Chapitre 15 : Arya - Soins

- Quand avez-vous perdu l’usage de votre main droite ? demanda Gautier tandis qu’il lui tenait son bol pour le dîner.

Arya leva les yeux sur lui. Il n’inspirait que la bienveillance. Il ne semblait pas se moquer, juste concerné.

- Il y a une lune, environ, répondit Arya.

- Cela fait une lune environ que nous sommes là, répliqua Gautier.

- Une lune et quelques jours, précisa Arya. Je ne sais pas trop. Après que ça se soit produit, j’ai passé un moment dans le brouillard et à mon réveil, je n’ai pas demandé combien de temps il s’était passé. Ça n’avait pas beaucoup d’importance puisque je n’ai pas la sensation de les avoir vécus.

- Je comprends, assura Gautier. Donc quand vous êtes arrivée ici, vous veniez à peine de perdre son usage.

Arya acquiesça.

- Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il.

Arya prit une bouchée supplémentaire. Le silence complet dans le dortoir indiquait que tous les travailleurs écoutaient avec attention.

- J’ai sauvé la vie d’un rouge, indiqua-t-elle.

Elle mangea de nouveau.

- Et ce faisant, vous avez perdu l’usage de votre main ?

- Je n’avais pas le droit de m’approcher d’un pur.

- On vous a punie parce que vous l’avez sauvé ?

Les travailleurs grondèrent.

- Le rouge a cru que mon supérieur me punissait. Il est intervenu et ce faisant, il a condamné ma main.

- Je ne comprends pas, admit Gautier.

- Pour sauver ce rouge, j’ai dû accepter de me prendre une immense dose de venin dans la main. Ce poison est très puissant et il fait horriblement mal. La douleur est indescriptible.

Les travailleurs blêmirent. Arya poursuivit :

- Il est très facile, en théorie, de soigner quelqu’un touché par ce poison. Il suffit de bouger le membre blessé. Cela fait circuler le poison. Ce faisant, il se répand dans tout le corps et le malade souffre mais le corps lutte plus aisément quand la concentration est plus faible. Comme la douleur est insoutenable, le malade ne peut pas réaliser ces soins lui-même. Quelqu’un doit se charger de remuer le membre blessé.

- Le rouge a vu ce qui vous était infligée, comprit Gautier. Il ne savait rien de ce besoin, a cru qu’on vous torturait et vous a « sauvée ».

- Un médecin – un incapable – m’a donné un calmant et j’ai dormi. Ma main ne bougeant plus, le poison s’est cristallisé.

Gautier fronça les sourcils.

- Il a durci, se corrigea-t-elle et Gautier hocha la tête. Il s’est figé dans ma main et le début de mon avant-bras. Entourant les nerfs, les muscles, les os et les tendons, il m’interdit tout mouvement.

- N’y a-t-il rien à faire ? demanda Gautier.

Arya attrapa le bol et le mit sur ses lèvres pour avaler les dernières gouttes, avant de rendre le contenant vide à son contre-maître.

- Si. Il faut remuer le membre. Le poison cristallisé va se rompre et redevenir liquide. La douleur sera atroce. En théorie, la mobilité pourra revenir. Sauf que c’est très dangereux car si les gestes sont trop brusques, des morceaux de venin peuvent se détacher et venir boucher une artère ou une veine, entraînant un arrêt cardiaque et donc, la mort. Une embolie pulmonaire serait tout aussi dévastatrice.

- Vous prononcez des mots dont j’ignore totalement la signification, admit Gautier.

- Les mouvements doivent être très doux, sinon, le patient meurt, simplifia Arya. De ce fait, les soins sont très longs. Si le rouge avait laissé le premier médecin poursuivre, j’aurais pu retrouver ma main en l’espace d’une lune. Si je subis ce massage sans en mourir, la guérison prendra au moins deux ans, peut-être même davantage.

- Un médecin doit-il absolument faire le massage lui-même ?

- Après ma blessure, un travailleur s’en chargeait, indiqua Arya. Ce n’est pas très compliqué. Il faut juste remuer tout doucement le membre blessé.

- Nous pouvons le faire, fit remarquer Gautier.

- Je n’arriverai pas à me laisser faire. À la clinique, j’étais attachée, précisa-t-elle. D’où le fait que le rouge a cru que j’étais torturée.

- Nous pouvons vous tenir, insista Gautier.

- Je lutterai.

- Vous n’êtes qu’une gamine. Nous arriverons à vous contenir. Nous promettons de faire notre possible pour ne pas vous blesser.

