Chapitre 15 : Fuite

Lyra se tourna vers la fenêtre. L’hiver naissant couvrait le domaine d’ocre et de brun. Elle soupira. Elle préférait le printemps et son renouveau. Cette saison la rendait nostalgique.

Elle caressa la robe de soie et de cachemire, aux dentelles riches doublées d’or. Ash n’avait pas menti. Elle recevait les honneurs d’une reine. Serviteurs, nourritures, vêtements… Seule la musique laissait à désirer. À croire que seuls les mauvais troubadours acceptaient de venir se produire au château Valdorien.

Lyra s’ennuyait. On ne la laissait aller nulle part et tant que l’héritier ne serait pas là, cela perdurerait. Le savoir viendrait à elle une fois l’héritier venu. Sauf que Ash ne venait pas l’honorer. Lyra s’était proposée le soir-même de son accouchement, jour merveilleux où Kaïna était entrée dans sa vie. Petite fille pétillante au regard profond.

Ash avait blêmi à l’idée de devoir faire cela alors que Lyra saignait encore. Puis ce fut l’allaitement. Risquer que du lait le touche ? Ash partait en courant. Lyra soupira encore. Aucun héritier ne viendrait si Ash n’y mettait pas un peu du sien. Elle attrapa un verre et, de frustration, le lançant contre un mur.

- Hé ! s’exclama une voix masculine.

Lyra était censée être seule dans la pièce. Terrifiée à l’idée que Kaelan puisse se trouver là malgré la sécurité renforcée, elle ouvrit la bouche pour hurler. Le cri d’alerte ne fit bouger personne. Les gardes devant la porte auraient dû débouler et pourtant, rien.

- C’est moi, dit Fynn en apparaissant. Personne ne viendra. J’ai crée une bulle de silence autour de nous.

Lyra se figea à la vue du barde. Que faisait-il ici ? Son odeur fit battre son cœur. Elle eut envie de mordiller ce menton anguleux, de partir à la recherche de sa langue avec la sienne, de caresser son torse musclé, de passer ses doigts dans ses cheveux courts. Qu’il était beau !

Elle repoussa ses envies physiques pour laisser sa colère prendre le dessus.

- Comment oses-tu te présenter devant moi ! hurla-t-elle. Après ce que tu m’as fait !

- Laisse-moi parler, s’il te plaît, supplia Fynn, les deux mains levées, paumes vers elle, en signe de paix.

- Tu m’as livrée à mon poursuivant !

- Tu l’as épousé, si j’ai bien compris, répliqua-t-il.

Lyra s’en figea. Elle ouvrit la bouche plusieurs fois avant de la refermer, incapable de trouver quoi rétorquer à ça.

- Qu’est-ce que tu fais là ? finit-elle par articuler. Enfin, je veux dire… Pourquoi t’étais pas là ?

- Pourquoi je suis là ou pourquoi je n’y étais pas ? Il faudrait savoir…

- J’ai espéré te trouver ici en venant. Tu n’y étais pas, accusa-t-elle.

- Tu m’engueules parce que je viens te voir et tu m’engueules parce que je n’étais pas là plus tôt ?

Lyra s’en trouva rouge de confusion. Elle le désirait. Elle le haïssait. Elle l’aimait. Elle lui en voulait. Fynn ricana et le doux son détendit Lyra dont les épaules s’affaissèrent. Les mains de Lyra tremblaient, trahissant son trouble. Elle luttait pour maintenir une façade de calme, mais son corps se souvenait de chaque caresse, de chaque moment partagé avec Fynn.

- Bon, d’accord, admit-elle. Raconte.

Elle s’apprêta à activer le mode « prudence ». Elle en avait assez de se faire promener. Faire attention à la flatterie. Quel dommage que Ash ait refusé de lui enseigner l’utilisation de la rune de détection des mensonges. Cela lui serait tellement utile !

- Tout d’abord, commença Fynn, sache que j’ignorais qu’il fallait tuer pour obtenir le pouvoir de quelqu’un.

