Chapitre 15 : Funérailles

C'était la première fois que Nevra goûtait à l'amertume de l'ivresse. Il avait bu plus que de raison. Il avait bu jusqu'à s'en rendre malade. Il avait bu jusqu'à l'oubli, à moitié évanoui sur le porche d'entrée du dojo. Scorpio avait d'abord tenté de le modérer, mais il avait cédé face aux lamentations du vampire qui le suppliait de lui fournir ce poison qui brûlait son cœur et paralysait son esprit, ce remède qui soulageait sa peine et égayait ses pensées les plus noires.

Réveillé quelques heures plus tard par les premiers rayons timides du soleil automnal, le vampire se sentait plus mal que jamais. Il se redressa péniblement, sa tête lourde prise dans un étau de douleur lancinante. Il n’était plus sur le porche, mais dans une des chambres annexes, bien au chaud près d’un brasero dont les braises se mouraient au petit matin. 

— Bois ça, fit Sakumo en posant une tasse de thé vert près du garçon. Ça te fera du bien. Plus de bien que la gnôle douteuse de Scorpio.

— Maître... Rena, comment va-t-elle ?

— Elle est tirée d'affaire. Elle devrait se réveiller bientôt, mais il lui faudra quelques semaines de convalescence pour se remettre complètement de ses blessures.

— Je vois.

Malgré la fadeur de sa réponse, Nevra était terriblement soulagé. Il pleurait encore la perte de sa marraine, mais savoir que Rena était saine et sauve avait mis un peu de baume à son cœur endeuillé.

— Et toi ? Comment te sens-tu ?

— Bien, mentit le vampire.

— Ce n'est pas l'impression que tu me donnes. Tu n'as pas besoin de te cacher derrière un masque de bravoure. Tu ne trompes personne.

— Je me sens juste un peu perdu. J'ai l'impression de ne plus savoir qui je suis. Je ne sais plus rien. Ce que je dois faire, où je dois aller.

— Toi aussi tu as besoin de temps pour guérir, et tu as besoin de Rena à tes côtés.

— C'est vrai. Elle est tout ce qui me reste.

— Vous êtes tous les deux mes précieux élèves. Jusqu'au jour où vous saurez ce que vous voulez faire et où vous voulez aller, il va de soi que vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le souhaitez, et partir quand bon vous semblera.

— Et les autres orphelins ? Qu'est-ce qu'ils vont devenir ?

— Je vais contacter Algéon. Il y a d'autres structures qui peuvent les accueillir. Ce sont des pupilles de la Garde d'Eel après tout, c'est à la Garde de leur trouver un toit.

— C'est la Garde qui est responsable de tout ça.

Sakumo resta silencieux un moment, sirotant tranquillement son thé. Ce n'est qu'une fois sa tasse vide qu'il brisa le silence.

— Il y a des mauvaises graines partout. Ne mets pas tous les gardiens dans le même panier. Les actes isolés de quelques gardiens corrompus ne reflètent pas les valeurs de la Garde d'Eel. Tu étais si déterminé à rejoindre la Garde, aurais-tu changé d'avis ?

— Je ne sais pas. J'ai besoin d'y réfléchir.

— Tu as encore le temps. Ce qu'il s'est passé hier est une tragédie, tu n'oublieras sans doute jamais ce qu'il s'est passé ni ce que tu as fait, mais tu ne dois pas laisser cette tragédie dicter le reste de ta vie. Le mal est partout, mais même face aux ténèbres les plus noires, tu ne dois pas ignorer la lumière qui illumine ce monde. Tu dois croire en toi et croire en ceux qui t'ont accordé leur confiance.

***

Nevra veillait sur Rena jour et nuit. Il aidait Sakumo à panser ses blessures, il guettait le moindre frisson qui indiquerait un début de fièvre et il priait pour un signe de son réveil. Après deux jours dans le coma, Rena avait enfin repris connaissance, mais elle était encore faible, trop faible pour pouvoir parler ou rester consciente plus de quelques minutes.

Dès qu'elle fut capable d'avaler quelque chose, son ami s'était assuré qu'elle mange suffisamment et qu'elle prenne bien toutes les concoctions préparées par Sakumo. Il fallait qu’elle reprenne des forces le plus rapidement possible. Elle s'était peu à peu rétablie jusqu'à retrouver son autonomie, mais ses blessures la faisaient encore souffrir, et elle ne pouvait pas marcher sans l'aide de béquilles ou le soutien de Nevra.

