Le couteau se planta au milieu de la cage thoracique avec un bruit mat. Olivia brandit le poing en signe de victoire, ce qui arracha un sourire à Alek.
— C’est pas trop mal, tu trouves pas ? dit-elle en retirant les trois lames du mannequin de paille.
— C’est même étonnant que tu vises aussi bien, étant donné comment tu manies le sabre.
La jeune femme sembla se demander s’il plaisantait ou non, avant de se concentrer pour un nouveau lancer. Alek en profita pour la détailler, ce dont il ne se lassait jamais. Ces derniers temps, elle avait pris un joli teint hâlé et ses cheveux s’étaient éclaircies de quelques mèches dorées. Sa silhouette s’était aussi affinée. Alek se sentait obligé de confectionner des galettes au miel qu’il partageait avec elle après chaque entrainement, de peur qu’elle ne se nourrît pas assez. C’était bête, il le savait, mais c’était plus fort que lui.
Il observa la cambrure de ses reins pendant qu’elle pliait une jambe pour effectuer son lancer. Il sentit le désir monter en lui, brulant, inapaisable.
Sa vie avait irrémédiablement changé le jour où Olivia avait pour la première fois posé ses mains sur son dos. La douleur s’était soudainement tue…et il avait touché le paradis. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, Alek n’avait osé espérer un tel un moment de grâce. Il avait tenté de s’expliquer ce phénomène mais savait d’expérience que le surnaturel s’entourait toujours d’un certain mystère. Bien sûr, le retour à la réalité avait été particulièrement difficile à vivre. Par bonheur le miracle réopérait chaque jour, pendant ces quelques minutes où elle apposait ses paumes sur son dos. Il devenait alors quelqu’un d’autre, un homme libéré de ses chaines.
Alek savait qu’Olivia n’y était pas insensible non plus. L’apaisement était un sentiment doux comme le pollen des pissenlits porté par le vent du sud. Cela faisait plus de deux mois maintenant qu’ils étaient près l’un de l’autre, et il avait pris l’habitude de ressentir ses émotions avec beaucoup plus d’intensité qu’auparavant. Enfant, la force de leur lien avait été très faible et il avait dû s’y accrocher de toutes ses forces.
C’est au cours d’un de ces instants magiques qu’Alek avoua à Olivia qu’il la savait originaire d’Ivy. Il s’était préparé aux explications, à devoir apaiser ses craintes (raison pour laquelle il avait attendu d’être en pleine possession de lui-même) mais il ne ressentit chez elle que du soulagement. Réalisait-elle vraiment qui elle était pour l’Empire ? Alek avait des doutes. En revanche, il comprit que le mensonge de sa fausse identité lui pesait. Olivia ne se fit d’ailleurs pas prier pour lui parler d’Ivy, devenant subitement toute volubile. Alek buvait ses paroles, jamais rassasié de détails - elle n’aurait pas pu trouver d’auditeur plus passionné. Ivy, planète habitée de nombreux peuples, était très différente de l’Empire du Luft. Grace aux Impératrices, les Lufzans en possédaient une vision partielle, transmis dans les enseignements. Mais le monde que décrivait Olivia semblait bien éloigné du témoignage vingt ans plus tôt de la dernière Impératrice Lena Etcho : un monde dédaigneux des lois de la nature et du temps, étrange par bien des aspects.
Naturellement, la jeune femme l’interrogea bientôt sur son propre passé. Refuser de répondre aurait provoqué un malaise dans leur relation toute neuve, alors Alek évoqua son enfance pour la toute première fois. Un exercice qui se révéla à la fois troublant et périlleux.
Il avait grandi dans la prison de Stronk, immensité balayée par les vents du Nord. La vie semblait fuir cet endroit où flottait le parfum de la mort. Ses premiers souvenirs restaient flous, ensevelis sous une chape de douleur. Il aurait dû mourir… il en avait d’ailleurs vu tellement, hommes et femmes au corps devenus trop maigre, s’éteindre dans l’indifférence et le froid. Alek avait vécu au milieu de ces corps en décomposition que plus personne ne prenait la peine d’enterrer. L’odeur épouvantable emplissait les narines, prenait possession de l’âme… et figeait lentement les cœurs.