Lyra allait lui lancer une réplique cinglante. Elle ouvrit la bouche puis la referma. Après tout, elle-même l’ignorait avant de rencontrer Omicron Elara.

- Je ne suis qu’un barde, poursuivit Fynn, profitant de la réflexion de son interlocutrice. Ash et ses sbires offraient de nombreuses récompenses pour nos informations et ils payaient rubis sur ongle. Sauf que je voulais le pouvoir… sans trop savoir pourquoi, remarque bien.

- Tu es un excellent barde. Tu gagnais bien ta vie. Nous étions heureux.

- Sauf qu’il y avait… ça… entre nous, dit-il en désignant son corps masqué sous la robe de soie. Que tu sois obligée de te cacher me désolait. Je rêvais… de vivre libre avec toi.

- Alors tu m’as livrée à Ash ! s’écria Lyra, abasourdie.

- Tu n’en voulais pas, de ce pouvoir. Je croyais qu’ils allaient… Je ne sais pas… Danser nus sous la pleine lune, te recouvrir de gui en récitant des incantations et paf ! Le pouvoir irait de toi à lui. Je n’ai pas imaginé un seul instant que tu devais mourir. Je te le jure, Lyra ! Je t’aime. Je ne t’ai jamais voulu de mal.

Le cœur de Lyra semblait se déchirer entre l'amour qu'elle ressentait encore pour Fynn et la colère brûlante provoquée par sa trahison. Chaque mot, chaque geste du barde ravivait ce conflit intérieur, la laissant désorientée et vulnérable.

- Tu as tué Omicron Elara, rappela Lyra.

- J’étais au milieu d’eux. Ils m’enjoignaient à le faire. J’étais pété de trouille. Cela faisait des saisons que je les emmerdais avec ça, que je réclamais, que je les couvrais de cadeaux et d’informations… dans le but d’obtenir le pouvoir. Je serais passé pour quoi en refusant au dernier moment ?

Lyra grimaça. Difficile de s’opposer au groupe. Elle comprenait sans pardonner.

- Et puis, si j’avais refusé, l’un d’entre eux l’aurait fait. La conséquence aurait juste été que je n’aurais pas eu ce pouvoir et eux, oui.

Lyra dut admettre qu’il n’avait pas tort. Ce n’était pas comme s’ils auraient laissé Omicron Elara repartir libre.

- La suite ne s’est pas exactement déroulée comme je l’espérais, admit Fynn.

- Comment ça ? interrogea Lyra.

- En prenant ce pouvoir, je quittais la guilde des troubadours.

- Ah bon ? Pourquoi ?

- C’est interdit. Aucun porteur de pouvoir ne peut apprendre la musique.

Lyra cligna plusieurs fois des yeux. Quelle pouvait être la raison de cette règle débile ? Quel rapport entre la magie et la musique ?

- C’est pourquoi la plupart des maîtres de musique ne prennent des apprentis qu’adultes, expliqua Fynn.

D’où la qualité pourrie des bardes venus se produire au château, comprit Lyra.

- K’Ren a choisi de prendre des enfants, quitte à risquer qu’ils développent un pouvoir. La probabilité que cela se produise est minime. Il n’empêche qu’il enfreint la loi en agissant de la sorte.

- Mais la conséquence est qu’il produit des artistes de qualité.

Fynn acquiesça d’un geste.

- Pourquoi avoir désiré ce pouvoir s’il t’éloigne de ta guilde ? Ne sont-ils pas ta famille ?

- J’ai été formé enfant, rappela Fynn. Je suis super doué. Ils sont jaloux. Ils ne m’apprécient guère. Toute mon enfance, j’ai été scruté, surveillé, jalousé. Je me sens si seul. J’espérais intégrer une nouvelle famille, celle des sorciers.

- Je ne te suffisais pas, en conclut Lyra, peinée.

- J’ai vu l’occasion d’avoir les deux, admit Fynn. Encore une fois, je ne pensais pas te perdre dans la manœuvre.

