Chapitre 15 - Bordel de forêt...

Par Froglys

Une douleur fulgurante transperça mon bras droit, m’arrachant un cri si intense qu’il me brûla la gorge. Instinctivement, je plaquai ma main gauche sur l’élancement insoutenable. La sensation, si brutale, me donna l’impression que mon bras avait été arraché. Un nouveau hurlement m’échappa alors que je me roulais sur le côté, incapable de contenir les sanglots qui secouaient mon corps. La détresse me submergeait entièrement, chaque tiraillement dans mon épaule rendait ma respiration saccadée et douloureuse.

En basculant sur la gauche, je heurtai quelque chose de dur et imposant. Aussitôt, deux forces pressèrent mes épaules avec fermeté. La pression s’intensifia, et une douce chaleur commença à se diffuser à travers moi. Cette chaleur, subtile, mais régulière, se répandit le long de mes muscles crispés, comme une vague apaisante. La douleur s’effaçait peu à peu, remplacée par une étrange légèreté.

Mes gémissements faiblirent, et je parvins à inspirer profondément comme si c’était la première fois de ma vie. Mon cœur ralentissait, son rythme frénétique s’apaisant comme sous l’effet d’une magie invisible. Une voix commençait à me parvenir, distante et éthérée, comme un murmure égaré entre deux mondes. Les mots flottaient sans que je puisse en comprendre le sens, mais leur présence m’enveloppa d’une sécurité fragile et réconfortante.

— S’il vous plaît… s’il vous plaît… entendis-je finalement quelqu’un murmurer. Faites que ça marche…

Peu à peu, mon corps se remettait de ses tourments. Mes muscles se relâchaient, mes tremblements cessaient, mon souffle ralentissait. Alors, j’ouvris les yeux, rencontrant ceux cuivrés de celui qui m’avait secourue. Ils semblaient sonder mon être tout en m’ancrant dans le présent, comme un rappel que j’étais encore là, en vie. Sa main resta posée sur mon épaule un instant de plus, ferme, mais bienveillante, comme pour s’assurer que je ne replongerais pas dans l’abîme. J'attrapai son poignet et le serrai, je ne souhaitais pas laisser couler les larmes que je sentais poindre. Cet horrible cauchemar m’avait paru si réel…

Un haut-le-cœur me prit soudain, remontant en une vague acide qui me brûlait la gorge. Mon estomac se tordait douloureusement, comme s’il cherchait à expulser tout son contenu. Mes mains devinrent moites tandis que le sol semblait vaciller sous mes pieds jusqu’à ce que je me redresse vivement pour vomir, incapable de contenir cette réaction brutale.

En essuyant ma bouche d’un geste maladroit, les images de la créature rejaillirent dans mon esprit, violentes et précises. Je revis ses yeux, les pieux, et la terreur pure qui m’avait glacée jusqu’aux os. Une sueur froide coula le long de mon dos, et ma vision s’embrouilla sous le poids de l’angoisse.

Puis, je sentis une pression rassurante. Fallon m’attira doucement contre lui et caressa mon dos d’un geste lent, régulier, presque apaisant. Ce contact me ramena à la surface, dénouant un peu de la peur qui m’étreignait. Un immense soulagement m’envahit, chassant l’idée oppressante de ma fin. Je ne voulais pas mourir. Pas ici. Pas comme ça. Et dans cet instant fugace, je crus qu’il ne le permettrait pas non plus.

Une fois que mes soubresauts eurent cessé, il m’allongea délicatement contre un arbre. Mes yeux se fermèrent seuls, épuisés, mais ma conscience, elle, restait éveillée.

— Ça va mieux, coulai-je en un murmure à peine perceptible.

Je sentis ses mains venir se poser avec douceur contre mes joues, il tiqua d’un claquement de langue.

— Tu es brûlante.

Effectivement, j’avais chaud, mais je n’avais plus mal. À cet instant, c’était tout ce qui m’importait, je laissais Fallon s’occuper du reste de mon état.

— Je ne comprends pas pourquoi tu as réagi comme ça. Je te savais incompatible avec la magie, mais là c’est bien plus que ça. Je dois avoir loupé quelque chose.

Je le laissais parler. Mon esprit était encore brumeux et peu cohérent, mais mon cœur s’était allégé. J’eus à peine la force de porter une main à ma nuque raide. Je basculais ma tête vers l’arrière pour prendre appui sur le tronc d’arbre. J’expirai avant de prendre la parole.

