Moebius la guida d’une main ferme dans le dédale des dépendances de service.
Mutique, Diane se laissait tirer d’un coin de mur à l’autre telle une poupée de chiffon.
Ils atteignirent sans encombre une petite poterne à un angle du rempart en pierres irrégulières. Moebius lui fit signe de ne pas bouger et escalada la paroi pour passer derrière. Un moment plus tard, la porte s’ouvrit de l’extérieur, et il réapparut, un garde étendu à ses pieds. Au loin, un llama hennit.
Il lui fit ensuite descendre un escalier abrupt et glissant. En contrebas, un chariot attendait, devant une douzaine de llamas de bât. Moebius la tint en retrait derrière lui le temps d’arriver à la hauteur du conducteur, qui sauta à terre. Puis lui fit signe de grimper dans le véhicule bâché.
Sans desserrer les dents, Diane se trouva une petite place sur un banc entre plusieurs caisses qui sentaient l’huile et le bois et s’assit en silence, les bras croisés. Dehors, Moebius échangea quelques mots à voix basse avec le dénommé Tobias, et leur souhaita bonne chance.
Puis le chariot tangua lorsque le conducteur remonta sur son siège et fit prendre le pas à ses animaux. Dans la quiétude de la nuit, les sabots ne claquèrent pas sur les pavés. Juste avant de tourner au coin de la rue, Diane ne put s’empêcher de soulever la toile pour jeter un œil derrière eux. Moebius n’était plus là.
— Restez cachée !
Elle lâcha la bâche et pleura en silence, beaucoup.
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Le convoi ne s’arrêta que plusieurs heures plus tard, en haut d’une petite crête qui surplombait la ville. Tobias tira la tenture et lui fit signe de descendre.
— Si vous avez besoin de vous dégourdir les jambes c’est maintenant ! La prochaine pause risque d’être loin.
Elle émergea du chariot lentement en se frottant les yeux sous sa capuche. Penché près de deux chevaux, son guide enlevait du tissu et du cuir de sous les sabots. Diane fit le tour du véhicule. Les deux équidés ne payaient pas de mine, mais elle était déjà un peu surprise que ce monsieur Tobias en possède.
De l’autre côté de la vallée, perché sur son escarpement rocheux, le palais prenait des couleurs avec les premières lueurs de l’aube. Entre la ville haute et eux, s’étendaient les quartiers populaires, le port et les champs flottants. Diane se détourna en serrant le manteau autour d’elle. Elle s’approcha des llamas chargés qui mâchaient tranquillement de l’herbe.
Le marchand rangea les protège-sabots dans le chariot et lui tendit une outre, avec l’air gauche de celui qui ne sait pas comment s’adresser à elle.
— Il va faire chaud aujourd’hui. Prenez ça.
Elle but de l’eau directement au goulot et la rendit au camelot.
— Je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Tobias. Ça fait bizarre de parler à une princesse.
Diane haussa les épaules. Elle n’avait pas envie de converser. Elle sentit sa gorge se nouer à nouveau et refoula ses larmes.
— Baissez votre capuche que je vois à quel point votre tête vous trahit. S’il vous plait.
Elle s’exécuta. Tobias surjoua une grimace horrifiée, puis tendit le bras pour attraper un paquet qu’il lui jeta.
— Fouillez dans la malle ici, ya de la graisse. Salissez-vous. Et changez-vous. On trouvera mieux plus tard.
Elle dénicha un gros pot qui sentait le suif dans le coffre indiqué, puis étala le contenu du baluchon : un huipil jaune déjà tâché, une tunique presque identique à celle qu’elle portait, et de quoi cacher ses cheveux trop bruns dans un grand fichu.
Diane décida de garder l’habit propre dans son sac, enfila le huipil en retenant une grimace, et rassembla ses longues tresses dans le foulard comme elle le put. Puis elle s’accroupit, ouvrit le récipient odorant, s’en badigeonna le visage avant de s’essuyer généreusement les mains sur ses vêtements.
— C’est pas trop mal, approuva son nouveau guide. Remontez derrière. Je vous dirai quand sortir.
Diane s’assit de nouveau entre les coffres, puis se releva, dérangée par un objet dans une des poches du manteau sombre que l’égy lui avait donné. Elle trouva une petite dague, noire et mate, avec une lame de la taille de son pouce.
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Le soleil était totalement levé lorsque Tobias poussa la bâche qui le séparait de sa passagère et l’attacha sur le côté.
Diane serra les pans du manteau contre elle.
— J’ouvrirai ce panneau quand ce sera calme. Si je ferme sans prévenir, planquez-vous. Vous voyez la planche abîmée ? Dessous, il y a une cachette plaquée de kerrium.