Lyra grimaça. Elle n’était qu’à moitié convaincue.

- Je n’avais pas prévu qu’ils ne m’accepteraient jamais parmi eux, murmura Fynn en détournant le regard. Ils forment un groupe soudé mais surtout et avant tout un groupe familial et moi, je ne suis pas de leur sang. Ils m’ont refusé l’accès au savoir. Je devais apprendre à me servir moi-même de mes runes. Ils m’ont demandé de m’occuper du linge, de la cuisine.

- Tu étais leur serviteur ? s’étrangla Lyra.

- C’est ça. Quand j’ai voulu me rebeller, ils m’ont mis une dague en argent sur le cœur, me rappelant qu’ils seraient ravis de le prendre, eux, ce pouvoir dont je ne savais même pas me servir.

Lyra en fut très peinée pour Fynn. Elle n’avait rien observé de tel au château depuis son arrivée mais il fallait dire qu’elle ne sortait pas beaucoup de ses appartements.

- J’ai fini par aller trouver Ash, espérant qu’il se montrerait clément. Il m’a écouté avec calme et patience puis il… Putain de merde. Ce n’était pourtant pas la première fois que ça se produisait. J’ai tendance à avoir cet effet-là. Des spectateurs venus me réclamer un moment en particulier à la fin du spectacle, c’est banal. Sauf que d’habitude, je refuse.

- De lui faire un show privé ? s’étonna Lyra.

Fynn la transperça des yeux et là, Lyra comprit. Ash n’avait pas réclamé de Fynn de la musique mais un moment intime. Lyra serra la mâchoire. Ash avait flashé sur Fynn. Voilà qui compliquait la situation.

- Tu l’as fait ? chuchota-t-elle. Tu as…

- Non, dit Fynn. Personne ne touche à mon cul. Personne !

Lyra en avait fait l’expérience. Pas question de s’approcher, même avec un petit doigt ou une langue, de cette partie de l’anatomie de Fynn. Cela n’était guère dérangeant pour Lyra qui se contentait très bien du reste de son corps parfait.

- Je suis parti sous son regard brûlant, poursuivit Fynn. Il savait que j’allais revenir. Après tout, quel autre choix avais-je ? Si j’osais quitter le château, je devenais une proie. Celle des magiciens impériaux qui traquent les sorciers. Celle des sorciers avides de mon pouvoir. J’étais prisonnier et à sa merci. Ce n’était qu’une question de temps et Ash est patient.

Lyra fronça les sourcils.

- Je les ai envoyés se faire foutre. Je me suis barré, indiqua Fynn. Ils me prenaient pour un naze. Je les ai détrompés.

Lyra sourit. Elle adorait voir son amoureux aussi sûr de lui.

- Je portais trois runes. L’une d’elle permettait, je le savais, de faire apparaître des illusions. Un dragon ou autre chose. J’ai touché la marque sur ma cuisse, la plus accessible, en pensant à un chat et le félin est apparu. Victoire du premier coup. Je me suis caché et entraîné. Je me suis crée une nouvelle identité.

À ces mots, le visage de Fynn changea pour devenir un homme chauve à la peau noire.

- Je suis un mauvais barde qui vend ses services pour quelques morceaux de viande, dit le black.

- C’est fou ! Même ta voix a changé !

- C’est comme ça que je fais pour que personne ne nous entende. Nous sommes entourés de l’illusion du silence.

Lyra regarda autour d’elle sans rien voir.

- Omicron Elara ne savait pas rendre ses illusions sonores. Tu maîtrises cette rune mieux qu’elle ! s’exclama Lyra. Tu parviens à maintenir l’illusion du silence tout en modifiant ton apparence et ta voix !

- J’ignore à quoi servent mes deux autres runes, précisa Fynn. Je me suis concentré sur celle-là et je n’ai pas été embêté. La nouvelle de l’accession d’Ash au trône de Valdoria a fini par arriver à mes oreilles. Je suis venu voir, par curiosité et par habitude. Les bardes se rendent à ce genre d’événements pour les raconter ensuite. J’avoue avoir été très surpris de te trouver à ses côtés.

