Chapitre 16 : L'Âge de la Paresse

Trois semaines plus tard, Nevra fut réveillé par une désagréable sensation de froid. Le vampire s'était levé pour raviver les braises du brasero, s'attardant quelques instants pour réchauffer ses mains gelées. Alors qu'il allait se recoucher, il remarqua que Rena avait les yeux grand ouverts, ses iris complètement blancs, tandis qu'un souffle glacé s'échappait de ses lèvres entrouvertes. Il était évident que la yôkai des glaces était la cause de ce froid anormalement pénétrant, même pour une nuit d'automne assez fraîche, en plein mois de Kanati.

— Rena ! fit-il en la secouant. Rena, réveille-toi !

Le simple fait de l'avoir touchée lui avait engourdi le bras et la jeune fille ne réagissait pas. Sa respiration était rapide et saccadée. Soudain, elle émit un râle rauque, comme si elle manquait d’air. En désespoir de cause, le vampire releva la manche de son amie et planta ses crocs dans son bras, malgré le froid électrisant qui agressait ses gencives. Il aurait dû recracher, mais son cœur s'était emballé lorsque le sang chaud et terriblement réconfortant de Rena avait envahi sa bouche. Il pouvait ressentir sa peine, la même que la sienne. Elle avait un goût à la fois amer et sucré.

— Nevra.

Guidé par une soif de plaisir puissante, aussi bien émotionnelle que physique, la voix de Rena lui paraissait trop lointaine pour être réelle.

— Nevra, arrête ! Tu me fais mal !

La yôkai le repoussa violemment en libérant son bras endolori, un hématome se formant déjà autour de la morsure. Nevra avait repris ses esprits tout en réalisant avec horreur et dégoût qu’il avait été incapable de contrôler ses pulsions. Une fois de plus, il avait transgressé le tabou contre lequel sa marraine l’avait mis en garde. Accablé par la honte et la culpabilité, il ne s’était jamais senti aussi pathétique. 

— Excuse-moi, je... je ne voulais pas te faire mal. Je ne sais pas ce qui m'a pris…

Il aurait pu lui expliquer la raison de son geste, mais rien n’excusait le fait d'avoir cédé à ses désirs les plus intimes. Agenouillé à côté d’elle, les poings serrés et la tête baissée, il n’avait rien à dire pour sa défense. 

— J'ai encore perdu le contrôle de mes pouvoirs, c'est ça ? C'est pour ça que tu m'as mordue ?

— Oui, mais je n'aurais pas dû te mordre si fort. Je suis désolé.

— Tu as bu mon sang…

Ce n'était pas une question, mais un constat qui sonnait comme une accusation aux oreilles du vampire.

— Je suis désolé, je n'aurais pas dû... On ne doit pas boire le sang de quelqu'un d'autre sans sa permission. C'est la règle. Lundiva me le répétait tout le temps, mais je n'ai pas pu résister... Je ne recommencerai plus, promis. Tu devrais parler de ta crise à Maître Sakumo, il pourra peut-être trouver une solution pour que ça ne se reproduise pas.

— Ne change pas de sujet.

— Je ne change pas de sujet. J'ai fait une erreur, je me suis excusé. On peut passer à autre chose, non ?

— Tu es sûr que c'était une erreur ?

Nevra avait peur de comprendre le sens de sa question. Il était terrifié à l'idée qu'elle ait démasqué ses sentiments et ne savait pas quoi lui répondre. Il fut encore plus confus quand Rena passa ses bras autour de son cou et posa ses lèvres sur les siennes. Leur baiser ne dura que quelques secondes, mais le vampire avait l'impression de vivre la scène au ralenti. La yôkai rompit leur étreinte en poussant un soupir d'insatisfaction, ses lèvres se tordant en une légère moue de dégoût.

— Je suis désolée, dit-elle avec tristesse. Je ne ressens vraiment rien pour toi.

— T'es sérieuse là ? s'emporta Nevra en passant de la sidération à la colère, profondément blessé par l'insensibilité de son amie. T'avais vraiment besoin de m'embrasser juste pour t'assurer que ça ne te faisait rien ? Et t'es obligée de faire cette tête-là ?

— Je suis désolée, je suis juste un peu déçue, moi aussi, de ne pas pouvoir te rendre tes sentiments… Je pensais que peut-être, en me forçant, j’arriverais à ressentir la même chose que toi, mais ce n’est pas possible. Je t'aime vraiment beaucoup, mais je ne suis pas amoureuse de toi. 

— Oui, j'avais compris, merci. T'étais pas obligée de me torturer comme ça. Tu pouvais juste me le dire. Je le savais déjà de toute façon, que tu ne m'aimais pas…

— Je suis désolée si je t'ai blessé, ce n'était pas mon intention.

