Contrairement à ce qu’elle pensait, la traversée mouvementée du portail ne la rendit pas malade. En revanche, le changement instantané de décor autour d’elle provoqua un trouble au niveau de ses yeux, affectant aussitôt son équilibre. Annyaëlle vacilla, instable, et frappa violemment le sol de son pied dans un réflexe pour se remettre debout. Derrière elle, les Ombres émergeaient un à un du passage.
— On finit par s’y habituer, affirma une inconnue près d’elle, mais je ne pense pas que ce sera un problème pour vous. Vous tenez toujours debout après votre premier passage, ce n’est pas courant. Je suppose que vous pouvez remercier votre Affinité pour ça.
Annyaëlle leva les yeux vers l’étrangère qui lui parlait. C’était une petite femme souriante, la trentaine bien entamée, qui inspirait immédiatement la confiance. La jeune fille se redressa soudain, se rappelant qu’elle venait d’arriver sur l’île de la Confrérie de la Lune. La nuit et l’unique torche qui éclairait les environs l’empêchaient de distinguer grand-chose, mais elle pouvait sentir l’odeur de la mer à travers la brise. Avait-elle réellement changé de lieu ?
— J’en oublie mes manières, reprit la femme. Je suis Niila, je m’occupe des nouvelles recrues. Suis-moi.
Déjà, l’Ombre disparaissait avec la seule source de lumière, d’un pas bien plus rapide que sa petite taille ne le laissait penser. Annyaëlle se mit à courir pour la rattraper, réalisant que les membres de son escorte avaient eux aussi disparu dans la nuit. Même Kaärna s’était évaporée.
— Il est tard, j’espère que le voyage n’a pas été trop épuisant, reprit Niila sans prendre la peine de ralentir. Demain sera une longue journée. Dès le lever du jour, je serai ton instructeur.
— Je ferai de mon mieux, assura Annyaëlle d’une voix faible.
— Parfait ! C’est tout ce que je voulais entendre. D’ordinaire, nos aspirants sont formés durant trois ans avant de pouvoir être autorisés à passer la Cérémonie de la Marque des Ombres, tu as beaucoup de retard à rattraper. Nous ne faisons pas d’exception et nous n’en ferons pas avec toi, comme les autres tu devras la passer l’année de ta majorité. Il te reste peu de temps.
La gorge d’Annyaëlle se noua, moins d’un an donc.
— Ne t’en fais pas, tout devrait bien se passer, la rassura Niila. La puissance de ton Affinité t’assure une longueur d’avance, c’est sur tout le reste que tu devras travailler.
La jeune fille acquiesça en silence, réprimant de son mieux l’angoisse qui lui tordait le ventre. Enfin, elle posa la question qui ne la quittait plus depuis les deux dernières semaines.
— Savez-vous pourquoi je suis ici ?
Niila s’arrêta et l’observa un moment. Ses yeux clairs souriaient autant que ses lèvres.
— Pour devenir l’une des nôtres.
— Alors je ne rentrerais jamais chez moi ?
La voix d’Annyaëlle se brisa. Elle n’avait jamais entendu parler d’Ombres qui quittaient la Confrérie, était-ce seulement possible ? Niila posa une main maternelle sur son épaule.
— Cela dépendra de toi. Tu sauras tout en temps voulu, quand tu seras devenue une Ombre.
Annyaëlle allait insister, mais elle savait d’instinct que c’était inutile, Niila ne lui en dirait pas plus. Elle se rassura de son mieux avec le peu d’espoir qu’elle venait de lui donner, se raccrochant à l’idée qu’elle possédait encore une faible emprise sur son avenir.
Les deux femmes venaient d’atteindre une clairière entourée d’une forêt éparse dans laquelle le clair de lune semblait s’engouffrer, révélant la silhouette timide de quelques bâtiments. De longs pavillons de bois étaient agencés en arc de cercle face à elles et Niila la conduisit devant l’un d’eux.
— C’est ici, murmura l’Ombre. Ta chambre est la troisième sur la droite. Au fond du couloir, tu trouveras des bains. Je te déconseille de te balader trop loin la nuit, notre île est cernée de falaises et jonchée de failles. Une dernière chose, la tradition veut que les nouveaux aspirants se trouvent un nom, une façon de laisser leur ancienne vie derrière eux. Même si l’Affinité peut trahir l’appartenance à votre royaume d’origine, votre ancienne identité n’a plus lieu d’être. En arrivant ici, vous avez accepté de n’être plus que des aspirants de la Confrérie de la Lune. Choisis bien ton nom, tu devras le garder longtemps.
Niila lui adressa un dernier sourire et disparut dans la nuit. La chambre qu’elle lui avait désignée était mieux que ce à quoi elle s’attendait. Même si elle n’avait pas de bain personnel, elle disposait d’une vasque ou elle pouvait se rafraîchir et faire une toilette sommaire. C’était une pièce étroite, mais suffisamment grande pour contenir un petit bureau, un lit et deux grandes armoires. L’une d’elles était pleine de vêtements qui semblaient à sa taille, mais dont les variations n’allaient que du gris clair au noir, quant à la seconde, elle demeurait désespérément vide. Annyaëlle, qui était habituée aux tenues rouges et pourpres qu’affectionnait le Royaume de Carreau, observait cette absence de couleur d’un air amusé. Une nouvelle chose à laquelle elle devrait se faire.