- Demande spéciale de l’empereur, indiqua Lyra. La seule manière de préserver la paix.

Fynn hocha la tête.

- Je déteste Ash, admit Lyra et le dire lui fit un bien fou. Je déteste vivre ici, enfermée entre quatre murs.

- Partons ensemble, proposa Fynn en lui tendant la main. Revivons nos aventures de bohème. Je suis devenu plutôt doué en illusion. Nul ne pourra nous retrouver. Ensemble. Libres !

Lyra sentit son cœur fondre. Ces mots… Elle avait toujours rêvé de les entendre. Elle attrapa la main tendue, un immense sourire barrant son visage. Tandis qu’il l’amenait vers la fenêtre, elle lâcha sa main. Fynn lui envoya un regard inquiet.

- Attends ! Je ne peux pas… Viens…

Elle s’engouffra dans la porte voisine. Fynn l’y suivit d’un pas mal assuré. Il la retrouva, un bébé vêtu d’une jolie robe rose dans les bras.

- Je te présente Kaïna, indiqua Lyra.

- Tu ne vas pas prendre son enfant à Ash ! s’étrangla Fynn en jetant des regards effrayés autour de lui. Ils vont tous nous…

- Kaïna n’est pas la fille d’Ash, précisa Lyra. C’est la tienne.

Fynn se décomposa à ces mots puis un sourire naquit, d’abord timide puis immense.

- Ma fille ? Notre fille ?

Il la prit dans ses bras en riant. Il exultait de joie.

- J’ai une fille ! dansa-t-il alors que le bébé ouvrait sur lui des yeux amusés.

Il saisit ses doigts entre les siens.

- Je suis le plus heureux des hommes, annonça-t-il. Partons, maintenant ! Avant que quelqu’un n’arrive !

Ils sortirent par la fenêtre. Escalader la paroi avec Kaïna ne fut pas aisé mais ils y parvinrent. De nombreux gardes patrouillaient dans le parc mais les illusions de néant et de silence de Fynn rendirent la traversée aisée.

Lyra observait avec fascination les illusions de Fynn prendre vie autour d'eux. L'air semblait onduler, créant un voile invisible qui les protégeait des regards. Elle réalisa la puissance et le potentiel de ces pouvoirs qu'ils commençaient à peine à explorer.

Chaque pas hors du château semblait à Lyra à la fois une victoire et un danger. Son cœur battait la chamade, ses sens en alerte, craignant à chaque instant d'entendre l'alarme retentir ou de voir des gardes surgir.

- Incroyable ! s’exclama Lyra une fois qu’ils furent loin du domaine royale Valdorien. Pourquoi Omicron Elara n’a-t-elle pas fait ça ?

Fynn haussa les épaules.

- Où allons-nous ? demanda-t-il.

- Nous avons besoin de savoir à quoi servent tes runes, dit Lyra. Les illusions, c’est bien, mais c’est dommage de ne pas utiliser les deux autres.

- Et tes glyphes ? demanda Fynn.

- Je n’en connais l’usage que d’une seule et je vais devoir m’entraîner.

Fynn hocha la tête.

- On obtient le savoir comment ?

Lyra réfléchit puis plissa les paupières.

- Rendons-nous au désert des Alphas.

- Pourquoi faire ? demanda Fynn.

- Tu sais lire, n’est-ce pas ?

- Bien sûr ! s’exclama Fynn.

- Alors nous y trouverons la réponse.

- Dans le désert ? s’étonna Fynn avant de la suivre.

Alors qu'elle tenait Kaïna dans ses bras, Lyra fut saisie par le poids de sa responsabilité. Comment allait-elle protéger sa fille dans un monde qu'elle commençait à peine à comprendre ? L'aventure qui s'ouvrait devant eux était à la fois exaltante et terrifiante.

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