— Ce n'est jamais ton intention, mais ça me blesse à chaque fois quand même. Si ton but était de me briser le cœur et de me faire comprendre que je n’avais aucune chance, tu as réussi. Alors tes excuses ou tes justifications, tu peux te les garder. Je ne veux plus jamais parler de ça avec toi. T'es vraiment la pire amie du monde !

Rena s'était tue. Les yeux baissés, la lèvre tremblante, elle retenait ses larmes, mais le vampire n'était pas d'humeur à se laisser attendrir par ses états d'âme. Pas après ce qu'elle venait de lui faire. Sa propre culpabilité s’était envolée, remplacée par des larmes de colère et de frustration après avoir subi un rejet aussi humiliant. 

Le vampire avait quitté la pièce en faisant claquer la porte coulissante qui était presque sortie de ses rails. Il avait besoin de prendre l'air et de se vider la tête. Il avait mal. Terriblement mal. Si mal qu’il avait envie de hurler. Il planta ses crocs dans sa propre chair pour faire taire la rage et le désespoir qui bouillonnaient en lui, l’amertume de ses larmes se mêlant au goût âcre de son sang. 

Nevra s’était assis sur les marches du porche en tenant son poignet ensanglanté contre lui. Il avait passé la nuit dehors, à grelotter dans le froid d’automne, alors que l'ire brûlait dans son cœur. Il avait ruminé de sombres pensées, écœuré par la violence avec laquelle son amie l'avait repoussé, mais sa rancœur était trop coriace pour être digérée sans lui laisser de terribles nausées. 

Il n'avait jamais autant haï Rena que ce soir-là, mais au matin venu, après l'avoir maudite toute la nuit, il avait ravalé sa fierté, il avait ramassé les morceaux de son cœur en miette, et il avait décidé que son amitié comptait plus à ses yeux que ses sentiments piétinés sans vergogne par la yôkai au cœur de glace.

***

Les jours suivants furent quelque peu tendus, les deux amis s'adressant à peine la parole, puis le temps avait fait son office et les choses étaient – presque – redevenues comme avant. Sakumo avait examiné les flux de Rena et après quelques manipulations, il l'avait rassurée en lui expliquant qu'il n'y avait rien d'alarmant. Ce n'était qu'une simple perturbation du corps spirituel qui se manifestait par une perte de contrôle de ses pouvoirs. 

Il lui avait prescrit quelques exercices de relaxation et beaucoup de méditation. Il ne pouvait pas lui garantir qu'elle ne perdrait plus jamais le contrôle de ses pouvoirs, mais elle pouvait renforcer son esprit pour reprendre rapidement le dessus sur son corps magique lorsque celui-ci faisait des siennes.

Nevra s'était également mis à la méditation dans l'espoir de se libérer de ces émotions négatives qui pesaient sur son esprit et empoisonnaient son cœur. Le rejet de Rena avait été clair et sans ambiguïté, mais les sentiments du vampire n'allaient pas disparaître du jour au lendemain. Pourtant, plus il essayait d'oublier Rena, plus il pensait à son sang. Il en rêvait même la nuit et se réveillait en sueur, la gorge sèche et les crocs à fleur d'émail. Ce désir incontrôlable qu'il ne pouvait pas assouvir était si douloureux qu'il en souffrait physiquement. 

Pour la première fois de sa vie, il avait compris le sens de l'avertissement de sa marraine quand elle lui avait dit qu'il tomberait malade s'il buvait le sang de Rena. Déjà à l'époque, elle avait lu dans le cœur de son filleul, et elle avait compris, bien avant lui, ce qu'il ressentait pour la yôkai et à quel point il souffrirait si son amour n'était pas réciproque. Désormais, il devrait apprendre à vivre avec cette malédiction.

***

Nevra fêtait enfin son seizième anniversaire, deux mois et demi après la tragédie qui avait frappé l’orphelinat, mais il n'était pas d'humeur festive. Il avait attendu ce jour depuis si longtemps, mais cela n'avait plus aucun sens, ses rêves de devenir gardien d'Eel à présent morts et enterrés.

Quand il s'était levé ce matin, alors que le soleil dormait encore, il se sentait tristement vide. Il était né le 13 du mois d’Akti. C'était un des mois les plus mornes de l'année lorsque l’automne s’achevait pour laisser place aux ténèbres hivernales. Les nuits étaient terriblement longues et les journées tristement grises. Une pluie verglaçante s’était abattue sur la cité. Un temps maussade à l’image de l’humeur de Nevra qui broyait du noir. Le jeune vampire avait la sensation d'être tout et rien à la fois. Il n'était pas vraiment heureux, mais il n'était pas malheureux non plus. Il se sentait un peu seul, mais il ne trouvait pas la solitude si désagréable. C'était donc  cela que Rena ressentait, elle aussi ?

