CHAPITRE 15 - bruissements de langue

CHAPITRE 15
- bruissements de langue -

Luttant contre le vent, Marco s’en alla rejoindre l’autre bout de la plage. Là où elle prenait bientôt fin. Là où les nombreux rochers repoussaient les autres vacanciers. Là où les crabes avaient laissé le plus grand nombre de croque-cirqueules. Là où Lili et lui se donnaient tacitement rendez-vous et se retrouvaient.

— Bonjour ! dit Lili qui était déjà sur place.
— Bonjour, dit Marco. Je ne peux pas rester trop longtemps. On va manger tôt ce midi pour aller au grand aquarium après.
— Oh, tu vas à l’aquarium de la ville ?
— Oui, on fait la visite tous les ans.
Une visite que Marco attendait chaque année avec impatience d’habitude, mais qui, cette fois, lui semblait bien peu propice à la résolution de leur mystère. 
— Tu ne seras pas là cet après-midi alors ?
— Non, dit Marco. Désolé. Tu as trouvé de nouveaux indices ?
— Des indices ?
— Oui, pour résoudre le mystère. Il faut que l’on trouve plus d’éléments pour tenter de comprendre ce qui ne va pas avec la Tortue.
— Oh, non, je n’ai rien de plus et je m’inquiète beaucoup. C’est dur de ne pas savoir quoi faire.
— Eh bien moi j’aimerais bien aller interroger ta grand-mère.
— Ma grand-mère ?
— Oui. Elle est vieille et elle habite ici depuis très très longtemps, peut-être qu’elle sait ce qu’il se passe ?
— Oh, mais tu sais, elle ne parle quasi plus, et encore moins dans ta langue.
— Ah bon ? demanda Marco, stupéfait.
— Oui, elle parle la langue du lac. Mais elle comprend un peu la tienne.
Marco n’était pas prêt à ce que son idée, qu’il trouvait très bonne, meure aussi rapidement.
— Eh bien essayons tout de même ! dit-il.
— Oui, tu as raison, cela vaut le coup d’essayer. Tiens, dit Lili.
Elle lui tendit la boîte de poudre magique. Mais Marco la repoussa.
— Pas cette fois, c’est trop risqué. Mon père peut venir me chercher à tout moment.
— Mais comment tu veux parler à ma grand-mère si tu ne la vois pas ?
— Je vais utiliser la technique que tu m’as donnée. Je vais regarder à côté.
Lili le regarda, un peu septique. 
— Bon, dit-elle finalement. Alors on y va ?
— Oui.

La souche d’arbre était toujours là, devant la vieille cabane. Marco tenta de regarder bien au loin, vers un rocher situer un peu sur la gauche. Et l’espace d’un instant, la souche devint une vieille dame, à la peau bleue et regardant l’horizon. 

Mais alors qu’il s’approchait, il se rendit compte que la tâche ne serait pas si facile. À chaque pas la vieille femme disparaissait et il doutait même de l’avoir jamais vue. Alors il regardait de nouveau en biais, faisant la mise au point ailleurs et elle lui réapparaissait le temps d’un souffle, avant de s’estomper de nouveau.

Lorsqu’il la rejoignirent enfin, la silhouette de la grand-mère ne bougea pas d’un pouce. Manifestement, elle s’était habituée à ne jamais interagir avec les passants. 

— Bonjour Madame, dit Marco.

Mais le temps de le dire, la dame en question était redevenue arbre et Marco se sentit un peu ridicule. Alors il choisit un petit rocher légèrement sur la gauche de la souche et le fixa définitivement, de toute ses forces.

La grand-mère lui réapparut. Elle n’avait pas bougé ni répondu.

— Euh, bonjour ? réessaya Marco.

Mais toujours rien. Pas un mouvement dans sa direction, pas un cillement. 

Alors Lili prit la parole, dans un chuintement que Marco ne sut reconnaître. Une poignée de syllabes étranges, chuchotantes et gutturales.

Et la grand mère leva la tête. Elle se tourna vers Lili dans un premier temps. Lili qui reprit la parole de sa voix bruissante et mélodieuse. Et la grand-mère pencha enfin la tête vers Marco.

Il fit l’erreur de chercher à croiser le regard de la vieille femme, il ne rencontra que des feuilles d’arbres, alors il agrippa de nouveau des yeux le petit rocher qu’il avait choisit plus tôt.

La grand-mère s’était enfin tournée vers lui, le regard surpris et amusé.

Elle marmonna quelque chose que Marco ne comprit pas puis tendit la main pour le toucher. Les doigts courts et osseux se posèrent sur la joue de Marco. Dès que le contact se fit, la grand-mère lui apparut dans toute sa réalité. Leurs regards se croisèrent enfin ; elle avait les yeux bleu profond et la pupille en amande.

— Bonjour, répéta Marco pour la troisième fois.
— Pose lui ta question, lui intima Lili.
— Bonjour, euh, nous pensons que la Grande Tortue ne va pas bien. Est-ce que vous savez ce qu’il se passe ? Est-ce que c’est déjà arrivé avant ?

La grand-mère s’était crispée en entendant le mot “grande tortue”. Son sourire avait disparu et son regard se fit plus grave. Elle répondit d’une voix faible et dans cette langue si particulière que Marco ne pouvait comprendre. Craquements et sifflements, chant et murmures. Marco se tourna vers Lili, en attente d’une traduction.
— Euh, ce n’est pas très compréhensible, dit-elle. Je t’avais prévenu, elle n’a pas toute sa tête. Mais elle parle bien de papillons, de vent et de crabes. Elle évoque aussi un cercle, une boucle. Un cycle peut-être ?
— Un cycle ?
— Je ne sais pas trop. Elle parle de solitude aussi.
— Oh.
Les deux habitantes du lac échangèrent encore un peu, dans leur langue que Marco ne pouvait comprendre.
— Je peine à lui en faire dire plus, dit finalement Lili à Marco.
Elle avait le visage triste, et les larmes aux yeux.
— Pourquoi tu pleures ? demanda Marco.
— Je m’inquiète, le cycle et la solitude, j’ai peur que la Grande Tortue ne parte.
— Mais as-tu demandé s’il y avait quelque chose qu’on pouvait faire ?
Lili se tourna de nouveau vers sa grand-mère et elles échangèrent bruissements et claquements supplémentaires

Après un dernier silence, la grand-mère se pencha péniblement pour attraper une branche qui trainait à ses pieds. 
Et regardant Marco, elle dessina de son bout de bois un grand cercle dans le sable. Un cercle qu’elle traça avec insistance, en se tournant plusieurs fois vers Marco et lui pointant du doigt son centre.

— Hshasteun, disait-elle. Hshasteun.

Marco se tourna vers Lili, pour l'interroger du regard.

— Le cycle, lui dit-elle. Le cycle.