Arya fixa Gautier puis regarda les autres travailleurs. Les nouveaux détournaient le regard, mal à l’aise. Fred ne cilla pas. Tristan secoua la tête avant de lancer :

- Si le rouge a cru qu’elle était torturée, ça n’était pas pour rien. Tu parles de maintenir une gestionnaire avant de lui faire du mal. Nous allons être écartelés pour ça !

- Arya pourra hurler aussi fort qu’elle veut, nul ne l’entendra. Nous sommes au milieu de nulle part.

- Ce n’est qu’une gamine !

- Je veux juste lui rendre l’usage de sa main, se défendit Gautier.

- Je ne participerai pas à ça, gronda Tristan.

- Personne ne t’oblige. Tu peux sortir.

Ce fut exactement ce que fit Tristan. D’autres le suivirent.

- Arya ? Vous acceptez que nous le fassions ? demanda Gautier.

La jeune femme tremblait et retenait ses larmes. Elle trouvait leur proposition adorable et pleine de compassion. Mais l’idée même de subir encore cette douleur lui donnait la nausée.

- Je n’arriverai pas… à me laisser faire. Il va falloir me forcer, dit-elle.

Un bras enserra sa gorge, sans serrer mais ferme. Elle reconnut Fred. Le travailleur venu du centre de correction n’avait pas froid aux yeux. Il s’en fichait de s’opposer aux règles. Au contraire, cela lui plaisait. Arya ne se débattit pas, ni d’un geste, ni d’un mot.

- Émile, Théobald, aidez Fred.

Émile prit son bras gauche. Théobald se plaça devant elle, prêt à intervenir si elle bronchait.

- Qui se sent de faire le massage ? demanda Gautier.

- Moi, je veux bien, dit Alexandre.

Il prit avec douceur le bras droit d’Arya.

- Je suis navré, murmura-t-il avant de plier, à peine, le poignet d’Arya.

Un léger craquement retentit, résonnant dans l’immense pièce vide. Le hurlement d’Arya explosa, suivi de ceux de Fred, Émile, Théobald et Alexandre. D’un coup d’ailes, Arya venait de les projeter au loin. Fred, qui s’était pris un mur, saignait.

- Je suis désolée, pleura Arya. Je vous avais prévenus : je ne peux pas me laisser faire. Ça fait trop mal.

Fred se releva en explosant de rire.

- Ces ailes ! Ces ailes ! Mais quelle puissance ! J’ai eu l’impression de me prendre un coup de poing d’un géant !

- Pardon, gémit Arya.

- Y’a pas de mal, assura Fred tandis qu’Amine venait nettoyer sa blessure.

- Peut-on attacher vos ailes ? Sans les blesser ou risquer de les casser, je veux dire ? demanda Gautier.

- Oui. Un harnais de cordes devrait faire l’affaire, annonça Arya.

- Je tresserai ça demain, promit Bernard.

Le lendemain, Arya vit ses ailes être attachées. Cette fois, tous les travailleurs restèrent dans le dortoir mais certains affichaient ouvertement leur désapprobation. Contenue, Arya ne put cette fois pas se défendre. Elle perdit connaissance pour ne se réveiller que le lendemain, dans le hamac de Gautier qui la veillait.

- Tu n’as pas dormi, accusa-t-elle.

- Il va falloir descendre un peu votre hamac qu’on puisse vous mettre dedans.

- Je préfère autant que mes ailes ne touchent pas le sol, dit-elle en les secouant.

- Nous ne pouvons pas vous porter là-haut. Préférez-vous que nous réduisions le massage afin que vous ne perdiez pas connaissance ?

- Non, répondit Arya. Plus il dure longtemps et plus ma main reviendra rapidement.

- Alors il faut descendre le hamac.

Ainsi fut fait. Les jours passèrent. Chaque hamac terminé était l’occasion d’une grand joie parmi les travailleurs. Gautier les distribuait selon sa volonté, Arya n’intervenant jamais dans cette décision. L’enclos des canards étant terminé, Arya attrapa quelques canetons et le donna aux deux éleveurs qui en prirent grand soin.

Le potager prenait forme. Arya ayant appris aux forestiers à poser des collets, du lapin fut régulièrement au menu. Les anciens tanneurs réussirent à récupérer les peaux, à la plus grande joie d’Arya. Elles furent séchées et mises de côté. Les huîtres, plus rares, furent réservées aux sabliers en récompense de leur dur labeur. La main d’Arya ne bougeait toujours pas mais la jeune femme savait combien la guérison serait longue et douloureuse.