Sakumo avait préparé une petite cérémonie d'anniversaire pour fêter son passage à l'âge dit de la Paresse, cette période de transition où les faeries n'étaient plus des enfants, mais pas encore tout à fait des adultes non plus. Leur croissance physique était fortement ralentie, ils ne vieillissaient plus aussi vite, afin de pouvoir grandir spirituellement et magiquement. La durée de cette période variait d'un faery à l'autre et dépendait beaucoup des expériences que lui offrait la vie, mais il fallait généralement entre vingt et trente ans à un faery pour atteindre sa maturité magique et spirituelle, après quoi il entrait dans l'âge de Noblesse. L’apparence d’un faery reflétait alors son âge spirituel, indifférent à l’usure du temps, et représentait davantage un état d’esprit, fort de ses expériences et de la sagesse acquise au cours d’une vie plus ou moins longue. 

***

Le vampire aurait pu se passer de ces festivités, mais il n'était pas mal luné au point de bouder son propre anniversaire. C'était l'occasion de se détendre et de partager un bon moment, et l'Oracle savait qu'il avait besoin d'un peu de joie dans sa vie qui n'avait été qu'une longue nuit sans fin ces deux derniers mois.

Sakumo avait convié Scorpio qui avait daigné les honorer de sa présence. Ils avaient passé la nuit à manger pour certains, à boire et fumer pour d'autres, tout en parlant de tout et de rien. Nevra n'avait plus touché à l'alcool depuis sa première et très mémorable cuite, mais ce soir il s'était accordé quelques verres avec une prudente modération. Il avait aussi fumé sa première cigarette sous le regard désapprobateur de Rena.

— Voilà, t'es un grand garçon maintenant, déclara Scorpio en lui donnant une grosse tape dans le dos. Félicitations !

— Tu ne devrais pas l'encourager à fumer ! répliqua Rena en lui faisant les gros yeux. Ce n'est pas bon pour son équilibre psycho-magique, ça va perturber ses flux magiques.

— Bof... ça pourrait être pire. Il pourrait développer un cancer, mais heureusement, c'est un vampire, donc tout va bien.

— Je ne sais pas ce qu’est un cancer, mais ouais, je suis d’accord avec Scorpio. Si tu veux pas fumer, personne ne t'y oblige. Laisse-moi faire ce que je veux. T'es pas ma mère.

Rena pinça les lèvres, piquée au vif par l'insolence de son ami, mais le vampire n'était pas d'humeur à subir ses remontrances. La jeune fille avait quitté la pièce sous le regard indifférent de Nevra.

— C'est toi le cancer, lui dit Scorpio avec consternation en lui donnant un violent coup derrière la tête. Pourquoi tu lui parles mal comme ça ? Va t'excuser, espèce de p'tit con.

— Pourquoi tu me frappes ? Je croyais que t'étais de mon côté !

— Je ne suis du côté de personne. Si tu fais de la merde, tu vas t'en prendre plein la gueule. Et si tu me demandes si je suis ton père, la réponse est non. Je ne me souviens pas avoir donné naissance à un sale gosse ingrat.

— J'ai pas envie de m'excuser, bougonna le vampire. Elle n'est jamais contente de toute façon.

— T'auras pas de cadeau alors.

— Un cadeau ? Tu m'as apporté un cadeau ? C'est quoi ?

— T'es vraiment qu’un gamin, en fait. Rena a raison, tu ne devrais pas fumer avec un cerveau aussi attardé que le tien, ça ne va pas arranger ton cas.

— Hé ! C'est bon, j'ai compris. Je vais m'excuser, pas besoin de m'enfoncer.

— T'as pas besoin de moi pour ça. Tu t'enfonces très bien tout seul.

Dans un grand élan de maturité, Nevra lui tira la langue, obtenant pour réponse immédiate un doigt d’honneur. Scorpio avait vraiment le don de gâcher ses meilleurs moments. 

***

Cédant à la pression de son aîné, Nevra avait rejoint Rena pour lui présenter ses excuses, mais la conversation avait pris un tournant inattendu quand la yôkai lui avait annoncé qu'après y avoir longuement réfléchi, elle avait décidé de rejoindre la Garde d'Eel.

— Quoi ? s'exclama le vampire avec incompréhension. Pourquoi ? Tu n'as jamais voulu devenir gardienne, alors pourquoi maintenant ? Surtout après tout ce qui s'est passé.

— C'est justement à cause de ce qu'il s'est passé que je veux devenir gardienne. Je veux contribuer à rendre ce monde meilleur, que ce soit en aidant ceux dans le besoin ou en luttant contre ceux qui s'en prennent aux innocents.