Il lui restait quelques images. Sa couverture trouée dont il ne se séparait jamais, comme un doudou, et qui le protégeait du froid. Sa famille se contentait alors de lui jeter sa nourriture une fois par jour, puis le chassait à coup de bâton pour éloigner ses cris de souffrance. Alek se blottissait dans une cavité protégée du vent, s’enroulait dans sa couverture à la forte odeur d’urine et grignotait ses maigres ressources. Il s’en rendrait compte plus tard, c’était déjà bien plus que ce qu’avaient la plupart des prisonniers.
Et puis, vers ses quatre ans, il y avait eu le miracle Anna. « La sourde », comme on l’appelait. La douce domestique l’avait apprivoisé tel un animal, à force de sourire et de soin. Alek gardait le souvenir de ses longs cheveux bruns et des sons gutturaux qui s’échappaient de sa bouche lorsqu’elle communiquait avec lui. Il s’était attaché à elle comme à une mère. A cette époque, Alek ne connaissait pas le sommeil. Nuit après nuit, la douleur le maintenait éveillé… jusqu’à ce qu’il finisse par s’évanouir d’épuisement. Anna avait assisté à sa détresse lorsqu’il revenait à lui, désespéré de vivre. Elle avait appris à le réconforter de ces moments où il n’aspirait qu’à disparaître.
C’était Anna encore qui lui avait montré comment soulager sa plaie, à l’aide d’une recette d’onguent aux herbes médicinales. Quel merveilleux cadeau ! L’onguent lui avait réellement changé la vie et sans doute évité de sombrer dans la folie. Du jour au lendemain, Alek avait commencé à s’intéresser au monde qui l’entourait.
Il arrivait régulièrement de nouveaux prisonniers sur les terres inhospitalières de Stronk. La garde impériale les jetait des remparts naturels que formaient les Roches brunes. Chutant sur près de trois mètres, les Lufzans s’écrasaient sur le sol dur au prix parfois d’un membre brisé. Hébété les premiers jours, tous ne pensaient qu’à franchir le mur. La plupart en mourait, transpercé par les arbalétriers qui le jalonnaient. Quant à l’unique porte, ouvrage immense en fer forgée, elle était gardée nuit et jour par une unité d’élite Tartars. Souvent, les arbalétriers laissaient les bannis s’approcher de la porte afin que la garde Impériale puisse se divertir. Enfant, Alek avait aimé observer de loin ces spectacles sanglants.
A six ans, c’était un enfant malingre et à l’allure crasseuse. Son regard n’avait plus rien de celui d’un môme, deux canneberges sèches au fond de leur orbite. Depuis quelques temps il se sentait observé par son oncle Martin. Cet homme le terrifiait depuis toujours : il avait les yeux large et glacial, d’un gris métallique qui exprimaient à eux seul toute sa malveillance. Sa démarche était étrange, comme s’il peinait à trouver l’équilibre. Les jours où il buvait beaucoup, Martin devait s’appuyer sur une canne (le bruit du bâton de bois poursuivait encore Alek dans ses rêves).
Le petit garçon feignait d’ignorer le regard dur et se coulait dans le giron protecteur d’Anna. Mais un jour, l’oncle vint les trouver :
— Je n’ai plus besoin de vous. Je prends en charge l’enfant.
Anna, qui s’était agenouillée sur le sol pour le saluer, fixait les lèvres du Maître, incertaine de bien comprendre.
Mais il est si jeune ! Montra-t-elle avec ses mains. Elle essaya de le convaincre par signes, posant la main sur son cœur.
Il a besoin de moi !
— Assez… vous me fatiguez.
Sur ces mots, Martin empoigna son neveu par les cheveux et l’emmena avec lui.
— Pleure et je te jure que je te ferais passer l’envie de recommencer.
Alek ne maîtrisait pas encore le dialecte du clan Etcho mais il perçu toute la brutalité de ses paroles et se tu aussitôt. Martin dégageait une odeur nauséabonde d’alcool de pomme de terre.
Il ne revit plus jamais Anna. Pauvre femme… L’Oncle s’en était probablement débarrassé, comme tant d’autres après elle. A Stronk, la vie n’avait aucun prix.
Une nouvelle période s’ouvrait, au-delà de toute description, où l’Oncle avait patiemment façonné le monstre qu’il était devenu.
