Chapitre 14: Cauchemar récurrent

Cauchemar récurrent

 

 

Neuf ans, tout en s’amusant dans son monde imaginaire, elle attend patiemment de rencontrer un nouvel ami. Une voiture rouge dans le style Alfa Romeo s’arrête, une personne, le visage dans l’ombre, à l’intérieur. L’individu demande où est la rue… mais elle ne comprend pas. Il n’articule pas suffisamment et sa voix est trop basse. Elle approche de la voiture. Le porte-clé en forme de coquillage accroché à la clé de contact attire son attention. Il est joli, rosé et nacré. Elle demande de répéter la question. L’inconnu(e) reformule. La phrase reste quasi inaudible. Elle se rapproche davantage, les yeux rivés sur le coquillage. Tout près de la portière, elle la voit s’ouvrir subitement. Puis, rien.

Elle se réveille laborieusement, tout est flou à l’image de ses propres formes, ses propres traits. Le seul souvenir reste cette portière qu’on ouvre à toute vitesse. Se redresser est une vaine tentative, aucun membre n’obéit. Faible, engourdie. La pièce est sombre, presque vide. Les volets à moitié baissés laissent juste passer quelques bruits de train et les dernières couleurs du jour. Elle s’évanouit.

Au matin, encore un peu groggy, elle parvient à articuler les bras, elle voit plus distinctement les deux meubles et le matelas sur lequel elle gît. Difficilement, elle tourne la tête et réalise l’absence de volets et de lumière naturelle. La veille, dans l’égarement, elle avait confondu les volets avec ses paupières et la prétendue luminosité d’un soleil couchant n’était autre qu’une petite lampe de chevet posée au sol. Seuls les passages de trains étaient réels. Apeurée, elle inspecte la chambre. Une armoire et deux chaises. Un matelas malodorant et une lampe de chevet. C’est tout. Elle se met à geindre quand elle se rend compte d’un autre détail terrorisant : ce n’est pas une chambre. Mais une cave.

Quelques bousculades se succèdent dans les escaliers. Elle distingue les intonations d’un homme et d’une femme. La femme se plaint, elle est en colère qu’on ait laissé cette enfant dans la cave. Elle crie assez fort.

Quelques décennies plus tard, je m’étire sur le lit propre et confortable de ma luxueuse chambre. Les nuages indécis changent de forme à volonté et viennent décolorer la cime azurée des montagnes. Mes pieds heurtent le flanc de mon chien qui s’est encore faufilé sur la couette. 5 h 07. Cela doit faire trois semaines que je me réveille à cette heure précise. Je ne cherche pas de signification particulière, je constate, sans plus. Tout comme je ne cherche pas à savoir si ce cauchemar récurrent dans lequel je ne me reconnais pas de suite est une réminiscence de mon enfance ou une construction tordue d’un esprit saturé.

En fin de matinée, je me gare sur le parking de la Mary Street face au petit bâtiment rose saumon de la Canadian Red Cross (Croix-Rouge canadienne). C’est ma troisième visite ce mois-ci. On y fournit en général du matériel médical, mais on peut aussi déposer quelques vêtements, chaussures et jouets. En ce qui me concerne, j’apporte des pantalons et pulls devenus trop grands à la suite de ma perte de poids. J’amène également des jouets neufs, ce qui surprend joyeusement Mme Gramm, la bénévole. Elizabeth, de son prénom, soixante-trois ans, vient offrir ses services tous les mercredis de 10 h à 13 h et traverse ensuite la rue jusqu’au Society for Community Living (services sociaux). Là-bas, elle vient en aide à des immigrés et toute autre personne ayant des difficultés sociales, en effectuant de petits travaux administratifs.

J’appuie sur le bouton de la sonnette que j’entends retentir. Étrange, on ne m’ouvre pas alors que des talons de chaussures ont claqué sur le sol derrière la porte. Je sonne une deuxième fois. On m’accueille enfin.

–– Désolée de vous avoir fait attendre, madame, j’étais occupée.