À la fin de la lune, Jurt amena des sacs de maïs, en grande quantité.

- Prenez en soin ! Je ne compte pas revenir avant la récolte ! Moins je viens ici et mieux je me porte. Vous êtes vraiment tarée !

- Merci, Jurt, répondit Arya tandis que ses hommes venaient récupérer la nourriture pour les canards.

Jurt recula, comme s’il risquait une maladie, puis s’envola sans demander son reste.

L’été se terminant, ce fut le temps de la récolte. Tous les hommes se rendirent aux rizières. Ils se répartirent les tâches. Les plus faibles coupèrent les tiges et formèrent des mottes. Les forts frappèrent les tas contre les parois d’une grande boîte en bois fournie par l’intendant. Ne restait plus qu’à faire voler le riz pour le débarrasser des impuretés. Puis, il était placé dans des sacs de transports qu’Arya déposait dans les silos. Cette dernière partie permettant aux hommes de ne pas se fatiguer à porter, la récolte se fit en un temps record.

- Ailés à l’horizon, dit Gautier un matin alors que le temps refroidissait. Ils sont nombreux ! Vraiment nombreux ! Et il y a des rouges !

- Calmez-vous ! Ils viennent juste chercher la récolte de riz, les rassura Arya.

- Pourquoi des rouges ? interrogea Gautier. Je n’ai jamais vu de rouges accompagner des huissiers !

Il tremblait. Les hommes se mirent en rang et mirent les mains sur la tête. Arya gronda.

- Ce sont des soldats, Arya !

- C’est parce que nous sommes près des marécages et donc, des rebelles, expliqua Arya.

- Les rebelles ? répéta Gautier. De quoi parlez-vous ?

Il leva les yeux et voyant que les arrivants s’approchaient à toute vitesse, il rejoignit ses camarades et se plaça avec eux.

Lorsque l’huissier arriva, il se tenait devant vingt travailleurs bien disciplinés, les yeux baissés et très obéissants. Les rouges ne mirent pas pied à terre. Ils firent des cercles autour de la ferme, observant les environs avec vigilance.

- Allez chercher les sacs, ordonna l’huissier aux travailleurs et ceux-ci coururent vers les silos.

Ils portèrent les sacs, corvée habituellement réservée à Arya. Cette dernière en tremblait de rage. Gautier lui fit signe de ne rien faire. La jeune femme bouillait intérieurement.

L’huissier fit peser les sacs par les transporteurs, notant les valeurs sur une tablette en argile. Puis, il annonça :

- Cent grammes.

Un transporteur allait peser le riz mais Arya gronda :

- Votre addition est incorrecte. De plus, vous venez d’annoncer deux pourcents du total au lieu de dix.

L’huissier se crispa. Il ne s’attendait visiblement pas à ce que son interlocutrice sache lire et compter.

- Vous avez besoin de riz, je comprends, assura Arya sans laisser le temps à l’huissier de lui répondre. Inutile de refaire vos calculs. Vous pouvez tout prendre, sauf un sac pour replanter l’an prochain, mais à condition que vous continuiez à me fournir en maïs à hauteur de vingt sacs par lune.

- Du maïs ? répéta l’huissier. Vous voulez du maïs ?

Il la regarda comme si elle était folle.

- Vous m’échangez votre riz contre du maïs ? insista l’huissier.

- Oui, assura Arya.

- Soit, accepta l’huissier.

- Vingt sacs par lune, répéta Arya. Écrivez-le, sinon Jurt refusera de me les livrer.

L’huissier le fit dans l’instant et sans chercher à la tromper.

- Allez les gars. Laissez juste un sac de semence. On emporte tout le reste ! lança l’huissier.

Les transporteurs ne cillèrent même pas. Arya supposa qu’ils avaient l’habitude.

- Votre reçu, annonça l’huissier. Je transmettrai sa copie à votre intendant. Vous recevrez votre maïs.

- L’année prochaine, prévoyez davantage de transporteurs. Vous aurez beaucoup plus de riz.

- Avec plaisir, répondit l’huissier.

Ils repartirent, emmenant les rouges avec eux et les travailleurs se détendirent enfin.

- C’est mauvais, le riz ? demanda Gautier.

- Excellent, répondit Arya. Mais je préfère autant m’en passer et avoir des œufs et du canard. Chacun ses choix.

Gautier s’inclina. Il n’était pas forcément d’accord mais acceptait la décision de sa gestionnaire.