Alek expliqua à Olivia qu’il avait consacré son enfance à l’apprentissage de l’art Sterne, la plus aboutie des quatre voies d’escrime. C’était loin de révéler toute la misère de son quotidien d’alors, fait de sang et douleur. Il se rappelait les tortures que lui infligeait son oncle, le passant régulièrement à tabac, à coup de de sabre sur son dos, le laissant inconscient et malade de haine. Il s’entrainait avec ses cousins plus âgés, Aram, Ewen et Gildas, dont il devint peu à peu la bête noire. Martin organisait des jeux sordides, où Alek devait affronter ses trois cousins réunis. Si l’un d’entre eux parvenait à atteindre sa bosse avant la fin du temps impartis, en plus de souffrir de façon inhumaine, Alek se voyait privé de nourriture et forcé d’assister au repas de sa famille. S’ils échouaient, c’était lui qui désignait un de ses cousins et récupérait sa ration. Martin avait rapidement décelé un talent exceptionnel chez son jeune disciple, qu’il comptait bien développer. Cependant, même en étant le plus doué, Alek faisait difficilement le poids contre trois garçons plus âgés que lui. Il gardait de ses combats un souvenir particulièrement cuisant. Jamais il n’avait haï un homme autant que son Oncle. Du matin au soir, il ne pensait qu’à le tuer.
Alek épargna à Olivia de nombreux détails. Il aurait eu honte de lui avouer ce qu’il avait été forcé de faire, avant d’y prendre plaisir. A dix ans, il assassina sa première victime.
Stronk comptait un vivier inépuisable d’adversaires. La plupart des bannis consacraient leur temps à la recherche exclusive de nourriture. Il était possible de cultiver des céréales indigènes mais cela impliquait de protéger son potager contre les hordes de prisonniers affamés et prêts à tout. Le clan d’Alek, groupe le plus important et le plus puissant de Stronk, cultivait quelques parcelles indispensables à sa survie. En guise de test, Martin les avait donc assignés, avec ses cousins Aram, Ewen et Gildas, à la surveillance de ce trésor.
— Vous connaissez la règle, les enfants.
Alek en tremblait déjà. A Stronk, il n’existait qu’un seul châtiment pour les voleurs : la mort. Les quatre garçons étaient sur les lieux depuis à peine cinq minutes que des prisonniers, pâles créatures décharnées, s’approchaient déjà des précieuses cultures. Tous brandissaient des armes plus ou moins sophistiquées, parfois un simple bout de verre ficelé sur un bâton. Alek était pétri par la peur, mais la terreur encore plus grande que lui inspirait son oncle le poussa à faire barrage à un homme qui s’avançait. Ce dernier tenait un sabre de piètre qualité et ne devait pas être là depuis très longtemps étant donné sa corpulence. Cet homme l’avait regardé avec un mélange de pitié et résignation, avant de reporter son attention sur les légumes.
Je n’en prendrais que quelque uns, devait-il se dire, ces gosses n’en mourront pas.
Il en avait déjà l’eau à la bouche et marqua sa surprise lorsqu’Alek se mit en garde : il n’avait peut-être pas réellement envisagé de devoir se battre contre un gamin. C’est ce jour-là qu’Alek mesura l’étendue de son talent : il avait battu son adversaire avec une facilité déconcertante, sans même réfléchir. Le fruit d’années de labeur, d’une enfance volée.
A terre, désarmé, l’homme l’avait supplié de le laisser partir. Alek se souvenait encore des boucles châtaines collées sur ses tempes, des yeux bleus lagon exorbités et de la chemise ouverte, sale et trempée de sueur. Il avait hésité, avant d’apercevoir son oncle qui l’observait au loin. Faisant sauter ses dernières résistances, il avait tranché la gorge de l’homme d’un seul geste, pour en finir rapidement.
Alek aimait tuer. Il ne l’avait pas découvert ce jour-là. Les premières fois, il avait ressenti une sorte d’empathie pour ses victimes, et cela lui avait gâché le plaisir. Heureusement, cela n’avait pas duré. Alek adorait voir le fauve qui sommeillait en chaque humain se réveiller dans les derniers instants, pour la lutte ultime. Ces instants où l’instinct primaire prenait le dessus, et où l’adversaire déployait une puissance captivante. Alek se nourrissait de cette rage de vivre. La mort lui apparaissait comme une évidence face à un tel déchainement d’énergie et de colère. Une sorte de clou du spectacle.
