Chapitre 15: Je la regarde...

Je la regarde…

 

Bientôt mon anniversaire ! J’ai l’impression que c’était hier que j’arpentais le pont du bateau touristique, trépignant telle une enfant dans l’attente de rencontrer des orques et affligée de ne pas avoir eu ce bonheur. Pourtant, elles sont censées être des centaines à parcourir les eaux de ce pays et, tout particulièrement, à Telegraph Cove. Certes ce village et ses maisons d’époque sur pilotis étaient bien charmants, mais je n’y suis pas allée dans le but d’admirer des trottoirs en bois et quelques logis. Je n’ai vraiment pas eu de veine ! J’y retournerai et, cette fois, je resterai une semaine s’il le faut !

J’ai envie de manger. Pas étonnant, je rumine. Mon pain fait maison sera bientôt prêt !

Je vais avoir quarante et un ans. Long soupir. Serai-je de nouveau seule en ce jour ? Je suppose…

En fait, c’est une tradition. Ou je suis seule ou je suis mal accompagnée. Je fais bien entendu référence à Benjamin et à Jeanne. D’après cette dernière, il était d’ailleurs plutôt question de sa fête avec cette manie de me voler le moindre plaisir.

Cela m’évoque la soirée de mes seize ans. Elle s’était pavanée devant un ministre dans l’espoir d’obtenir ses faveurs en le mettant dans son lit. Elle avait eu une façon de s’exprimer qu’on aurait pu qualifier de prétentieusement modeste. Ils avaient eu vite fait de m’évacuer telles des eaux usées. Oust ! On se retire, on leur laisse toute la place. Comme si je n’étais déjà pas assez « retirée ». En dépit de l’espace dans la maison et d’une bonne insonorisation, ses gémissements et ses cris résonnaient en ondes de choc. Je me souviens avoir pensé : « Putain mais elle a caché des enceintes quelque part, c’est pas possible ! Elle lui récite l’alphabet ou quoi ? » Je lui avais longuement fait part de ce malaise, mais elle s’en moquait. Tout ce qu’elle répondait, c’était : « Tu n’as qu’à mettre la musique dans tes oreilles ou bien tu vas faire un tour. » Aucun respect, envers rien.

Génial ! Je suis encore à me promener dans mes souvenirs et je ne suis pas près d’arrêter, malheureusement. Elle en aura zappé quelques-unes de ces dates, normalement réjouissantes, censées lui rappeler le jour de ma naissance. Et quand elle y pensait, c’était toujours joyeusement cuisant ! Comme cet après-midi où, rentrée de l’école, j’avais à peine eu le temps d’empoigner la clenche de la porte qu’elle l’avait ouverte d’un coup sec et m’avait violemment giflée en proférant : « Tu n’es qu’une petite merde ! »

La psychologue que j’ai consultée entre vingt-neuf et trente-cinq ans m’a interrogée au sujet des raisons de tels actes. La réponse fut spontanée : ma mère était folle. Elle a souri tout en m’invitant à approfondir cette question. Cela était offusquant ! Peu importait le « pourquoi » ! Lui fournir des circonstances atténuantes ? Rien ne justifie la violence même si on peut l’entendre lorsqu’elle est réactionnelle. Elle réagissait à quoi, Jeanne ? Je lui faisais quoi, à Jeanne ? Vous en voulez des « raisons » ! Ça lui donnerait raison ? Je n’avais que huit ans ! Un peu trop de bruit le matin dans la salle de bains, quel prétexte ! Madame était revenue très tard d’une soirée bien arrosée et cuvait tous ces mélanges alcoolisés devant la porte de sa chambre. On affuble un enfant de « petite merde » pour autant ? Évidemment, la douleur des mots dépassait de loin celle de la gifle…

À l’occasion de mes treize ans, elle avait réuni quelques autres mannequins, des personnalités politiques, son manager, l’un ou l’autre chanteur du moment et quelques artistes en tout genre. Jamais elle n’a envisagé la présence d’un enfant. (Ceci dit, quels enfants ? Je n’avais aucun ami !) Jamais l’envie de me faire plaisir, y compris lors de ce jour de fête. Jamais le souci de me voir sourire. C’est parce que jamais elle ne m’a aimée, ma mère. Jamais ! Le chagrin m’irrite l’œsophage. Je suis complètement pantelante, je peine à respirer… Là, tout de suite, j’aimerais me caparaçonner dans une indifférence impossible à lézarder. J’aimerais aussi me défaire de ce mal de tête tenace qui me tarabuste depuis des heures tant je rumine.