Cinq jours s'étaient écoulés depuis cette terrible nuit, mais le souvenir était encore trop douloureux pour être évoqué. Ni Rena ni Nevra n'avaient osé l'aborder. Pourtant, ils ne pouvaient pas échapper à la réalité qui s'était rappelée à leur mémoire lorsque Sakumo leur avait annoncé que les funérailles de Lundiva et Emilia se tiendraient le jour suivant. Scorpio s'était chargé de tous les préparatifs, de la prise en charge des corps à l'organisation des rites funéraires.

— Il sera à l'enterrement ? demanda le vampire qui tenait à remercier son aîné pour son aide, même s'il n'avait pas les mots pour exprimer sa gratitude.

— Je ne sais pas, mais d'autres seront là. Ta marraine était une âme charitable et une bienfaitrice qui a grandement contribué à l'aide des plus démunis. Elle était louée pour sa générosité et son altruisme, ceux qui la connaissaient l'admiraient énormément, et beaucoup voudront lui rendre un dernier hommage.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Scorpio s'est un peu renseigné à son sujet pour trouver des gens susceptibles d'assister à ses obsèques, et il s'est avéré qu'elle avait quelques amis haut placés qui lui ont offert beaucoup de soutien et qui ont été touchés par la nouvelle de son décès. En particulier au sein de la Garde d'Eel.

Nevra se mordit la lèvre, refoulant la colère et la frustration qui montaient en lui. Qu'est-ce que la Garde avait fait pour sa marraine ? Qu'avaient-ils fait pour l'orphelinat ? De quel droit ces hypocrites se permettaient-ils d'assister à ces funérailles ?

— Lundiva et Emilia seront inhumées à la nécropole d'Eel, dans l’enceinte du temple de la Trinité, à côté des sépultures de tes parents. Et en attendant ta majorité et celle de Rena, je serai votre tuteur légal.

Le vampire se contenta de hocher la tête. Toutes ces considérations administratives le laissaient froidement indifférent. Il se fichait de savoir qui assisterait aux funérailles. Ces étrangers ne pouvaient pas comprendre ce qu'il ressentait, ils ne pouvaient pas compatir avec sa douleur, et leur présence ne soulagerait en rien sa peine. Il voulait simplement mettre fin à ce calvaire.

***

Dès l'aube, Sakumo et ses deux élèves s'étaient rendus au Temple de la Trinité où devaient avoir lieu les obsèques des deux femmes. Le tanuki s'était chargé d'accueillir les connaissances des défuntes venues assister à l'office funèbre et de recevoir leurs condoléances à la place de Nevra et Rena.

Le général Algéon Aetherwülf était venu en personne, accompagné de sa vice-capitaine, une jeune kitsune nommée Miiko Imaizumi. Les deux gardiens avaient insisté pour témoigner leur sympathie aux deux adolescents endeuillés en leur assurant qu'ils avaient tout leur soutien et celui de la Garde d'Eel. Ces mots tristement ironiques ne faisaient que ricocher sur le chagrin enragé du vampire qui, n'ayant aucun mot poli à leur répondre, avait préféré garder le silence.

Les orphelins étaient tous venus aussi, y compris ceux qui avaient déjà quitté l'orphelinat et avaient appris la triste nouvelle. Seul Hidan avait eu la décence de ne pas se montrer. Alors que la cérémonie s'éternisait, Nevra s'était surpris à chercher Scorpio dans la foule d'étrangers qui occupaient les bancs d'église. C'était bien la seule personne qu'il aurait voulu avoir à ses côtés, au même titre que Rena et Sakumo, mais il ne le voyait nulle part.

Après la cérémonie vint le moment de l'inhumation qui s'était déroulé dans un cadre plus intimiste, mais non moins déchirant. Les orphelins s'étaient tous réunis autour des tombes de celles qui avaient été respectivement comme une mère et comme une sœur pour eux. Chacun d'entre eux avait jeté une rose noire sur leur cercueil avant qu'elles ne disparaissent sous terre. Quand celle de Nevra s'était écrasée mollement sur le couvercle en bois laqué, son cœur anesthésié s'était brisé. Les larmes qu'il avait refoulées pendant tout ce temps se mirent à couler. 

***

Alors qu'ils quittaient le cimetière, Nevra aperçut la silhouette de Scorpio derrière une rangée de tombes, adossé à un arbre, une cigarette à la bouche comme à son habitude.