–– Pas de problème Mme Gramm, mon colis n’est pas très lourd et le temps est radieux ! Je pouvais patienter un peu.

–– Appelez-moi Elizabeth, je vous en prie.

–– Avec plaisir, Elizabeth, vous pouvez également utiliser mon prénom.

Posée sur le coin du bureau, une vieille chaîne hi-fi donne du son. Il s’agit de Stromae.

–– Vous connaissez Stromae ? je l’interpelle.

–– Bien sûr ! Et je l’aime beaucoup, s’empresse-t-elle de répliquer. Il y a d’excellents artistes en Belgique, n’est-ce pas ? observe-t-elle d’un clin d’œil.

C’est alors qu’elle me révèle être belge et vivre en Colombie-Britannique depuis de nombreuses années. Au plat pays, elle était secrétaire. Elle a rencontré son mari lors d’une soirée mondaine. Il était en voyage professionnel et accompagnait des clients. Architecte, il vivait à Victoria et s’était rendu en Belgique de par sa participation à la création d’un pont. À son retour, il n’était pas rentré seul, mais avec une femme dont il demanda la main au cours des mois suivants. Ils avaient vécu très heureux ensemble. Elle décrit passionnément l’allure de son époux, son charisme, son humour. Originellement Elizabeth Béart, elle était devenue Mme Gramm, épouse et secrétaire dans l’entreprise de son mari. Elle n’avait jamais connu pareil amour avant leur mariage. Perdue dans le charivari de ses souvenirs, elle parle en faisant fi de toute circonspection, un peu comme si elle était seule.

Au prix de longues difficultés, je tente d’éprouver son récit. J’ai beaucoup de considération à l’égard de ces paroles sans déguisement. La relation qu’elle me décrit relève du conte de fées. C’est impressionnant. Avant, j’écrivais des poèmes sur des amours imaginaires. C’est très compliqué d’aborder pareil sujet sans vraiment le connaître. Je devais puiser dans mes ressources créatrices ainsi que dans des films romantiques passés en boucle. De l’amour amoureux, j’éprouvais juste une maigre chaleur, une moiteur dans un cœur qui se consumait à feu doux. Le seul amour gisant en moi était celui installé par défaut dans le système central de tout être humain. Un programme basique à développer, en quelque sorte.

Elizabeth demeure un instant songeuse avant de reprendre son histoire. Ils ont eu un fils, Quentin, actuellement médecin urgentiste au grand hôpital de Vancouver. Leur fierté ! Ils ont également eu un petit-fils, Tobias, leur prince. Seulement, cela fait dix ans que la famille a tremblé de chagrin lorsque M. Gramm est décédé d’un cancer aux poumons. Elizabeth range machinalement quelques dossiers en portant un air dubitatif. Sa poitrine se met à tressauter et elle me déballe sa souffrance. Ils avaient tout tenté, fréquenté les meilleurs médecins, mais ces espérances se sont figées et reposaient désormais dans le sable d’une rivière desséchée. Après ce décès, dire qu’elle avait souffert de solitude aurait été un euphémisme. Son avenir ne pouvait être plus tragique que ce présent enduré. Mais deux ans plus tard, c’est la femme de Quentin qui a disparu de leur vie, percutée par une moto. Depuis, Elizabeth abhorre les hôpitaux. Depuis, elle déteste l’attente, la surprise, l’espoir. Heureusement, il y a Quentin et Tobias. Ses pupilles pétillent à la prononciation de leurs noms.

Il n’est pas rare que Quentin doive partir à toute heure aux urgences même quand il n’est pas censé y travailler. Alors elle garde Tobias, avec grand plaisir. Elle a vendu l’appartement de Victoria et s’est définitivement installée dans leur maison de campagne au bord du lac, faisant d’elle mon unique voisine. Oui, Mme Gramm est ma voisine, sur la gauche, sur une autre rive du lac. Il m’arrive de les observer jouer aux cartes ou aux échecs sur la terrasse, elle et son petit-fils.

