l’avait provoquée pour la pousser à fermer sa porte, mais elle était tout de même frustrée. Comment avait-il pu fouiller dans ses souvenirs comme ça ? Elle n’oubliait pas qu’il était accusé d’avoir mené un enfant au suicide. Elle lui avait accordé sa confiance aveuglément. Et si elle avait eu tort ? Ian pouvait-il faire resurgir ses pensées les plus noires, la pousser elle aussi à commettre l’irréparable ?

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