Alek savait qu’Olivia ne pouvait pas le comprendre, elle qui de par son éducation abhorrait le meurtre. Mais il espérait que dans un futur où ils partageraient leurs émotions, elle appréhenderait ce que la mort d’un homme ou d’une femme pouvait avoir d’extatique.
Alek fut convoqué par son oncle le soir de son premier meurtre. Il se tenait sur ses gardes, s’attendant à subir une énième humiliation.
— Petit, que connais-tu de l’histoire de ton clan ?
Alek baissa la tête.
— Tu ne sais donc rien.
Martin s’avança face à lui. Il empestait l’alcool.
— Écoute-moi bien bossu. Là-bas, de l’autre côté du mur, il y a un Empire. C’est un paradis au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Ces terres appartenaient à notre clan.
Pour Alek, qui n’avait jamais connu que la poussière et les cadavres de Stronk, la définition du paradis se limitait à un endroit où il serait possible de manger tous les jours à sa faim. Il garda le silence, pressé de déguerpir. Une expression inquiétante venait d’apparaître sur le visage de Martin.
— Ton père, ce… traitre… se trouve là-bas.
— Mon père !
— Tu dois le haïr !
Alek se protégea le visage, prêt à recevoir les coups. Mais l’oncle se radouci soudainement :
— Si tu es ici, c’est le fait de sa seule volonté.
— … Mais pourquoi ?
Martin renifla avec dédain.
— Est-ce vraiment une question? Regarde-toi Alek, qui n’aurait pas honte d’avoir engendré un monstre de ton espèce. Incapable de voler ! Mais ne t’inquiète pas, nous lui ferons payer… C’est un Maître de la voie Sterne, tu comprends ce que ça signifie ? Si tu veux espérer le vaincre un jour, il va falloir y mettre tes tripes.
Alek s’était enfui, un peu sonné par ces révélations. Il avait retenu une chose : il existait un Avel-lazher plus puissant que Martin, pourtant invincible à ses yeux. Plus important, son Oncle – sans l’avoir formulé ainsi – reconnaissait en lui suffisamment de potentiel pour surpasser le Maître Sterne. Dans son esprit, l’équation était simple : un jour, il serait donc en mesure de tuer Martin. Sans le savoir, son Oncle venait de lui donner la seule raison qui le motiverait à se dépasser. Alek deviendrait le plus fort, et il l’anéantirait.
Martin ne se contenta pas de former ses pupilles à se battre : malgré la pauvreté de leur moyen, les garçons reçurent une véritable éducation. Ils étudièrent les langues, les sciences et l’histoire du Luft, apprirent par cœur le protocole de la cour Impériale et les stratégies militaires… comme pour le maniement du sabre, l’Oncle se montra un professeur intransigeant et cruel.
Alek n’avait supporté son quotidien misérable que par la grâce de son miracle intérieur. Ce lien, si tenu, qui le liait avec son âme sœur depuis toujours. Il protégeait farouchement ce secret, sa lumière dans les ténèbres. Comment Olivia réagirait s’il lui apprenait qu’elle avait été et restait son unique raison de vivre ? Ses émotions, bien que lointaines, l’avaient accompagné en permanence comme de fidèles amies. Grace à elle, Il n’avait jamais été seul.
— Tu couperas les ailes de ce Batard ! Tu m’as entendu ?! Les ailes ! je veux que tu les découpe en morceaux sous ses yeux.
Adolescent, Alek entendit cette litanie des milliers de fois. Détruire l’Empereur était la seule obsession de Martin. Alek savait tout le dégoût qu’il inspirait à son oncle, lui qui avait osé naître privé de son essence : des ailes. Il symbolisait la chute du clan Etcho, clan supérieur entre tous. Il était la tare, le responsable de cette déchéance. Sa vie ne devait avoir pour but que de se racheter auprès des siens en assassinant Karza Etcho.
Mais Alek avait d’autres objectifs. Il avait obtenu ses réponses en interrogeant un de leurs protégés, ainsi qu’ils appelaient les prisonniers qui leur juraient servitude en échange de protection. L’homme avait les cheveux poivre et sel, longs et filasse, et un visage qui rappelait celui d’une souris.
— Dis-moi ce que tu sais sur le couple Impérial.