Elle opina. Ceci expliquait les chevaux. Ce monsieur ne vendait manifestement pas que ce qu’indiquaient les nœuds sur les cordes colorées du quipu, à sa taille.
— Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas. Je ne mords pas.
Tobias se redressa sur son banc, tout sourire. Devant le dos de son conducteur, elle voyait les oreilles du cheval de droite qui bougeaient en rythme. Plus loin, à l’horizon, les montagnes où Moebius avait précisé qu’elle trouverait l’ermite. Elle soupira.
À plusieurs reprises, la bâche se ferma brusquement et elle se glissa avec difficulté dans la trappe, la tête de travers pour tenir dans l’étroit double fond.
L’homme tentait régulièrement de la sortir de son mutisme, en vain. Elle n’avait pas la force de socialiser. Et pas décidé s’il inspirait confiance.
Après une nouvelle alerte, Tobias tira la toile et l’attacha, entrebâillée.
— Bon, vous avez faim ?
Diane haussa les épaules.
— Trouvez-vous un nom, aussi. Que je sache comment vous présenter si nécessaire.
Tobias arrêta la voiture, nourrit les chevaux et monta s’asseoir sur un coffre en face d’elle.
— Tenez, dit-il en lui tendant du pain. Si je vous laisse refuser de manger, Moebius va me tuer.
Diane serra les dents, mais son estomac gargouillait. Elle n’avait rien avalé depuis la veille au soir. Elle prit la petite miche tendre. Tobias sortit des fruits et de la viande séchée, qu’ils partagèrent en silence.
— Je vous remercie… souffla-t-elle.
— Mais c’est qu’elle parle !
-°-
Plus tard, alors qu’ils entamaient une faible déclinaison, Tobias ralentit les chevaux et lui fit signe de venir à côté de lui. Ils descendaient vers une grande vallée parsemée de petits villages. Diane s’assit sur le banc en plein soleil et ôta immédiatement le manteau noir.
— Il faudra faire attention, on dirait qu’il y a une troupe au nord, déclara le marchand en tendant le bras vers une zone de prairies humides.
Diane plissa les yeux. Elle distinguait effectivement plusieurs rangées de minuscules tentes sur des buttes.
— Je ne peux pas lire les bannières d’ici, l’informa-t-elle.
— Je vais faire un petit détour, c’est plus sûr.
Diane contempla ses mains un moment en mordillant sa lèvre inférieure.
— Comment le connaissez-vous ? finit-elle par demander.
Tobias lui jeta un regard en coin.
— Je suppose que vous parlez de Moebius ? Je l’ai rencontré juste avant qu’il passe Maître. Il m’a sauvé la vie.
La tentation d’en savoir plus l’étreint, mais, le dépit s’additionnant à la mauvaise foi, Diane refusa de quémander des précisions.
— Caravanier, j’aime ça, mais ça ne paie pas, soupira tout de même Tobias, et elle l’en remercia intérieurement. Pour palier à ce problème, je prends des courses pour des gens qui n’ont pas envie que l’on découvre ce qu’ils font transporter et où.
— D’où la trappe.
Tobias haussa un sourcil.
— Tout à fait. Donc, il m’arrive souvent de me promener dans les rues à des heures peu recommandables. Un jour, j’ai été arrêté pour le meurtre d’un prêtre et reconnu par un témoin. J’étais bien sur le chemin à ce moment-là pour une livraison, mais certainement pas pour tuer quelqu’un ! Bref, à mon audience je ne pouvais pas dire ce que je livrais, ni à qui je livrais, donc même les chiens ne voulaient plus de mes os. Sauf que quand les jurés se sont levés pour annoncer ma fin, un type en noir est rentré, est allé jusqu’à l’estrade et a posé un document scellé sur le bureau du président, à qui il a dit « Cet homme est innocent. C’est moi qui ai exécuté le prêtre au nom de la confrérie. Voici le mandat ». J’ai été libéré. Personne ne remet en cause les missions de la confrérie.
— S’agissait-il vraiment lui ?
— Je pense, oui. Après tout, c’est son métier. Et je ne l’ai jamais vu mentir.
— Moi, si.
Diane avait chaud aux joues, aux épaules. Le soleil lui piquait les yeux. De gros nuages s’amoncelaient à l’horizon mais la pluie n’allait pas tomber avant longtemps.
— Vous n’auriez pas un chapeau ?
Tobias fouilla d’une main sous son siège et lui tendit un vilain feutre gris, très grand et très vieux.
-°-
Elle se cacha, un peu à contrecœur, lorsque le chemin sortit du bois qui couvrait le bas de la pente. Tobias se mit à imiter les oiseaux.