— Pourquoi tu n'es pas venu à la cérémonie ? demanda le vampire avec amertume en se plantant devant lui, le regard lourd de reproches. 

— Il y avait un peu trop de monde pour moi et les enterrements c’est pas trop mon truc.

— Tu aurais pu faire un effort ! J'aurais préféré cent fois n'avoir que toi à nos côtés que des dizaines d'étrangers qui ne savent rien de nous et ce qu’il s’est passé. 

Scorpio ferma les yeux un instant en prenant une profonde inspiration, sa cigarette incandescente se consumant à vue d'œil, puis il écrasa son mégot par terre tout en relâchant un impressionnant nuage de fumée. Son agacement était palpable.  D’un ton sec et tranchant, il n'avait pas hésité à rembarrer le vampire.

— Je pense que j'en ai assez fait comme ça, mais si tu le prends sur ce ton-là, la prochaine fois, je ne perdrai pas mon temps à aider un ingrat comme toi.

Nevra n'avait pas eu l'intention de froisser son aîné. Il regrettait déjà sa maladresse et l'injustice de ses reproches.

— Excuse-moi. Je n'aurais pas dû dire ça. Tu as raison. Tu en as déjà fait beaucoup, alors merci.

— De rien.

***

Ils s'étaient séparés là, Scorpio retournant à ses affaires tandis que Sakumo et les deux adolescents rentraient au dojo. Le travail du deuil ne faisait que commencer pour Nevra et Rena. Ils devaient d'abord mettre des mots sur leurs sentiments pour ne plus avoir à en souffrir, mais ces mots leur restaient coincés en travers de la gorge. 

La nuit s'éternisait dans la chambre faiblement éclairée par le petit brasero qui brûlait dans un coin de la pièce. Ils ne dormaient pas mais ne se parlaient pas non plus. Nevra fixait le plafond si intensément qu'il aurait pu y faire un trou avec son regard. Quant à Rena, elle avait fermé les yeux quelques minutes, mais les avait bien vite rouverts, ses yeux gris scrutant le visage de son ami dans la pénombre, comme si elle cherchait à lire dans ses pensées.

— Nevra.

— Hm ?

— Je suis désolée.

— Pourquoi tu dis ça ?

— C'est ma faute. Tout est de ma faute. Si seulement j’étais plus forte…

— Ne dis pas ça ! Tu as fait ce que tu as pu.

Rena secoua la tête.

— J'étais paralysée par la peur. J'ai oublié tout ce que Scorpio nous a appris. J'ai hésité, j'ai manqué de détermination et de courage. Si je n'avais pas fait ces erreurs, Lundiva et Emilia ne seraient pas mortes. C'est elles qui m'ont protégée, pas l'inverse... C'est pour ça que j'ai survécu, mais pas elles.

— Tu as essayé, c'est tout ce qui compte. Lundiva n'aurait pas voulu que tu meures pour elle.

Nevra s'était redressé, les poings serrés et le cœur lourd. Les mots de Rena faisaient écho à sa propre culpabilité.

— Tu n'as rien à te reprocher, mais moi... Si j'avais été là, si j'étais rentré avant le couvre-feu au lieu de traîner dehors toute la soirée, j'aurais pu vous protéger. J'aurais pu empêcher tout ça. Ces hommes, c'est moi qu'ils cherchaient. C'est à cause de moi qu'ils ont fait tout ça.

La yôkai resta silencieuse un moment.

— Je ne sais pas ce qu'ils te voulaient, mais même si tu avais été là, ça ne veut pas dire qu'ils ne s'en seraient pas pris à la directrice et à Emilia. Elles auraient essayé de te protéger, toi aussi. On pourrait passer des années à ressasser le passé et à penser à ce qu'on aurait pu faire différemment pour éviter tout ça, mais ça ne changera rien. Ce qui est fait est fait.

Nevra hocha la tête.

— Tu as raison, on ne peut pas revenir en arrière, mais cette histoire n'est pas finie. Ces hommes ont été engagés pour me trouver, mais je ne sais pas par qui ni pourquoi. Ils n'avaient pas l'air de savoir non plus, mais ils ont parlé d'un certain Patte-Folle. Si je peux le retrouver…

— Si tu le retrouves, tu vas faire quoi ? Te venger ? Tu as déjà tué ces trois hommes, ça ne t'a pas suffi ?

— Je n'aurais pas dû ? Tu aurais préféré que je les épargne et qu’ils retournent à leur vie de gardiens après ce qu'ils ont fait ?