— L’Impératrice Lena Etcho est morte il y a des années, mon jeune Maître. Quelle tragédie ! Elle n’était pas destinée à Karza Etcho, c’est là la cause de tous nos malheur !
L’homme postillonnait dans tous les sens.
— Soit plus clair ! le menaça Alek
Le protégé l’observa au travers de ses cils, craintif (ils l’étaient tous), mais surtout surpris par l’ignorance du garçon.
— Mon jeune Maître, le Dauphin créé à sa naissance un lien avec une femme issu d’un autre monde que le nôtre, le monde Ivy. Ce lien, l’ylure, permet aux deux âmes sœurs de communiquer entre elle avec leurs émotions : il devient plus fort avec le temps, jusqu’à attirer la demoiselle ici, dans l’Empire.
— Comment cela est-il possible ?
— C’est un grand mystère ! Mais cela s’est toujours produit, sans exception, au cours de notre histoire multimillénaire. Le prince héritier s’en trouve averti lorsque cela a lieu.
Alek ne s’était jamais sentit aussi fébrile : Ainsi, Elle finirait par le rejoindre un jour !
— … Et après ?
— Il faut que l’Ylure devienne réciproque, expliqua le Serviteur. En réalité, seul le Dauphin est en mesure de connaître les émotions de sa future épouse au premier stade du lien. Pour que le phénomène devienne réciproque, il faut que la femme Ivy tombe amoureuse…
Ce n’était donc pas si simple. Alek croisa les bras, un peu décontenancé. Il lui était arrivé de devoir tuer des femmes et presque systématiquement, un homme s’était interposé. Cela les amusait beaucoup avec ses cousins, ces couples de tourterelles. Alek n’envisageait la solidarité qu’au sein de son clan, et ce pour des questions purement pragmatique : seul, il était impossible de survivre à Stronk. Que l’on puisse se sacrifier ou aider une personne par amour le dépassait complètement. Le serviteur n’avait pas remarqué qu’il se trouvait en pleine réflexion et continuait son propos :
— …Et lorsque le couple Etchotoga - qu’il rayonne à jamais - est réuni, son pouvoir est immense. L’Impératrice et l’Empereur deviennent maîtres du Souffle !
Alek avait une idée assez précise de ce que cela pouvait signifier. Il était déjà en capacité d’influer sur l’atmosphère qui l’entourait, bien d’avantage que ses cousins. La voie Sterne que son oncle leur enseignait ne pouvait qu’être correctement assimilée par des membres du clan Etcho, seuls à posséder un pouvoir sur le Souffle. Ils avaient ainsi la faculté de modifier la gravité sur une petite zone ciblée, ce qui leur permettait de manipuler des sabres plus lourds tout en frappant plus vite et plus fort. Martin, dont le pouvoir était particulièrement développé, déplaçait des masses d’air importantes et pouvait aller jusqu’à tuer une personne à distance en bloquant le flux d’oxygène dans son corps.
L’idée de devenir puissant était très séduisante, mais la perspective de rencontrer son âme sœur était tout simplement inespéré. Alek mesurait que le plus difficile serait alors à venir. Il ignorait tout de l’amour. Ce qu’il ressentait pour sa moitié n’était pas descriptible, c’était bien au-delà de l’attachement : il savait que sans Elle, il cesserait de vivre. Pouvait-on insuffler à quelqu’un des sentiments aussi profonds, aussi…absolus ?
En approfondissant le sujet avec les années, Alek avait constaté que les femmes étaient d’une rare complexité et très différente les unes des autres. Il avait continué à poser des questions au serviteur à tête de souris, pour en arriver à la conclusion qu’il n’existait pas de mode d’emploi pour rendre une femme amoureuse. Il se savait laid, sombre et sans conversation. Malgré cela, nombre d’entre elles étaient prêtes à lui céder leur corps, à lui jouer une parodie de l’amour contre un peu de nourriture et de protection. La lutte pour la survie brisait tout élan sincère : qu’en était-il au dehors, là-bas dans l’Empire du Luft ?