Ils franchirent plusieurs hameaux. Contrairement aux habitations au sud, ici les paysans construisaient plusieurs petites maisons sur des buttes circulaires, y compris dans les coteaux, certainement pour prévenir les inondations lors des fortes pluies. Même les temples suivaient ce modèle.
Les villageois rentraient chez eux à leur passage, ou évitaient de les regarder. Tobias cessa de siffloter.
— On risque d’avoir du mal à se ravitailler dans les patelins, les gens ont peur, dit-il à travers la toile de bâche alors qu’ils quittaient un nouveau hameau.
— Vous pensez vraiment que la contestation de la succession menée par les loyalistes peut conduire à la guerre civile ? demanda-t-elle.
— Ces gens ne vont pas s’entre-tuer pour un roi. Par contre pour manger, si. Le problème, c’est si la succession empêche les gens de manger.
-°-
Ils remontèrent lentement l’autre versant de la vallée. Le soleil descendait et les nuages s’approchaient. Tobias lui fit signe qu’elle pouvait revenir s’asseoir à l’avant.
— On va s’arrêter juste après le col, annonça-t-il en regardant le ciel. Je dois tenir compte de mes llamas. Ce ne sont pas des animaux endurants, comparés aux chevaux. En plus j’ai de la viande pour ce soir, si nous attendons qu’il pleuve nous devrons la manger crue.
Tobias dévia du chemin peu après le sommet de la colline et immobilisa sa caravane dans une modeste clairière qu’il avait l’air de connaître, hors de vue depuis la route.
— Vous pouvez trouver du bois ?
Diane se sentait glacée. Elle fit le tour des arbres qui les entouraient, contente de pouvoir bouger un peu pour se réchauffer. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours et elle n’éprouva pas de difficulté à rassembler des branches sèches. Elle observa Tobias préparer un tas de petites tiges pour que le feu prenne bien, gardant les grosses pour l’alimenter plus tard.
— Retournez en ramasser tant qu’il fait encore soleil, mettez-les sous le chariot. On sera contents d’avoir du bois sec demain matin.
Elle fit plusieurs allers-retours pendant que Tobias dételait les animaux et vérifiait leurs pieds. Ils mangèrent en regardant la lumière disparaître. Puis il lui expliqua qu’il allait dormir un peu, pour pouvoir monter la garde ensuite. Une fois livrée à elle-même à l’avant du chariot, elle alluma la petite veilleuse, plus pour le confort que pour se rassurer. Elle éternua et se frictionna les bras. Il ne manquait plus qu’un coup de froid.
Diane se redressa et alla voir les animaux, pour se maintenir éveillée. Les bêtes somnolaient, ou paissaient sans broncher. Un llama ventru vint se frotter la tête contre elle à son passage. Elle retourna s’asseoir près des flammes mourantes, désœuvrée.
Le vent s’était levé, faisait rougeoyer les braises. Les branches bruissaient les unes contre les autres, craquaient parfois. Un oiseau nocturne chantait sporadiquement. De grosses et lourdes gouttes d’eau commencèrent à tomber, et elle grimpa sur le banc conducteur, protégé par un auvent, abandonnant le feu aux éléments. Le battement régulier de la pluie sur la toile l’apaisait. Elle éternua à nouveau et remonta ses genoux sous son menton.
Un picotement dans ses doigts la réveilla. La veilleuse dans ses mains s’était éteinte.
Diane frissonna. Les animaux s’agitaient et piétinaient. Elle tenta de rallumer la lumière, en vain. Elle fit le tour du chariot sous le déluge, s’efforçant de percer l’obscurité humide à la seule force de ses yeux.
— Mademoiselle ?
— Ici ! Les llamas sont effrayés…
Tobias la rejoint avec une lourde lampe tempête. Elle plissa les yeux, éblouie.
— Montez dans le chariot. C’est probablement un petit carnivore. Dans ce coin il n’y a rien de bien gros.
Tobias accrocha la lumière à sa taille et sortit une fronde. Elle se hissa à l’arrière et tendit l’oreille. Le ruissellement de la pluie couvrait les autres sons. Son guide réapparut rapidement avec un sourire.
— C’était un jeune loup curieux. Je viens de lui apprendre à ne pas s’approcher des humains tout seul. Reposez-vous, je prends le relai.
Diane s’allongea à même le sol, entre les boites diverses empilées, et s’endormit immédiatement.
-°-
Elle se réveilla et se frotta les yeux avec l’impression qu’on lui avait enfoncé le nez dans le visage. Elle était malade. Elle tira sur les pans du manteau dans l’espoir de couper le courant d’air qui lui glaçait les pieds. Elle ne voyait aucune lumière, il devait faire encore nuit.