Où en étais-je ? Ah oui ! J’étais fatiguée et titubais un peu entre les convives. L’un d’entre eux avait eu la bonne idée de déposer son verre de rhum sur le sol, à côté du canapé. Je suis passée au mauvais endroit et le verre a été projeté contre le pied de la table sur laquelle il était censé se trouver. Un verre en cristal, brisé à cause d’une maladresse. Jeanne a délicatement pris ma main dans la sienne. C’était une première, mais ça sentait le traquenard à plein nez. Elle m’a conduite à ma chambre après avoir excusé sa charmante fille épuisée de cette belle journée. Une amabilité de façade sitôt ravalée au bas de l’escalier où j’ai eu droit à : « Lena ! Tu as des jambes en coton ma parole ! De quoi j’ai l’air moi maintenant devant mes amis ? Tu n’es décidément qu’une bonne à rien ! » Sa douceur ? Une belle imposture !

Son passé ? Je ne le connais pas et je m’en tape ! Ce qu’elle a pu vivre pourrait expliquer ses comportements, certes, et après ? On l’excuse ? Soit !

La cuisine embaume le pain frais. Je pose mon plateau T.V. garni de deux miches prêtes à être tartinées de confiture de framboises. Le verre de lait est resté sur le plan de travail. Je m’en vais le récupérer et, à mon retour, un des petits pains a disparu. Marius est resté à sa place, droit comme un I, il ne bouge pas d’un poil devant la série télévisée. Rien sur le tapis, rien sur le canapé dont je fais le tour. Je cherche partout, y compris dans des endroits improbables. Marius n’a quand même pas pu avaler ce petit pain en cinq secondes ?! J’en viens à me demander s’il y avait bien deux portions. Je me tiens à trois centimètres de son museau côté droit et il ne réagit pas, statufié. J’analyse le côté gauche et je découvre la preuve de son vol : quelques miettes de pain collées à sa babine. Il bouge enfin lentement les yeux dans ma direction, tout en gardant la tête droite. C’est fou ! Il l’a carrément avalée, cette miche ! Il ramasse tout, ce chien ! Au point d’en être malade. Je dois vraiment faire attention car il pourrait bêtement s’empoisonner.

Je change de chaîne et tombe instantanément sur l’émission The Guest. Julia Molina s’assied dans une élégante robe noire, chaussée d’escarpins vernis de rouge. Je coupe tout.

Ma posture devant cette télévision éteinte intrigue mon compagnon. Il tourne la tête vers l’écran puis m’examine et recommence l’exercice en soupirant. Je vois défiler un arsenal de questions dans ses yeux. Le lot d’expressions et d’émotions contradictoires dont il est témoin ces derniers temps doit le déstabiliser. Il incline l’oreille gauche, ses babines gonflent à chaque inspiration, il redresse la tête, se fige et abat sa patte gauche sur mon genou. Toujours la gauche. Mon chien est un gaucher aux perceptions très adroites qui agit comme un régulateur de mes émotions.

Le soleil s’arrête devant la baie vitrée et nous inonde de sa lumière. Marius a l’air contrarié. Il aboie, une fois. Le gonflement de ses babines augmente en même temps que sa respiration s’accélère. Il aboie, une seconde fois. Je ne réagis pas. Sa patte n’a pas quitté ma jambe. L’ombre de ma silhouette sur le mur s’éteint quelques secondes et il se met à hurler tel un loup. Je lui saute au cou, le serre contre moi. Je le berce et lui dis : « Calme-toi, mon âme tourmentée, je suis là. » Son ombre disparaît à son tour.

Peu à peu, les muscles de nos corps se relâchent, il glisse dans mes bras de tout son poids et s’endort lentement. Je le sens apaisé. Mon dos s’appuie contre la télécommande qui rallume la télévision, et l’émission se poursuit.

Je la regarde. Julia…

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