Alek eut sa première amante vers quinze ans. Cette dernière ne devait guère être plus âgée que lui. Pendant un mois, il l’avait étudié avec attention, pendant qu’elle minaudait, soulagée, pensant se trouver définitivement hors de danger. Alek se demandait si son âme sœur lui ressemblerait, si Elle était blonde ou au contraire très matte. Il s’était imaginé face à Elle et s’était efforcé d’être agréable avec la fille comme le lui avait recommandé le Serviteur. Il lui parlait doucement, lui faisait des compliments et essayait de satisfaire ses demandes. C’était une créature assez sotte, persuadée de pouvoir le manipuler grâce à son charme de poupée. Et puis un jour, il l’avait surprise avec Ewen en plein ébat.
Alek connaissait suffisamment son cousin pour savoir que ce dernier était à l’origine de cette situation, lui qui ne pouvait manquer une telle occasion de l’humilier. Il dû être déçu une fois de plus face à son l’indifférence, sans compter qu’Alek vit là une excellente occasion de se séparer de la fille. Deux jours durant, la pauvresse le supplia de la reprendre, errant désespérée et affamée autour de leur demeure aux airs de cabane délabrée. C’était Ewen qui, las de ses geignements, s’était finalement chargé de la supprimer. Après cette première expérience, Alek avait limité ses rapports avec les femmes : ils ne les désiraient pas particulièrement et n’appréciait pas plus leur compagnie que ses congénères masculins. Ils les considéraient au mieux comme des sujets d’apprentissage, des corps qu’il pouvait explorer, toucher et faire réagir pour le prix d’un quignon de pain. En attendant de rencontrer La femme qu’il attendait.
A dix-huit ans, Alek n’avait qu’une seule angoisse : que la femme Ivy fasse son apparition dans l’Empire alors qu’il était dans l’impossibilité de la rejoindre, coincé à Stronk derrière les montagnes noires. Il avait atteint un tel niveau d’escrime que même sa famille le craignait à présent. Ses crises, pendant lesquelles il perdait le contrôle lui-même, submergé de douleur, constituait une véritable menace. Le clan s’éloignait rapidement et lui jetait en pâture quelques prisonniers sur lesquels il pouvait se défouler. Dans ces moments-là, Alek ne savait plus s’il était un être humain ou un animal. Son Oncle applaudissait.
Le plan de fuite tant attendue était presque au point. Avec ses dernières possessions de valeur, Martin était parvenu à négocier un combat contre les gardiens de la grande porte. Ces derniers s’étaient amusés du sursaut d’orgueil du vieux déchu, ignorant l’identité des quatre jeunes Avel-Lazhers qui l’accompagneraient. Martin avait par ailleurs longuement interrogé les prisonniers fraichement arrivés : il connaissait la nouvelle organisation de l’Empire et savait que l’Aria, une alliance formé par différents clans, résistait toujours à Karza Etcho.
— Nous prendrons le contrôle de la Rébellion, aimait-il à répéter. Et d’autres Lufzans ne tarderons pas à nous rejoindre. En trois ans maximum, nous atteindrons l’objectif final.
Patriarche à la parole incontestée, Martin était parvenus après des années de conditionnement à transformer ses neveux en combattants soumis et disciplinés. Plus que jamais, Alek le haïssait de tout son être.
Le grand jour fini par arriver. Le clan s’était rassemblé devant la cabane, leur foyer durant près de deux décennies où chaque nuit on se serrait les uns contre les autres en frissonnant sur le sol froid de terre battu. Il y avait en tout une quinzaine de personne, entre l’Oncle Martin, Aram, Ewen, Gildas et tous les serviteurs, certains présents depuis le début. Alek n’avait amené qu’un petit baluchon qui contenait l’ensemble de ses possessions : une gamelle en fer, un savon, une petite brosse, un couteau, une aiguille, deux tuniques qu’il avait confectionné lui-même à partir de tissus récupéré sur les cadavres, et sa pierre. Cette pierre était le seul objet dont il ne pouvait se séparer : ronde, translucide et légèrement bleutée, elle était une part de lui-même. Durant leur enfance, Aram avait tenté de lui la voler et s’était fait sévèrement réprimer par l’Oncle : même à Stronk, il y avait des lois millénaires que nul ne saurait transgresser : s’accaparer le Perilinnen en était une.
Martin craqua ses doigts, un très rare sourire aux bords de ses lèvres. Il n’avait pas bu et sa main tremblait légèrement. Dans l’Empire paraissait-il, on fabriquait des spiritueux exquis, bien éloigné de son tord-boyaux obtenu avec des épluchures de patate.