Diane s’enroula dans un épais tissu trouvé entre deux caisses. Il sentait l’humidité et la rouille, mais elle avait froid. Quel bel appel à l’humilité. Elle n’avait jamais souffert du froid avant son séjour désastreux à la confrérie. Elle ne connaissait rien aux difficultés des gens normaux. Elle apercevait tant à apprendre, et si peu de temps.
Elle fut réveillée par la chute d’une petite boite. Le chariot avait repris sa route. Entre les pans de tissus, le soleil avait l’air haut. Elle s’étira. Elle ne se sentait pas en forme, mais dans un sens, c’était un soulagement de ne pas se trouver encore moins bien.
— Tobias ? souffla-t-elle.
La bâche s’ouvrit. Elle enfonça le vieux chapeau par-dessus son foulard et enjamba le banc en se grattant dans le cou sous sa coiffe.
— Vous allez mieux ? demanda Tobias en accrochant la toile sur le côté du chariot.
Elle s’assit près de l’horloger en s’autorisant une petite moue.
— Vous n’avez qu’à m’appeler Madeleine, coassa-t-elle. Et pour le reste, je vous laisse libre de monter une histoire, je pense que vous avez plus d’expérience que moi des motivations des voyageuses.
Tobias rit et lui tendit une main.
— D’accord, mais il faudra arrêter les « vous ». Ce n’est pas crédible du tout.
Elle hésita, saisit la main de Tobias, qui la lui secoua comme s’il tentait d’en faire tomber des cosses.
— Bien. Je t’ai gardé à manger dans la besace, ici.
Diane ne se fit pas prier, puis elle rentra se cacher dans le chariot alors qu’ils approchaient un hameau. Elle ôta le chapeau et resserra sa coiffe. La fièvre avait collé ses cheveux. La peau de son crâne la démangeait. Diane eut une grimace de dégout. Combien de temps pouvait-on s’abstenir de se laver avant d’attraper des parasites ?
Tobias fit semblant de chercher sa route auprès d’un vieil homme. Ils prirent un petit trot après le village et mirent un peu de distance derrière eux. Quand les chevaux repassèrent au pas, elle demanda à descendre se soulager.
— N’est-il pas possible de voyager plus rapidement ? s’enquit-elle en revenant. Ne risquons-nous pas d’être rattrapés ?
— Les chevaux c’est pas bien conçus, lui expliqua le marchand en lui tendant une main pour l’aider à remonter. Quand ça galope, ça ne respire plus correctement. Plus ils courent vite, plus ils s’étouffent. Les llamas, c’est encore pire. Quand ils galopent, la cargaison tombe des paniers.
Diane se gratta à nouveau la nuque et rajusta son chapeau. Le soleil frappait fort sur ses épaules. Malgré la fièvre, l’air lui faisait du bien. Elle inspira longuement, la tête levée pour profiter de la faible brise et esquissa un sourire. Il y avait quelque chose de grisant à se sentir devenir réellement Madeleine. Elle éternua.
Et Tobias n’était jamais à court de conversation. Son phrasé restait simplet mais, contrairement à Moebius, elle n’avait pas constamment l’impression qu’il lui cachait quelque chose. L’homme était fin, bronzé et son nez penchait de côté, comme s’il avait été cassé dans une bagarre.
— Tu comptes m’inspecter aussi les dents ? se moqua Tobias.
Elle sourit.
— Je décide si je veux avoir confiance en toi.
-°-
Ils s’arrêtèrent pour reposer les animaux et déjeuner dans une clairière où coulait un petit torrent. Elle descendit du chariot et ôta ses chaussures pour mettre les pieds dans l’eau. Tobias donna des grains aux chevaux et la rejoignit avec du pain et de la viande fumée.
— Je dois faire quelque chose pour mes cheveux, dit-elle au bout d’un moment, penchée au-dessus du cours d’eau pour observer son reflet.
— Tu veux les teindre ? C’est une bonne idée.
Elle sortit de sa poche la dague noire et coupa ses nattes grasses à hauteur des épaules.
— Voilà, maintenant, je peux les teindre, déclara-t-elle.
— Vous êtes pas amis pour rien, Moebius et toi.
Diane se raidit. Elle n’avait toujours pas envie de parler de l’égy.
— Tu ne fais rien à moitié non plus. Et tu n’es pas très causante. Donne-moi les tresses, on ne peut pas les laisser là. Au prochain camp on les brûlera.
Diane eut un faible sourire, lui donna ses cheveux et grignota son pain en regardant l’eau s’enrouler autour de ses pieds.