— J’ai…

Un doigt se posa sur mes lèvres. Je rouvris mes yeux sous la surprise.

— Tu me permettrais de voir tes souvenirs ?

C’était bien mieux que de lui raconter. J’acquiesçai, même si une légère appréhension se logea au creux de mon ventre. Le souvenir de cette terreur, encore vif, m’effrayait presque autant que l’idée de le revivre.

Le demi-homme s’avança davantage, et, lorsque trois de ses doigts effleurèrent mon front, une chaleur douce se diffusa sur ma peau. Je le vis fermer les yeux, concentré. Mon souffle se fit plus court. Et si replonger dans cette horreur me brisait une nouvelle fois ? Pourtant, je restai immobile, prête à affronter ce mauvais rêve.

— Concentre-toi sur ce que tu veux me montrer.

Fermant à mon tour les paupières, je fis le vide en moi pour me focaliser uniquement sur mon rêve. Cela ne fut pas difficile puisque son souvenir restait encore bien frais.

Je sentais sa conscience s’infiltrer dans la mienne, une présence étrangère qui s’entrelaçait à mes pensées. C’était étrange… perturbant. J’avais l’impression de ne plus être seule dans ma propre tête, et cette intrusion, bien que douce, provoqua un frisson en moi.

Puis, sans prévenir, un flot d’images, de sons et de sensations envahit l’obscurité autour de moi. Tout se brouillait et se déchaînait en une tempête chaotique. Je revivais chaque instant, chaque éclat terrifiant du rêve, sauf que cette fois, Fallon se tenait là, debout dans mon esprit, spectateur de ces souvenirs. Si discordant avec les évènements, j’avais l’impression de me retrouver à nouveau plaquée contre le sol, paralysée face à ce démon, vulnérable, et prisonnière de ma propre peur.

Mais, tout à coup, Fallon détourna le regard et disparut. Sa conscience se retira d’un coup, emportant avec elle le chaos. Le calme s’imposa, l’obscurité reprit sa place comme un baume sur une plaie ouverte. Je rouvris les yeux en sentant sa main s’éloigner. Un étrange vide me submergea, mêlé d’un soulagement fragile et d’une pointe de vertige.

— Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. J’avais enfin mis au point un cercle runique pour nous sortir de là, alors je l’ai activé en voyant que tu dormais. Ça n’aurait jamais dû avoir un tel effet.

Je soufflai avant d’essayer de me remettre sur mes pieds. Prenant appui sur l’arbre derrière moi, je finis par me tenir debout, les mains encore un peu tremblantes.

— Tu es certaine de vouloir partir maintenant ? demanda Fallon d’une voix hésitante.

Mon regard se posa sur lui. Certes, j'avais beaucoup de mal à me mouvoir, et mes muscles protestaient à chaque mouvement, douloureux et raides. Mais cela faisait déjà trop longtemps que j’avais pénétré dans cette forêt. Thalion et les autres devaient s'inquiéter, ou me chercher.

— Je dois les retrouver. Tu as beau être d’une compagnie très intéressante…

— Et toi, si dangereuse… compléta tout bas le faux yéti.

— … je pense que le mieux pour moi serait de retourner auprès de mon frère.

Semblant comprendre mes intentions, il hocha la tête et se décala sur le côté pour me laisser passer.

— Je pense savoir où ils sont, révéla-t-il. Si tu permets que je t’accompagne.

— À vrai dire, je ne dirai pas non.

Bien que j’étais harassée, je parvenais à tenir debout sans aide. Tandis que nous marchions côte à côte, je réalisai seulement maintenant à quel point l’espace autour de nous s’était éclairci. J’avais bien compris que cette pénombre n’était pas un phénomène normal, mais je voulais des réponses. Pas plus de questions.

— Quand tu m’as retrouvée un peu plus tôt, tu avais dit que tu avais eu beaucoup de mal parce que je m’étais perdue dans un endroit particulier.

Toujours en gardant le même rythme de marche, Fallon jeta un coup d’œil dans ma direction.

— Il y a deux mille ans, c’est ici que sont nés les premiers demi-dieux. Nés d’une prêtresse humaine et d’un dieu, ce dernier en a fait un sanctuaire et un lieu sacré. Quelqu’un qui a contrarié une divinité ne devrait pas y entrer.