Lors de mon premier passage à la Croix-Rouge, elle m’a confié avoir été curieuse de découvrir ses nouveaux voisins. Elle est ravie que ce soit moi. Elle m’a raconté cela en bafouillant un peu et avoué sa gêne d’être prise sur le fait lorsqu’elle me regardait au loin. Son fils lui a fait la remarque et conseillé de ne pas m’effrayer. Il se moquait de ses réactions, la taquinait. Elle me parle encore longuement de lui. On sent son amour, son engagement. C’est un homme bon, dévoué, courageux et un excellent père.

Tobias a onze ans et a les traits de son papa. Il veut devenir joueur de base-ball. Je le vois, en effet, souvent accoutré d’un maillot de son équipe préférée sans oublier la casquette et le gant. Le travail de Quentin lui demande beaucoup, mais il l’exerce afin d’offrir à Tobias un niveau de vie égal à celui qu’ils avaient avant le drame. Il passe un maximum de temps en compagnie de Tobias, l’emmène au musée, lui apprend à faire du roller, à jouer au base-ball, lui lit des histoires et assiste aux matchs au stade.

Quelle famille unie ! Je suis un peu chamboulée. Au cours de la conversation, une digression impromptue chiffonne le masque de mon assurance. Pourvu que cela passe inaperçu ! Je songe à mon propre père. Il m’emmenait aussi. On se promenait, lui à pied et moi sur ma moto électrique à trois roues. Ensuite, il poussait la moto déchargée et me tenait la main sur le chemin du retour. J’étais très jeune, mais je m’en souviens, car rien ne peut effacer le sentiment de sécurité éprouvé auprès de son père. La fierté d’une petite fille marchant dans les pas de son héros. Elle se sent importante, elle se sent unique. Tous les deux, main dans la main, devenant des silhouettes disparates, floutées par l’horizon. Des ombres ondulées dans le crépuscule, personne n’aurait pu dire qui tenait vraiment l’autre.

Elizabeth écrase un bâillement avant de reprendre le classement des dossiers. Cette femme suscite mon admiration et, malgré sa peine, il émane d’elle une énergie consolatrice. Je me sens bien en sa présence. J’ai la sensation de m’épanouir à cette aura pure et rassurante que seul un être authentique peut produire. Elle est simple, spontanée, positive et humble. Elle croque la vie à pleines dents, malgré ses malheurs, elle est très ouverte d’esprit, elle est vraie.

Tout l’opposé de ma mère. Développement personnel par-ci, véganisme par-là, méditation, posture de l’arbre, que tout cela m’emmerde ! À force de suivre ces lignes de conduite, on finit par rentrer dans le rang derrière le berger. Et sa politesse factice, son obsession pour son image et ses espèces de tocs ! Elle était tellement maniaque que même le pliage de ses culottes avait l’aspect d’un origami. Une handicapée du cœur qui a voulu me mettre à terre en me soumettant à ses plans. Mais moi, je veux vibrer ! Me réveiller le matin et avoir le corps qui palpite d’exaltation devant ce nouveau jour sans me demander ce que je dois spécialement faire. Je veux pouvoir m’emballer, me mettre en colère et envoyer valser ce qui m’ennuie : bienséance, retenue et ce putain de politiquement correct. Je ne veux pas être aseptisée à cause de la peur d’oser assumer qui je suis. Et je suis une belle personne, oui chère mère, toi qui n’as cessé de me rabâcher le contraire. Je suis intelligente, dérangeante, exigeante, flamboyante et brillante ! Je ne le dois qu’à moi seule. Ces temps-ci, tout change. Je me sens devenir un début d’incendie incontrôlable prêt à embraser les cloisons de mes convictions et à rallumer les étoiles éteintes de mon existence.

La fenêtre ouverte, le pollen s’infiltre et remplit l’air à ne plus pouvoir respirer sans éternuer. Elizabeth et moi en rions avec complicité et je crois déceler dans son regard une invitation à se retrouver bientôt.

 

 

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