— Non, mais tu n'étais pas obligé de les tuer. Tuer quelqu'un de ses propres mains est quelque chose d'affreux. J'en sais quelque chose. J'aurais préféré que tu ne te salisses pas les mains pour des meurtriers, et que tu ne deviennes pas un meurtrier à ton tour. 

— Ils méritaient de mourir. Je me fiche d'avoir à me salir les mains si c'est pour éliminer la vermine. Que cela serve d'exemple à ceux qui me cherchent. Qu'ils sachent que je ne suis pas une cible facile et que c'est la mort qui les attend s'ils s'en prennent à nous.

— Tu es si dramatique... soupira son amie en reposant la tête sur son oreille. Puisque tu es si sûr de toi, je ne dirai plus rien. Je me suis inquiétée pour rien.

— Ça te dérange vraiment tant que ça que je les ai tués ? Parce qu'à t'entendre, j'ai vraiment l'impression que tu m'en veux.

— Je ne t'en veux pas, c'est juste qu'à ta place, je pense que j'aurais fait les choses différemment. J'aurais préféré qu'ils soient livrés à la justice et sentenciés pour leurs crimes. Mais toi et moi, on est différents.

— Tu me reproches toujours de me compliquer la vie. Pour une fois, j'ai choisi la voie de la facilité, et ça ne te plaît pas non plus.

— Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Oui, je sais. Je comprends ton point de vue, mais je ne crois ni à la justice ni à la loi. Ou du moins, si j'y ai cru un jour, je n'y crois plus. Ce monde est pourri jusqu'à la moelle, alors pourquoi est-ce qu'on devrait respecter des règles que personne d'autre ne respecte ?

— Pour ne pas devenir comme ces personnes qui nous ont fait tant de mal. Je ne veux pas que tu deviennes une personne détestable, Nevra. Je ne te dis pas de ne jamais tuer, quelles que soient les circonstances. Je sais que dans ce monde, parfois on n'a pas le choix. C'est tuer ou être tué. Mais cela demande souvent plus de courage d'épargner ses ennemis que de les exécuter. Ne choisis pas la voie de la lâcheté, c'est tout ce que je te demande.

— Ça n'arrivera pas. Ne t'inquiète pas.

— Hm. De toute façon, je serai là pour m'assurer que tu ne dépasses pas les bornes. Je deviendrai plus forte pour que tu n'aies plus jamais à te salir les mains. Puisque c'est tout ce qu'il nous reste, autant terminer notre formation de guerrier de l'Ombre, parce qu'on n'est clairement pas à la hauteur des enseignements de Maître Sakumo et de Scorpio. Du moins, pas moi…

Nevra acquiesça. Contrairement à Rena, il n'avait pas perdu son sang-froid face à ses ennemis. Au contraire, il n'avait jamais été aussi concentré, son corps exécutant parfaitement les mouvements qu'il avait appris, aussi naturellement que l'air qu'il respirait. Il n'avait eu aucun mal à les vaincre, mais il savait aussi qu'il les avait pris par surprise. Il ne leur avait pas laissé le temps de réagir, il n'y avait pas eu de combat. C’était une exécution menée par un bourreau froid, cruel, et dénué de compassion. 

Le vampire ne voulait pas juste devenir plus fort, il voulait devenir le plus fort d’entre tous, mais également le plus craint et le plus respecté, pour dissuader ses ennemis de s’en prendre à lui ou à ses proches, et annihiler les plus téméraires d’entre eux jusqu’au dernier, aussi puissants soient-ils.                                        

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Erouan
Posté le 17/10/2024
Oh c'est très émouvant. Je comprends mieux comment Rena c'est faite battre si facilement. Le stress d'un premier vrai combat et potentiellement le souvenir de la mort de son père n'ont pas du aider. Ça fait mal pour ses deux âmes égarés.

Nevra avait donc d'autres options que la vengeance. C'est triste pour lui, il est sur une très mauvaise voie.
SinnaraAstaroth
Posté le 19/10/2024
Ça fait partie à la fois de la nature profonde du personnage et de son évoluation future, mais bon dans tous les cas, ils sont destinés à baigner dans la mort et la violence, autant lui que Rena. La différence, c'est que Nevra est plus émotif et que ça peut l'affecter plus profondément que Rena qui fait des choix un peu plus mesurés et rationnels.
Erouan
Posté le 20/10/2024
C'est pour ça que je préfère Rena
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