— Les enfants, il est temps de se mettre en route. Mais avant…
Il se tourna vers les quatre jeunes hommes :
… Nous ne pourrons nous évader au complet. Il est l’heure de faire nos adieux à nos protégés.
Tous comprirent instantanément ce qu’il demandait : une boucherie en guise d’échauffement. Le serviteur à la tête de souris qui avait été si utile à Alek s’effondra au sol avec un bruit terrible. Aram venait de frapper.
Sans se poser plus de questions, Ewen et Gildas suivirent l’exemple de l’aîné. Alek fut le seul à ne pas bouger. L’image d’Anna s’imposait dans son esprit. Ces gens avaient vécu auprès d’eux, ils étaient de la famille.
— Qu’est-ce que tu attends abrutis, lui cria Martin, fait ce qu’on te demande !
— Pourquoi ? interrogea Alek, d’avantage pour lui-même.
— Comment oses-tu… espèce de larve, quand je pense que je t’ai laissé vivre, tu mériterais de finir comme ces chiens…
Alek ne tremblait pas. Il avait appris à dompter sa peur, et en cet instant une rage incommensurable était en train de prendre le dessus. Il se mit en garde.
— Les garçons ! rugit Martin.
Aram, Ewen et Gildas cessèrent de se battre, laissant les derniers survivants s’enfuir en hurlant. Sans leur laisser le temps d’intervenir, Alek attaqua son Oncle.
C’était le combat de sa vie, celui pour lequel il s’était entrainé si dur. Martin mobilisa toutes les ressources de son pouvoir et les deux hommes s’affrontèrent au milieu d’une véritable tempête. Alek serrait les dents, les yeux humides de poussière. L’enfant enfouis en lui refaisait surface, et son cri raisonnait dans l’immensité de Stronk. Le combat fut d’une rare férocité. A chacune de ses attaques, des vents contraires s’abattaient sur lui avec une puissance colossale, l’obligeant à faire appel au Souffle avec toute la force de sa volonté. Alek se sentit faiblir petit à petit, et su qu’il en était de même pour son Oncle. Leurs esprits exsangues, il ne leur resterait que la force de leurs bras pour terminer ce combat.
Lorsqu’Alek parvint porter un premier coup critique au torse, le vieux avait déjà tout donné.
— Aram ! appela-t-il une seconde fois, tentant de reprendre son souffle
Mais l’intéressé resta à l’écart, pétrifié. L’honneur lui commandait de ne pas perturber un tel duel.
Alek souriait de toutes ses dents :
— N’ayez crainte de mourir, mon Oncle…
Il gardait le souvenir merveilleux de l’instant où il l’avait enfin tué, du regard tourmenté de l’homme qui avait été son bourreau durant toutes ces d’année. Alek l’avait laissé agoniser, et pendant que l’ordure vivait ses derniers instants, il l’avait maintenu sur le flanc d’un pied et fendu sa tunique de la lame de son sabre. C’était quelque chose qu’il avait longtemps soupçonné, et la preuve qui s’étalait sous ses yeux lui arracha un ricanement de triomphe. Le secret honteux et inavoué de Martin Etcho : les restes atrophiés de deux ailes, plantées au creux de ses omoplates.
— Il semblerait que je ne sois pas la seule honte de la famille, qu’en pensez-vous mon Oncle ?
Alek s’approcha de son oreille. L’homme ne respirait presque plus.
— Allez… sans rancune, lui susurra-t-il.
Ses trois cousins observaient le cadavre de Martin, silencieux. Leurs visages n’exprimaient aucune émotion, comme s’ils ne parvenaient à réaliser ce qui venait de se produire. Assassiner un membre de son propre clan était chose inimaginable. Même à Stronk, briser un tel tabou ne laissait personne indifférent.
Alek se demanda si ses cousins essaieraient de le tuer. Vidé de son énergie, l’issu du combat ne faisait aucun doute. Peut-être ne verrai-t-il jamais le monde au-delà des roches noires, finalement.
Aram ne tergiversa pas longtemps :
— Le vieux ne l’aura pas volé. Bon… on y va ?
Il était l’aîné, si bien que personne ne lui contesta sa nouvelle autorité. Ewen échangea un regard avec son frère Gildas puis acquiesça.
— Alek ? interrogea Aram d’un haussement de sourcil.