— Je verrai pour t’acheter de la teinture quand on passera par la prochaine vraie ville.
Elle refit sa coiffe, un peu surprise de la légèreté soudaine sur sa nuque.
— Viens, il faut éviter de trop tarder, on ne sait jamais. Vérifie les roues.
Tobias se pencha près des chevaux et souleva leurs pieds pour vérifier qu’ils n’avaient pas de blessures. Elle fit le tour du véhicule sans trop savoir quoi chercher. Son guide la rejoignit et lui montra comment évaluer l’état des roues. Puis ils remontèrent sur le chariot et repartirent.
-°-
— Regarde, un ceiba ! dit Tobias en levant la bâche. Ce doit être l’intersection vers Basse-mer.
Diane sortit la tête du chariot où elle s’était mise à l’abri le temps de traverser un nouveau petit village et toussa. Un gigantesque ceiba déployait ses branches sur un embranchement. La route avait l’air d’avoir été décalée plusieurs fois pour laisser de la place aux immenses racines. Il était bien plus grand que celui qui poussait près de la tombe de sa mère, plus imposant qu’aucun des ceibas des Cénotes. D’un côté, une partie du tronc avait été taillée en arche, dévoilant un large creux. Tout le bas de l’arbre sacré était couvert de glyphes usés par le temps.
— Le ceiba c’est l’ami des voyageurs, dit Tobias. Ils indiquent les principales intersections. Et souvent on peut dormir dessous quand il pleut. Il fit tourner le chariot vers le nord au pied de l’arbre.
Une autre voiture sortit d’un bois devant eux. Diane se raidit et rangea dans sa poche la viande qu’elle mâchait.
— Laisse-moi parler, murmura Tobias.
Il laissa les chevaux continuer de leur pas tranquille. Diane baissa les yeux, prétendant être éblouie par le soleil. Sur la diligence qui arrivait vers eux, un cocher leur adressa un signe et passa ses magnifiques chevaux au pas.
— Bonjour, monsieur, cria Tobias. Comment est le col ? Nous allons dans la famille de ma femme le temps que les choses se tassent. Près de Chantelli il y a beaucoup de soldats partout c’est inquiétant.
Diane frotta ses mains qui lui piquaient. Les glyphes familiaux sur le véhicule avaient été effacées.
— Bonjour, rien à signaler vers le nord, dit le cocher en s’arrêtant à leur hauteur. Nous ne venons pas du col, je ne sais pas s’il est déjà praticable.
Diane vit le rideau de la diligence s’ouvrir. Le colonel Unvers d’Eaux la dévisagea un instant, puis fronça les sourcils. Diane se baissa pour lacer ses chaussures.
— Merci à vous, cria Tobias en relançant sa caravane. Bonne route !
— De même !
Le picotement de ses doigts cessa.
— L’officier dans la diligence… je pense qu’il m’a reconnu.
— C’était qui ?
— Le colonel Unvers d’Eaux.
— Connait pas, mais il a l’air de vouloir se cacher aussi, alors partons du principe qu’il ne dira rien.
-°-
Ils arrivèrent en vue d’une ville alors que le soleil baissait lentement. Une longue file de caravanes de tailles diverses attendait de traverser un poste de contrôle.
— Cache-toi, dit Tobias. Ferme bien, ils fouillent. On n’a pas le choix, je dois acheter de la nourriture et de la teinture pour tes cheveux. Et il faut que je nous trouve un faux laissez-passer pour deux personnes. Et j’ai une livraison à faire.
Diane se glissa par la trappe et laissa la planche retomber complètement et alluma sa petite lampe et la posa sur son ventre. La lumière se refléta à intervalles réguliers sur les fines tiges de kerrium agencées en quadrillage et insérées avec soin dans le bois des planches formant la cache.
Elle lutta pour ne pas éternuer, en vain, et se plaqua son huipil sale sur le nez pour étouffer le bruit. De temps en temps, elle sentait le chariot avancer un peu puis s’arrêter à nouveau.
Le véhicule tangua alors que deux personnes montaient. Les caisses furent soulevées, déplacées, cognées. Diane étrangla un couinement quand quelque chose tomba sur le rabat de sa cachette et colla une paume contre sa bouche, tentant de respirer calmement. Faire confiance à Tobias.
Des voix faisaient vibrer le couvercle mais le son était trop étouffé pour qu’elle puisse distinguer qui parlait ou ce qui était dit. Elle resta longtemps, douloureuse d’immobilité. Depuis combien de temps était-elle dans la malle ? Elle ne sentait plus le chariot tanguer.
Diane posa une main sur sa poitrine. Son cœur lui paraissait plus rapide que d’habitude. Elle tenta doucement de soulever la trappe, en vain. Quelqu’un devait avoir laissé une boite sur la planche.