Elle laissa courir ses doigts sur le bois usé du bureau, où se trouvait des pages vierges, tout le nécessaire pour écrire et quelques bougies. Elle ouvrit quelques tiroirs vides et les referma aussitôt. Annyaëlle n’avait rien à y ranger. Elle devenait anonyme et bientôt elle serait même dépossédée de son propre nom. D’ailleurs, qu’allait-elle bien pouvoir choisir ?
Annyaëlle était si fatiguée de son long voyage qu’elle s’était endormie presque instantanément en retrouvant le confort d’un vrai lit. Lorsqu’elle se réveilla et que les rayons du soleil vinrent frapper ses yeux à travers les persiennes, elle mit un moment à comprendre où elle était. L’île de la Confrérie. Elle se leva d’un bond, alertée par le bruit qui lui parvenait de l’autre côté de la porte de sa chambre. Dans le couloir, une bonne dizaine de personnes de son âge s’activaient et une voix s’éleva, les informant que l’instructeur les attendrait devant le pavillon d’ici peu. Annyaëlle referma brusquement la porte et se précipita vers la vasque de sa chambre. Elle plongea son visage dans l’eau froide, chassant définitivement les restes de sommeil qui embrumaient ses pensées et enfila l’une des tenues de son armoire. Elle retrouva le couloir désert avec appréhension, puis découvrit Niila qui l’attendait sur le seuil du pavillon. L’Ombre la détailla avec attention et lui sourit en lui lançant un morceau de pain.
— Nuit un peu courte, n’est-ce pas ? dit-elle en l’invitant à rejoindre les autres.
Annyaëlle s’installa dans l’herbe aux côtés des autres aspirants, ignorant de son mieux leurs regards appuyés. Il devait y avoir entre trente et quarante recrues, certains de son âge, d’autres plus jeunes. Elle entoura ses jambes de ses bras, mal à l’aise, et se concentra sur sa nouvelle instructrice.
— Nous accueillons aujourd’hui une nouvelle tête, l’aspirante…
Niila ne termina pas sa phrase, les yeux rivés dans ceux d’Annyaëlle.
— … Annya. Je m’appelle Annya, répondit impulsivement la jeune fille, qui avait totalement oblitéré cet aspect de sa conversation avec l’Ombre la veille.
— Bien. Même si l’aspirante Annya n’arrive que maintenant ne soyez pas indulgents avec elle. Il faut qu’elle rattrape son retard rapidement, je compte sur vous. Bien. Comme vous le savez, la plupart d’entre vous seront autorisés à passer la Cérémonie de la Marque des Ombres d’ici moins d’un an, j’attends de vous que vous redoubliez d’efforts. Vous avez parcouru beaucoup de chemin, mais rien n’est joué. Ne lâchez rien. Maintenant, vous savez tous ce que vous avez à faire, exécution.
Les aspirants se relevèrent d’un même mouvement et se dispersèrent aussitôt en plusieurs groupes, laissant Annyaëlle seule au milieu de la clairière. L’instructrice lui fit signe d’approcher.
— Viens, tu as beaucoup de retard. Je vais te faire visiter les lieux et t’apporter quelques réponses, le reste viendra d’un travail acharné.
La jeune fille écoutait avec attention, encore impressionnée par l’éloquence et l’autorité dont venait de faire preuve cette Ombre qui n’inspirait que bienveillance. Elle était soulagée de ne pas être restée sans réponse devant la seule personne qui l’aidait à s’adapter à sa nouvelle vie, et inquiète à l’idée que les autres aspirants ne la ménageraient pas.
— La Confrérie de la Lune est divisée en trois castes, expliqua Niila en lui faisant visiter le camp. Le terme « Ombre » est attribué à tous ces membres, mais à l’origine c’était avant tout celui de la caste des combattants. Désormais, nous suivons tous cet apprentissage avant de recevoir notre marque. De ce point de départ sont nées trois branches. Les Su’en, nos guerriers, principalement chargés du maintien de l’ordre entre les royaumes et des missions sur le continent. Les Sélinos, maîtres des portails, souvent demandés par les souverains pour se déplacer d’un royaume à l’autre, mais surtout chargés de protéger la Confrérie et de repérer les menaces. Leurs portails sont également les seuls moyens d’accéder aux Îles du Crépuscule. Enfin, les Mélétis, nos érudits, qui ont pour mission d’analyser et de transmettre tout le savoir de notre monde. Évidemment, leur tâche la plus difficile est de définir quelles informations doivent être révélées ou non, pour le bien de tous. Tu apprendras à connaître chacune des castes et leurs particularités au fil du temps.
— Est-ce que je dois en choisir une ?
— Bien sûr que non ! s’exclama Niila. C’est la Cérémonie de la Marque des Ombres qui décidera à ta place. Personne ne choisit, mais le résultat est toujours ce qu’il y a de mieux pour l’aspirant. Chaque marque permet d’acquérir des aptitudes spécifiques à sa caste, mais qui peuvent varier d’une personne à l’autre.