Je fronçai les sourcils.

— Tu veux dire que…

À nouveau, un doigt se posa sur mes lèvres, me réduisant au silence. Instinctivement, je m’arrêtai, levant les yeux vers le demi-homme. Son expression était indéchiffrable.

— Ce n’est pas le moment que je te parle de ça. Tu découvriras tout par toi-même un jour ou l’autre.

Bordel ! Mais que s'était-il passé ces dernières années ?

Nous marchions sous les arbres, nos pas éclairés par les rayons de soleil qui s’infiltraient entre les feuillages laissant des marques sur le sol. Fallon pistait l’empreinte magique que j’avais laissée sur mes compagnons en les côtoyant. Il disait que chacun d’entre nous possédait sa propre marque, comme une identité, et qu’avec assez de pratique et de connaissance de cette présence, on pouvait utiliser cette technique de pistage pour sentir n’importe qui dans un périmètre défini.

Malheureusement, avec moi dans le coin, la tâche s’était retrouvée plus ardue et il avait pesté. Il m’avait demandé de masquer mon émanation, et je lui avais lancé un regard de travers. À chaque fois qu’il parlait, j’espérais obtenir des réponses, c’était la raison principale pour laquelle je voulais qu’il reste à mes côtés. Mais toujours plus de doutes s’infiltraient en moi.

Ainsi, nous reprîmes notre marche, l’un derrière l’autre. Soudain, des voix s’élevèrent au loin, brisant le silence de la forêt. Fallon s’arrêta brusquement.

— Je vais te laisser ici. Ils ne sont pas très discrets, tu devrais les rejoindre sans problème. Je resterai dans les parages et te suivrai jusqu’à la capitale.

Je le remerciai d’un signe de tête, une pointe de reconnaissance et d’appréhension dans le regard, puis je m’éloignai en direction des échos. Ils semblaient provenir d’une dispute animée, et plus je m’approchais, plus mon cœur s’emballait. Une dispute semblait avoir éclaté entre les garçons.

— Ce n’est pas possible ! Elle n’a pas pu disparaître comme ça ! tempêtait la voix de Thalion.

— Je n’en sais rien, moi ! Arrête de reporter ta colère contre moi ! pesta une voix plus aiguë que je reconnus comme celle de Léoni.

Je me hâtais de traverser les arbustes, prenant soin d’éviter les branches qui tentaient de me ralentir. Chaque pas faisait craquer des brindilles sous mes pieds, et je m’étonnais qu’ils ne se soient pas déjà retournés. Leur querelle semblait si vive qu’ils ne prêtaient plus attention à ce qui les entourait. Était-ce de la négligence ou un conflit si intense qu’il effaçait tout le reste ?

— Et toi, au lieu de nous fixer avec cet air craintif, tu ferais mieux de nous aider à retrouver ma petite sœur, menaça mon frère d’un grondement.

La personne visée par sa fureur ne répondit pas, au lieu de ça, le bruit d’une violente gifle retentit. Mon cœur fit un bond sous ma cage thoracique.

Pourquoi ne les avais-je toujours pas rejoints ? Ils ne devaient pourtant pas se trouver bien loin, cela faisait déjà une cinquantaine de mètres que leurs voix me parvenaient. Une inquiétude sourde monta en moi.

Puis un bruit plus grave et fort retentit, comme une onde qui secoua l’air. Mon cœur s’emballa, et sans réfléchir, je me mis à courir. Les branches griffaient mon visage, mais je les ignorais. La seule chose qui comptait était d’arriver à temps, avant que la situation ne dégénère.

Enfin, leurs silhouettes apparurent. Jegal, Kay, Thalion… et Léoni. Mon regard s’accrocha à la scène. Thalion avait empoigné son ami par le col, ses traits déformés par la colère. Ils étaient sur le point de se battre. Mon souffle se coupa un instant.

— Léoni ! m’époumonai-je quelque peu effrayée par ce qui aurait pu se passer entre les deux garçons quelques secondes trop tard.