Et s’il s’était fait prendre ? Après tout, il avait peut-être d’autres produits illégaux dans toutes ces boites. Elle se sentit paniquer. Elle frappa de toutes ses forces contre le couvercle.
Quelque chose toqua deux fois comme pour lui demander de cesser de faire du bruit.
Elle se contorsionna pour récupérer la veilleuse, la serra entre ses doigts tremblants, et la regarda osciller étrangement, comme si ses propres mains bougeaient.
Soudain, le chariot repartit. Diane rentra la tête dans les épaules pour éviter de se cogner à chaque nid de poule. Et tenta de pousser le couvercle derechef, mais ses bras n’avaient plus de force.
Et que faisait-elle dans une boite ?
Tobias ouvrit le couvercle et la secoua. Diane eut l’impression qu’elle avait bu la tasse.
— Shh, dit-il en disparaissant à nouveau. Prenez le temps de respirer.
Elle reprit son souffle le plus silencieusement possible, n’osant même pas s’asseoir de peur de ne pas tenir la position. La nuit se glissa dans ses poumons avec ses odeurs de ville et l’aida à retrouver ses esprits.
-°-
Le chariot se remit en route lentement. Plusieurs fois, Tobias avait fait signe de fermer la trappe, heureusement pour moins longtemps. Quand enfin il l’appela pour qu’elle sorte, elle dut se servir de ses mains pour ne pas tomber. Une de ses jambes était si engourdie qu’elle ne soutenait même plus son poids.
Elle escalada gauchement le banc et attrapa l’outre pour se désaltérer. Puis elle frissonna et éternua.
— Ça va ?
— Que s’est-il passé ? J’ai eu l’impression de perdre le sens de la réalité.
— C’est le manque d’air. Navré, j’ai fait aussi vite que j’ai pu, mais tu es sérieusement recherchée. Il y avait deux égys parmi les gardes. Ils étaient habillés en soldats, mais il n’y a qu’eux pour croire qu’on peut fouiller un chariot sans monter dedans. Même le sergent a été plus pointilleux, dit Tobias en levant les yeux au ciel.
Diane ne put s’empêcher de sourire.
Ils n’arrêtèrent le chariot pour la nuit que longtemps après. Les lumières de la ville avaient disparu. Ils étaient à l’orée d’un petit bois. La lueur de la lune laissait apercevoir, un peu plus loin dans un creux de terrain, un troupeau de cerfs sacrés.
— Pas de feu ce soir, dit Tobias en allumant sa lampe tempête. Mais j’ai acheté des gâteaux au miel.
Ils dinèrent à l’intérieur du chariot pour se protéger des gouttes qui tombaient sporadiquement des branches, et s’éviter une invasion d’insectes attirés par la lumière et la nourriture. Puis son compagnon de voyage s’étendit sur le sol de bois et cala ses chaussures sous la tête.
— Réveille-moi quand la lune arrivera par là, ordonna-t-il en pointant une vague direction de la main.
Diane éteignit la lampe tempête, sortit sur le banc cocher et s’adossa au support de la bâche. La route d’étoiles traversait le ciel clair. Elle trouva la constellation de la tortue, avec ses trois étoiles brillantes alignées, puis s’étira les jambes et poussa par mégarde la fronde du chariot, avec son pied.
Par curiosité, elle descendit du véhicule avec sa veilleuse pour ramasser des pierres et passer le temps en apprivoisant l’arme. Les premiers cailloux tombèrent sans même prendre de la vitesse. La corde lui avait déjà cinglé le bras plusieurs fois, lorsqu’enfin une roche siffla dans l’air et frappa quelque chose avec un bruit mat, sans qu’elle puisse savoir quoi. La lune avait disparu derrière un nuage isolé. Elle ne se sentait pas fatiguée. Presque plus malade non plus, par ailleurs. Elle laissa la fronde sur le banc et descendit à nouveau pour vérifier les attaches des animaux.
Quand elle revint au chariot, Tobias s’était réveillé. Elle rentra s’allonger et tira son manteau sur elle, presque déçue. Son bras piquait là où la fronde l’avait fouettée, et elle n’avait pas sommeil. Ici et maintenant, elle pouvait être qui elle voulait. Qui sait ce que demain exigerait d’elle ?
J'ai eu un peu de mal à reprendre, je ne sais pas exactement comment cette partie va se lier avec la précédente, mais même si Moebius fait tout pour ignorer la baffe, je trouve étrange que la narration n'en parle pas.
Sinon, la fin de la fuite est bien dans le ton de ce qu'il vient de se produire et montre assez bien la tristesse de Diane.