— Mais pourquoi la Garde d'Eel ? Tu pourrais devenir mercenaire ou chasseuse de primes.

— Parce que je veux avoir la loi de mon côté et je veux pouvoir rappeler à ceux qui se croient au-dessus des lois qu'ils ne le sont pas.

Nevra ne savait pas si ces paroles lui étaient destinées ou s'il se faisait des idées, mais la révélation de Rena lui avait donné matière à réflexion. Il haïssait tellement la Garde qu'il avait renoncé à l'idée de devenir gardien, mais la yôkai venait de changer sa perspective. S'il rejoignait la Garde, il pourrait découvrir ceux qui se cachaient derrière l'attaque de l'orphelinat, il pourrait identifier ce Patte-Folle et exposer ses méfaits. Rena avait raison. Il aurait la loi de son côté, il pourrait nettoyer la Garde de l'intérieur et éliminer ceux qui cherchaient à ternir la réputation de cette honorable institution qu'il admirait tant. Pourquoi n'avait-il jamais envisagé les choses sous cet angle-là ?

— D'accord, dit-il avec détermination. Quand tu auras fêté tes seize ans, je rejoindrai la Garde avec toi. 

— Tu es sûr ? répondit Rena avec étonnement. Tu n'es pas obligé de me suivre. Je peux comprendre que tu n’aies plus envie de faire partie de la Garde, après tout ce qu’il s’est passé. En plus, tu vas devoir attendre encore un an. 

— Tu es ma meilleure amie, je ne vais pas te laisser te jeter dans la gueule du loup comme ça. On s'est promis d'être toujours là l'un pour l'autre, ça ne changera jamais. 

La yôkai lui sourit faiblement. Elle ne broncha pas lorsque Nevra la prit dans ses bras. C'était une étreinte amicale, tout ce qu'il y avait de plus banal, mais le vampire sentit son amie se raidir dans ses bras.

— Excuse-moi. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise.

— C'est rien. Mon anniversaire est dans quinze mois, on a le temps d'y réfléchir. En attendant, ça nous laisse le temps pour nous préparer et continuer à nous entraîner.

— Oui, tu as raison, acquiesça Nevra. 

— On devrait retourner auprès des autres. J'ai un cadeau à te donner.

— Ah oui, c'est vrai. Les cadeaux ! J'avais oublié. Scorpio m'a dit qu'il avait un cadeau à me donner, lui aussi. Tu crois que c'est quoi ?

— Probablement un truc douteux. J'aime beaucoup Scorpio, mais je trouve qu'il a une mauvaise influence sur toi.

— Tu te fais des idées. Il est juste moins coincé que toi.

— Nevra !

— Quoi ?

— Pff. Tu me fatigues. C'est bon, je dis plus rien. Allez, viens.

***

Nevra était plutôt satisfait de ses cadeaux. Rena lui avait offert une grande écharpe en cachemire noir, et Sakumo lui avait acheté un magnifique kimono en soie noir et violet, agrémenté de camélias rouge sang. Le vampire se tourna vers Scorpio.

— Il est où mon cadeau ?

— Dans ton cul.

— Non, mais sérieux !

— T'as vraiment cru que j'allais t'offrir quelque chose ?

La déception qui se lisait sur le visage de Nevra était si tragique que Scorpio éclata de rire.

— Rigole pas alors que j'ai envie de pleurer, putain.

— Allons, allons, fit Sakumo. Scorpio, arrête de torturer ce pauvre garçon et donne-lui son cadeau.

Scorpio soupira, la plaisanterie n'ayant que trop peu duré à son goût.

— Tiens.

— C'est quoi ? demanda le vampire en prenant la boîte qu'il lui tendait. Y a rien dedans. C'est vide. C'est quoi cette arnaque, encore ?

— T'es con ou quoi ? C'est la boîte, le cadeau. C'est un téléporteur de messages.

— Ah ! C'est comme la boîte à messages magique de Maître Sakumo ?

— Ouais. C'est pour me contacter directement en cas de problème, mais n'en abuse pas. Et ce n'est pas que pour toi, c'est aussi pour Rena.

— Ce n’est pas vraiment un cadeau, si c'est pas que pour moi…

— T'auras pas mieux.

— Je m'en contenterai. Je suis un peu déçu, mais merci quand même.

— Imbécile. T'as pas intérêt à me contacter pour rien.

Scorpio lui souffla un nuage de fumée à la figure, comme à chaque fois que le vampire le contrariait. Aucun des deux ne voulait l’admettre, mais un réel lien s’était tissé entre eux, et Nevra savait qu’il pouvait compter sur son aîné en cas de coup dur.

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