Mon cri fendit l’air, résonnant dans le silence tendu. Mon cœur battait à tout rompre, l’angoisse nouant ma gorge. Thalion et Léoni se figèrent un instant, tous les visages se tournant dans ma direction. Les yeux écarquillés, Léoni repoussa violemment mon frère pour se précipiter vers moi. Il me parlait et me posait énergiquement tout un tas de questions, mais mes yeux restaient plantés sur le brun un peu derrière qui massait sa joue rougie en soupirant. Il ne posa pas un seul instant son regard sur moi. Ce fut Léoni qui me tira de ma rêverie en plaquant chacune de ses mains contre mes joues. Surprise, j’eus un mouvement de recul.

— Anthéa ?

Je tournai la tête, Kay se tenait juste sur ma droite.

— Que s’est-il passé ?

Je retirai les mains de Léoni de mon visage.

— J’ai trébuché et puis je me suis retrouvée toute seule, alors j’ai essayé de vous chercher, mais sans succès.

Mon mensonge lui sembla si peu crédible qu'il roula des yeux avec un soupir exaspéré, tandis que mon frère se détachait lentement du grand arbre contre lequel il s’appuyait.

— Je vais faire un tour, annonça-t-il d’un ton neutre, presque las.

Un silence pesant s’installa, ponctué uniquement par le bruit de ses pas s’éloignant sur le sol feuillu. Nous le regardâmes disparaître dans l’ombre des arbres, sans oser parler. Ce fut seulement lorsqu’il ne fut plus qu’une ombre entre les troncs que je pris une inspiration et décidai enfin de demander des explications.

— Vous étiez sur le point de vous battre.

Léoni lança un regard glacial dans la direction qu’avait empruntée celui qui fut autrefois son complice.

— Ce n’est rien, ton frère est simplement un grand taré, cracha-t-il avec une amertume que je ne lui connaissais pas.

Il se releva et s’éloigna à son tour, le dos légèrement voûté, comme écrasé par le poids de ce moment. Je l'observai marcher d’un pas lourd, prenant la direction opposée à celle de celui qui, je l’espérais, était toujours son ami.

— Laisse-les donc. Ils s’en remettront bien vite. Léoni sait exactement à quel point tu comptes pour Thalion.

Jegal s’approchait de nous avec sa démarche tranquille et mesurée, son ton calme, mais empreint d’une assurance presque rassurante. Pourtant, cette sérénité apparente ne dissipait pas totalement le nœud d’inquiétude qui persistait en moi.

— Vous devriez les laisser un moment, ils seront sans doute plus calmes quand ils reviendront.

J’acquiesçai et laissai mon regard errer autour de moi. Dans ma précipitation à les rejoindre, je n’avais même pas remarqué qu’un peu plus sur ma gauche, le nombre d’arbres diminuait progressivement. L’espace se faisait plus lumineux, et je compris que nous étions proches de la lisière de la forêt.

Le reste de la soirée se déroula sans encombre. Thalion revint de son expédition, le visage rayonnant, à sa manière, comme si le poids de la dispute s’était dissipé. Sans un mot, il attrapa Léoni par le bras et l’entraîna à l’abri des regards. Mon cœur se serra d’appréhension. Et s’ils recommençaient ? J’hésitai à les suivre, mais la sérénité de Jegal me retint. Si nous ne les avions pas encore entendus crier, c’était que tout allait bien.

Et effectivement, une dizaine de minutes plus tard, ils réapparurent côte à côte, presque complices, pour nous enjoindre à plier bagage.

Je croisai de nouveau le regard de Jegal, son expression semblait dire : Je te l’avais bien dit.

Nous quittâmes la forêt et retrouvâmes, à une centaine de mètres de là, le fiacre qui nous avait accompagnés jusqu’à Diksen. Nos affaires avaient été laissées à l’auberge, mais un mot de Zacarías nous attendait. Il nous indiquait des arrêts sûrs en chemin et nous informait que nos poursuivants avaient déjà quitté la ville.

La nuit venait de tomber lorsque la carriole ralentit sous l’ordre de Jegal. Léoni descendit en compagnie de Kay, tandis que mon frère me fit signe de rester à l’intérieur.

Je m’installai contre la paroi de l’habitacle, me calant dans un coin, fixant l’horizon avec appréhension. Mes paupières commencèrent à papillonner sous le poids de la fatigue. Quelques secondes plus tard, je sentis vaguement le fiacre se stabiliser. Je ne réagis même pas lorsque Thalion revint et déposa sur moi, avec une douceur infinie, une couverture encore chaude. Un léger sourire vint illuminer son visage alors que je fermais les yeux.

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