Globalement, j'aime bien le voyage. Il y a pas mal d'idées intéressantes dedans, et même si l'intrigue n'avance pas énormément et bien les personnages avancent littéralement :P (plus on apprend à connaître Tobias, plutôt sympathique au demeurant).
J'ai des petites réserves par contre sur le début de la relation entre Tobias et Diane. Tobias dit que cela lui fait bizarre de parler à une princesse, mais il ne se comporte pas du tout comme si c'était étrange pour lui. Il parle calmement, avec très peu d'humilité ou de respect, plutôt comme s'il s'en moquait un peu. D'ailleurs il lui demande même de le tutoyer.
Je pense que cette partie gagnerait à décider si Tobias s'en fou, de toute façon Diane n'a pas le choix et elle doit s'y habituer, où si Tobias est effectivement comme n'importe qui devant une princesse et qu'il leur faut du temps pour s'apprivoiser.
Par contre, j'aime bien leur relation sur la fin du chapitre, elle semble plus fluide.
Je parle pas trop du style généralement pour éviter de me répéter, parce que c'est personnelle, et car il y a plein de textes sur PA qui sont destiné à être corrigé de toute façon, mais je vais me permettre deux petites remarques. Tu en fait ce que tu veux.
- Il y a une surabondance de "et" dans le texte qui fait qu'on ne sait même plus si quand il y en a trop (comme lorsqu'ils arrivent en ville) c'est volontaire ou non.
- Tes dialogues gagneraient sans doute en fluidité s'ils cherchaient moins a respecter un dialogue "réel" mais a retranscrire une conversation. (On peut écourter les salutations, sauter des phrases non-nécessaires (comme les "ça va?"), ...)
Enfin globalement c'était très cool, et à bientôt pour la suite !
Vincent
Merci pour le temps que tu me consacres :D
Ici la narration n'en parle pas, pas parce que Diane s'en fout et que ça lui fait ni chaud, ni froid, mais plutôt parce qu'elle n'a pas le courage d'y repenser, comme elle pense peu à Augustin ou le reste de ses proches.
En plus, elle a du mal avec la colère, ça monte vite et ça descend mal.
C'est un parti-pris narratif volontaire, mais si ça dérange la plupart des lecteurs je ferai le nécessaire pour adoucir.
On revient sur la gifle ensuite plusieurs fois par la suite, elle a amplement le temps de cogiter.
Serais-tu du genre à ruminer ce genre de comportement des heures ? (ce n'est pas un jugement, j'essaie juste de comprendre ^^)
Le Tobias dit que ça lui fait tout drôle, et c'est vrai, mais en même temps, c'est effectivement quelqu'un du genre je m'en fous. Donc ça lui a fait tout drôle 5 min et puis hop, le naturel revient.
Diane elle part du principe que tutoyer c'est un masque comme un autre, qu'elle portera aussi longtemps que nécessaire.
Je suis contente que ça s'améliore vers la fin du chapitre, l'objectif c'était effectivement qu'ils soient pas meilleurs potes dès le début mais que ça se construise.
Pour tes retours sur le style, merci beaucoup ! Sur PA j'essaie aussi de ne pas insister sur le style parce que c'est très vite démotivant pour les autres je trouve. Mais si tu as d'autres remarques comme celles-ci je prends direct, ça va beaucoup m'aider pour les réécritures :)
À voir effectivement si ça le fait à d'autre (j'ai aussi mis du temps entre les deux parties, puis j'étais très motivé par cette claque :P )
Ok pour Tobias, c'est l'impression majeur qu'il donnait. Dans ce cas, peut-être (de mon point de vue) faudrait-il mieux qu'il évite d'être trop poli, comme avec son "s'il vous plait" ou au moins qu'il mette du temps à le rajouter. Tout comme peut-être qu'il lui trouve un autre surnom que Mademoiselle, qui si je comprends bien est quasiment son titre officiel.
Une bien belle balade en dehors de Chantelli que voilà.
Je comprends Moebius de ne pas s'épancher plus que ça vu les conditions, mais pour Diane c'est encore une petite trahison!
En sortie de ville, il y a des champs flottants, on est sur une ville au milieu des flots style Tenochtitlan?
J'ai été aussi tout content de voir que Tobias avait un quipu! J'avais envisagé l'objet, mais sans savoir s'il serait dans l'histoire, surtout que ce n'est pas aztèque à ma connaissance, mais c'est classe.
Le Tobias est un joyeux drille et le voyage est bien décrit, ni fun, ni horrible, juste le voyage discret avec son lot de contraintes et d'étapes, de détails techniques sur la vie de colporteur. Plein d'enseignements pour Diane!