Annyaëlle médita les paroles de l’Ombre. Guerriers, maîtres des portails, érudits. Le terme « Ombre » n’était en fait que la face émergée de ce qu’étaient vraiment les membres de la Confrérie de la Lune. Elle intégrait ses nouvelles informations de son mieux, les superposant aux maigres connaissances qu’elle détenait. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait que les Ombres possédaient des aptitudes plus développées que la plupart des hommes.
— Annya, ton Affinité est l’Air n’est-ce pas ?
La jeune fille haussa les sourcils, curieuse du rapport que cela pouvait avoir avec leur conversation.
— Oui.
— L’Affinité joue un rôle important dans l’apposition de la Marque des Ombres. En être dénué empêche de l’obtenir, mais plus elle est présente, plus les aptitudes acquises peuvent être puissantes. Je suis très curieuse de la caste qui sera choisie pour toi.
Devant l’air interrogateur d’Annyaëlle, Niila se sentit obligée de développer.
— Nous recevons beaucoup d’aspirants en provenance du Royaume de Carreau, des affiliés de l’air donc. Ceux-ci deviennent majoritairement des Sélinos. C’est compréhensible, avec une telle Affinité ouvrir des portails est plus évident, mais je trouve cela dommage. Nous avons très peu de Su’en avec une Affinité de l’Air développée, alors que cela pourrait influencer de manière intéressante les capacités de leur marque. Dis-moi Annya, à quel point es-tu puissante ?
Annyaëlle se mordit la lèvre et ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à la ronde, mais personne n’était dans les parages. Elle avait toujours trouvé cette question étrange. Les prêtres de l’Église Indicible n’avaient cessé de lui répéter à quel point son Affinité était exceptionnelle, pourtant, elle ne s’était jamais trouvée puissante. Sa maîtrise lui semblait insignifiante par rapport aux affiliés de jadis. Elle savait cependant que les premiers signes de la possession d’une Affinité n’arrivaient jamais avant l’adolescence, voire même avant l’âge adulte, et qu’elle était donc une exception de taille. Tout comme Liam.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle, luttant pour ne pas se laisser prendre au piège par ses souvenirs.
— Parle sans crainte, la rassura doucement Niila. Qu’est-ce qui est différent ?
Annyaëlle prit son temps avant de répondre.
— Il y a des choses que je ressens, mais que je ne peux pas expliquer, parfois comme des intuitions. J’ai un assez bon équilibre et j’affectionne les hauteurs. Le vent m’apaise. J’arrive parfois à le concentrer dans ma main, comme si je pouvais le rendre tangible.
Elle passa sous silence l’onde de choc qu’elle avait projeté une fois lorsqu’elle était enfant, un pur réflexe défensif qui l’avait sauvée d’une tentative d’assassinat. Ça ne s’était jamais reproduit.
— Je vois, apprécia Niila. De ce que j’ai pu voir à ton arrivée, ton équilibre est en effet plus développé que la moyenne. C’est ce qui fait que les affiliés de l’air supportent mieux les portails et s’habituent à leurs traversées bien plus rapidement que les autres. Mais tu es encore jeune, tu découvriras peut-être d’autres aptitudes avec le temps.
— Les prêtres m’ont toujours dit que la plupart des affiliés mettent la moitié d’une vie à les développer.
— En effet, confirma l’Ombre. Et elles sont parfois si faibles que certains sont totalement inconscients de posséder une Affinité. Autrefois, on raconte que ceux de ton élément pouvaient contrôler le vent, entendre une voix à des kilomètres et résister à n’importe quelle attaque mentale.
Niila avait prononcé ces mots d’une voix rêveuse.
— Mais nous nous sommes tous affaiblis, ajouta-t-elle. Peu importe l’élément, nous sommes très loin de ce que nos ancêtres étaient capables de faire.
Ont en apprend plus sur la confrérie.
J’ai hâte que les entraînements commencent !
Je trouve comme Elly le personnage de Niila très sympathique.
Un chapitre très bien réussi.
J'aime vraiment beaucoup Niila aussi, tu la reverras bientôt :)
Ne t'inquiètes pas, les entraînements arrivent très vite !
Encore merci de prendre le temps de me laisser des commentaires !
Par contre, le choix de son nouveau prénom n'est pas celui qui garantit un anonymat complet x) En tant que princesse, les gens doivent connaitre son nom. Je suis sûr que des ombres vont comprendre qui elle est, surtout avant son affinité. Comment elle a fait pour oublier en plus, moi j'aurai pris dès heures à réfléchir !
Plus qu'à attendre la suite :)
Les entrainements ne vont pas tarder ;)
Arf oui, j’hésite à supprimer cette règle de changer de prénom en intégrant la Confrérie ^^' (même si elle gardera Annya). De toute manière, les Ombres et les aspirants tirent un trait sur leur ancienne vie, donc même si certains la reconnaissent, ils ne sont pas censés en faire cas.
Oui, c’est une jeune femme assez étourdie xD