Le maïs en grande quantité permit au canard de s’ajouter au menu. L’automne arrivant, Arya dut retourner à la bibliothèque se renseigner sur les champignons, les racines et les fruits des forêts. Les travailleurs découvrirent avec joie les châtaignes et les omelettes aux coulemelles, cèpes, girolles ou bolets. Des choux de milan et cabus offrirent une touche de légume très appréciée dans les soupes. Les fruits d’été ayant été séchés, tous reçurent une petite poignée en guise de dessert.

- Ailés ! s’exclama Gautier un matin.

- Il va me faire chier longtemps ? gronda Arya avant de se rendre compte qu’ils étaient une vingtaine.

Arya blêmit.

- Ils viennent vous déloger ? demanda Gautier.

- Je ne sais pas. Je pensais vraiment qu’ils tenaient à leur précieux riz.

Ils atterrirent. Jurt ne se trouvait pas parmi eux.

- Pas facile à trouver ! s’exclama un homme en tunique bleue claire.

Arya avait déjà vu cette couleur mais elle ne parvenait plus à remettre sa signification dans son esprit. Trop d’informations. Tout se mélangeait. Elle avait souvent mal à la tête en plus du dos et des épaules.

- Bonjour, gestionnaire. Je suis Varys.

Ça y était ! Elle le remettait. Varys le démographe. Celui-là même venu déterminer si elle était pure ou impure et ayant demandé à ses parents de l’amener auprès du docteur Daryl. Elle serra le poing, contenant difficilement la rage qui la saisissait.

- Nous avons besoin de reproducteurs et l’intendant Jurt nous a indiqué que vos travailleurs étaient en excellente santé. Je vois qu’il n’a pas menti. C’est surprenant pour des gens vivant aussi près des marécages mais je prends !

- Vous prenez quoi ? s’exclama Arya.

- Vos travailleurs, lança Varys d’un ton surpris. Je vous les emprunte pour la journée. Ils seront de retour ce soir.

- Mais j’ai besoin…

- Emmenez-les, ordonna Varys.

Arya allait s’interposer mais Gautier lui fit signe de ne rien en faire. Arya recula et se soumit. Elle vit, désespérée, tous ses hommes lui être retirés. Elle vola jusqu’aux marécages et prit le rôle d’aiguadier, dégoûtée de devoir toucher l’eau des marécages. Au zénith, elle s’éloigna un instant pour aller nourrir les canards puis retourna à son poste. Le soir, elle revint à la ferme pour la trouver toujours vide. Ce ne fut qu’à la nuit tombée qu’ils revinrent.

- Votre ferme est vraiment loin ! gronda le démographe. Je déteste voler de nuit. Par contre, vos travailleurs ont été à la hauteur. Bravo ! Vous faites un travail remarquable. Je reviendrai. Le vol en vaut la peine.

- Laissez-nous les harnais et prévenez-moi de votre prochaine venue. Ainsi, à votre arrivée, les travailleurs seront prêts. Vous gagnerez du temps.

Le démographe observa les travailleurs qui retiraient eux-mêmes leurs harnais après les avoir attachés eux-mêmes, prouvant ainsi qu’ils possédaient cette compétence.

- Premier jour de la pleine lune, annonça Varys.

- Ils seront prêts.

Les transporteurs et le démographe s’envolèrent sous les étoiles.

- C’était bien ? demanda Arya.

- Plus que ça, assura Gautier en regardant en souriant les vingt harnais que ses compagnons rangeaient dans l’ancienne demeure des gestionnaires. Nous avons passé une bonne journée. Et vous ?

- Regarde, dit-elle en levant sa main droite.

Le majeur, l’annulaire et l’auriculaire remuèrent presque imperceptiblement.

- Hé ! Super ! s’exclama-t-il.

- C’est en bonne voie.

- Ne lâchez rien ! la soutint-il.

- J’ai faim, indiqua-t-elle.

Il explosa de rire.

- Quand n’avez-vous pas faim ? Amine est derrière les fourneaux. Nous avons déjà mangé alors il prépare quelque chose juste pour vous. Ça sera rapide.

- Merci. J’ai nourri les canards.

- Merci pour eux. Vous ne semblez pas apprécier cet ailé.

- Il reviendra à la prochaine pleine lune. Faites en sorte d’avoir quelques fruits secs dans vos poches ce matin-là, histoire de pouvoir en offrir à vos partenaires d’un jour.

- Excellente idée ! Je vais transmettre, s’empressa de rajouter Gautier avant de s’éloigner.

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