Ce serait marrant qu'avec sa fronde elle ait frappée un egy, même si ce ne serait pas rassurant que l'un d'eux soit dans le coin. Après ça ferait beaucoup de route pour un poursuivant discret. Alors ok, ils ont clairement le pied l'Egy mais quand même...
Enfin il a la classe le Moebius de débarquer en plein procès pour sauver le colporteur. Je me demande comment ça marche légalement parlant cette histoire de mandat d'assassinat et qui peut demander de buter autrui sans conséquence.
Comme dirait Slatif, maître assassin en charge des relations publiques de la confrérie, ce qui est sûr c'est qu'en cas de problème il faut toujours se rappeler du cadre l'Egy Slatif...
En tout cas, ça me rappelle un peu la guilde des assassins d'Ankh Morpork tout ça!
Bel épisode encore une fois!
Merci pour ces beaux retours !
Oui la pauvre Diane se sent très isolée ces derniers temps... Je suis sadique j'ai trouvé ça marrant de la faire "descendre" mais pas d'un coup ^^ (Et puis, je suis convaincue que c'est plus intéressant comme ça)
La ville elle-même est coupée en deux, la ville "haute" est sur un promontoire avec une falaise qui tombe dans le fleuve, pour faire simple, on y trouve les sangs bleus, le clergé et les riches ++ (et la confrérie). La ville basse s'étend de l'autre côté du fleuve. On y trouve globalement tout les gens normaux, et le port sur le fleuve (c'est pas loin de la mer en bateau).
Le pourtour de la ville est très agricole, soit des vrais champs en polyculture, soit des champs gagnés sur le fleuve avec la technique des champs flottants.
Oui, on peut dire que ça s'inspire de Tenochtitlan mais j'ai fait le choix ne rien "copier-coller", ni au niveau géographie ni au niveau culturel, parce que ça doit absolument rester de la fiction.
Pareil pour les cultures, les languages et religions. Je suis partie du principe de base qu'il y avait trois cultures principales : Celle de diane au milieu (qui s'inspire principalement des mayas), celle du pays pas cool au nord (qui s'inspire principalement des azteques), et une autre au sud qui s'inspire principalement des incas. Mais je me suis limitée à de l'inspiration, car je sais qu'en vrai ce serait simpliste, réducteur, et faux de limiter toutes les cultures pré-colombiennes à ça. Je suis aussi partie du principe que ces trois "bases" ne sont pas complètement hermétiques (surtout avec le pays du sud), les bonnes idées s'échangent.
J'ai choisi de faire de Tobias le "bout en train" de l'histoire, surtout par rapport aux deux-autres ^^ J'avais envie d'un peu d'animation et aussi que Diane puisse évoluer à son contact :) En plus, c'est vraiment plus sympa de faire passer des infos par des blagues que par un paragraphe de narration.
Pour la fronde, Diane a tapé... un arbre XD C'est dur à apprendre, la fronde !
Je suis flattée de la comparaison avec Pratchett ^^ Il faudra que je relise pour voir à quel point ça a pu m'influencer.
Et je valide les deux blagues XD L'égy Slatif j'ai hésité des heures à directement le coller dans le récit mais ça aurait été trop visible snif
Sinon je suis loin d'être expert des cultures pré-colombiennes, mais j'ai lu des trucs ici ou là à l'occasion (oui j'ai demandé à ma mère, plus jeune, si on pouvait tenter de faire du ragoût de cygne à la mode de Tenochtitlan et j'ai dû vouloir me déguiser en guerrier jaguar à un carnaval...).
Donc je peux passer à côté de plein de trucs, mais content de trouver des éléments de ces cultures pas assez mises en avant!
En plus, faire monter des escaliers à des chevaux / chariots, c'est pas simple XD
Je fais BEAUCOUP de recherches pour trouver des idées pertinentes et surtout le plus respectueuses possibles, parce que je suis d'accord, on en sait bien trop peu sur ces cultures !
Teasing : plus tard dans l'histoire il ya un guerrier jaguar XD
Après si on s'arrête dès qu'on a peur de déplaire, alors on ne fait rien. Donc si un jour j'ai la chance d'être publiée, les râleurs râleront, et moi je mangerai ma tristesse devant un docu d'Arte en attendant que ça passe
Non c'est classe quand même.
Oui je comprends c'est toujours délicat de jouer avec des cultures comme ça. Après ce n'est pas un récit qui se veut historique et clairement il y a un bel hommage, tu ne cherche pas à faire du folklorique, à faire dans les clichés.
Maintenant s'il y en a qui veulent râler, ils raleront, mais ce n'est pas sur que ce soit les tenants de ces cultures là qui le feront...