Le moment était important, ils le savaient tous. Les quatre avaient grandi les uns à côté des autres, et jamais personne ne pourrait comprendre ce que cela signifiait de grandir à Stronk. Ils ne se portaient pas dans leur cœur, mais ils avaient vécu l’enfer ensemble. A quatre, ils étaient invincibles. Ils étaient du clan Etcho et l’Empire du Luft leur revenait de droit.
Du haut de leur montagne, les arbalétriers aperçurent la silhouette des quatre Avel-lazhers.
— Et voici nos kamikazes ! s’esclaffa l’un d’entre eux.
— Descendons assister au combat, j’ai hâte de voir ça !
Dans un brouhaha joyeux, les soldats descendirent exceptionnellement de leurs postes de garde pour assister à la prestation de leurs camarades Tartars. A peine une heure plus tard, ils étaient tous morts.
Lorsqu’il termina son récit, Alek perçu chez Olivia une profonde empathie. C’était une émotion qui évoquait un champ de lavande ensoleillé. Il n’osa pas croiser son regard : il avait honte. Mais comment aurait-il pu lui dire la vérité ? Elle aurait été horrifiée et ne l’aurait plus jamais considéré de la même façon. Quant à lui révéler la nature de lien, et qui il était réellement… c’était juste impossible.
Alors il avait édulcoré son passé, tut les atrocités qu’il avait commise, passé sous silence le nom de son clan. Il fallait qu’elle continu à l’apprécier. Cela lui était vital.
Alek sortit une petite boite de sa poche :
— Aimerais-tu un morceau de biscuit ?
Je ne voulais pas qu'on ai pitié d'Alek en lisant ce chapitre, mais que l'on comprenne qui il est (et pourquoi), et surtout ce qui le motive. J'espère que l'objectif est atteint.
Encore merci pour tes commentaires qui me donne matière à réfléchir et à m'améliorer!
A+
J'aime beaucoup l'histoire de l'enfance d'Alek, elle est très bien construite ! C'est très touchant, et on comprend mieux pourquoi il est ainsi ^^
J'ai pas grand-chose à dire moi 😄
• "ses cheveux s’étaient éclaircies de quelques mèches dorées" → éclaircis
• "Il sentit le désir monter en lui, brulant, inapaisable" → brûlant
• "hommes et femmes au corps devenus trop maigre" → "au corps devenu" ou "aux corps devenus" ^^
• "ouvrage immense en fer forgée, elle était gardée" → forgé
• "les yeux large et glacial, d’un gris métallique qui exprimaient à eux seul" → larges / glacials / eux seuls
• "mais il perçu toute la brutalité de ses paroles et se tu aussitôt" → perçut / tut
• "à atteindre sa bosse avant la fin du temps impartis" → imparti
• "Mais l’oncle se radouci soudainement" → radoucit
• "l’atmosphère qui l’entourait, bien d’avantage que ses cousins" → davantage
• "rencontrer son âme sœur était tout simplement inespéré" → inespérée
• "Pendant un mois, il l’avait étudié avec attention" → étudiée
• "Il dû être déçu une fois de plus face à son l’indifférence" → il dut / "son indifférence", je suppose ^^
• "Le plan de fuite tant attendue était presque au point" → attendu (le plan)
• "Martin était parvenus après des années de conditionnement" → parvenu
• "Le grand jour fini par arriver" → finit
• "en frissonnant sur le sol froid de terre battu" → battue
• "qu’il avait confectionné lui-même à partir de tissus récupéré" → confectionnées / "de tissu récupéré" ou "de tissus récupérés"
• "Qu’est-ce que tu attends abrutis, lui cria Martin" → abruti
• "interrogea Alek, d’avantage pour lui-même." → davantage
• "L’enfant enfouis en lui refaisait surface, et son cri raisonnait" → enfoui / résonnait
• "et su qu’il en était de même pour son Oncle" → sut
• "son bourreau durant toutes ces d’année" → toutes ces années
• "Vidé de son énergie, l’issu du combat ne faisait aucun doute" → l'issue
• "Peut-être ne verrai-t-il jamais le monde au-delà des roches" → verrait-il
• "Lorsqu’il termina son récit, Alek perçu chez Olivia" → perçut
• "édulcoré son passé, tut les atrocités qu’il avait commise" → tu les atrocités / commises