Alizéha contemplait le navire à quai qui tanguait sur les flots. Quatre grands mâts s’élevaient dans le ciel sur lesquelles les toiles étaient enroulées. La coque mordorée scintillait sous les rayons du soleil matinal, ses ailes cuivrées étaient repliées contre la carène. Le bateau attirait tous les regards. Et des regards, il y en avait ! Le port grouillait de monde. Les gens s’agglutinaient près des vendeurs de poissons et autres créatures marines fraîchement pêchés. Certains profitaient de leurs compagnons et compagnes avant que la mer ne les accapare tandis que des marins s’approvisionnaient en vivres ou en équipement pour des voyages plus ou moins longs. Au milieu de cette foule animée, Alizéha se tenait immobile, admirant le fier navire. Le vent jouait avec ses cheveux, mais elle s’en souciait peu. Un frisson la parcourut, elle resserra le col de la cape d’Evan autour de son cou. D’après Rorhy, le trajet durerait plusieurs jours. C’était une première pour elle qui n’avait jamais vogué sur les mers en bateau. Elle n’était pas pressée de tester l’expérience.
— Lize, arrête de traîner des pieds et viens ! lui intima Tila.
La déesse se renfrogna. Elle s’éloigna du magnifique vaisseau probablement utilisé pour le commerce avec Venthos, la cité du vent qui flottait dans le ciel, ou pour le transport entre les deux grandes villes. Rorhy leur avait donné rendez-vous au port aux alentours de neuf heures. Cela leur avait laissé le temps de faire quelques courses avec les gains de Tila, notamment de racheter des vêtements décents pour Alizéha. Elle aurait dû rendre la cape à Evan, mais elle appréciait la chaleur qui se diffusait sur ses épaules. Le jeune homme ne l’avait pas exigée alors elle s’était permise de la garder jusqu’à ce qu’ils quittent Olia.
Elle gravit la passerelle en bois pour monter sur le bateau de Rorhy. Comparé au splendide navire, celui de l’ivrogne était plus modeste. Doté de deux mâts et d’une coque en bois, le seul ornement était une représentation en bronze d’un amphiptère et d’un cocatrix, un coq avec des ailes de chauves-souris et une queue de serpent. Il était rare de voir les deux sœurs honorées ainsi. Les jumeaux étaient mal vus à cause des divinités primaires de la lumière et de l’obscurité, Luzia, et surtout, Obscurencia. Les quatre espèces la détestaient, et elle était la raison pour laquelle les créatures n’appréciaient pas les Hommes.
Tila était excitée comme une puce. Elle avait vécu près de la mer et avait été élevée jusqu’à ses dix ans par ses parents pêcheurs. Ce voyage lui rappelait un tas de souvenirs qu’elle partageait avec plaisir à Novaly. Cette dernière buvait ses paroles avec un regard tendre. Un regard bien différent de celui qu’Evan portait sur Alizéha. Elle le sentait peser sur elle. Son poids l’avait accompagné toute la soirée, après son retour de l’auberge. Il avait sans aucun doute compris que Tila lui avait fourni une excuse pour sortir de table. Alizéha détestait la façon qu’il avait de se soucier d’elle, comme si elle comptait pour lui. Comme si elle méritait qu’on prenne soin d’elle. Comme si tout était vrai. Ça rendait l’illusion de leur relation insoutenable.
Elle pivota la tête vers lui. Il était accoudé sur la rambarde. Sans surprise, un air taquin illuminait son visage. Il lui faisait parfois penser à un enfant en manque d’attention qui prenait un malin plaisir à l’embêter. Et ce, quoiqu’elle dise pour l’éloigner d’elle.
— Evan. Avoue, tu as des sentiments pour moi.
Il se redressa et arqua un sourcil, le coin des lèvres retroussées.
— Ça te plairait ?
— Non. Je culpabiliserais d’avoir à te briser le cœur.
— Alors ne le fais pas et viens dans mes bras, ma douce, roucoula-t-il.
Alizéha refoula avec difficulté son sourire, mi-amusé, mi-exaspérée. Rien ne semblait pouvoir atteindre cet homme au regard pétillant. En le scrutant, Alizéha se demanda quelles émotions ces yeux noirs comme de l’onyx noyaient dans cette obscurité. Ce que cet écran de malice cachait.
Une lourde main s’écrasa dans le dos de la déesse. Ce geste brusque mais amical l’avertit de la présence de Rorhy qui avait quitté sa cabine pour les rejoindre sur le pont.
— Lize, t’en as mis du temps, à monter ! Ne t’inquiète pas, Olia déclenche parfois des tempêtes, mais avec moi, tout se passera bien !
Alizéha lui lança un coup d’œil blasé. Ces paroles étaient loin de la rassurer. Pour la première fois, elle allait être entourée d’eau pendant un temps. Si elle tombait dans la mer par maladresse ou qu’elle se trouvait à l’extérieur lors d’une tempête, sa teinture en pâtirait et on découvrirait qui elle était. Et puis, dépendre d’un ivrogne dont elle ne savait rien n’aidait pas à la mettre en confiance. Elle se fiait au jugement de Tila, qui ne percevait aucun danger, mais l’anxiété lui donnait des maux de ventre.
— Si tout le monde est là, on va pouvoir y aller ! déclara Rorhy.
— Et ton équipage ? s’enquit Evan, ne remarquant personne d’autre que leur groupe sur le bateau.
Rorhy n’avait rien mentionné de son passé lors de la soirée au Nid d’or. Toutefois, entre deux gorgées d’hydromel et une partie de cartes, il avait évoqué les membres de son équipage, manifestant à quel point il était fier d’eux et qu’il ne tolérait aucune insulte à leur égard.
— Ils sont à l’intérieur, je vous les présenterai tout à l’heure, leur promit-il.
Rorhy partit ensuite pour exécuter l’appareillage. Alizéha et Evan échangèrent un regard dubitatif. Il n’avait tout de même pas menti sur leur existence ?
Le bateau quitta le port. Le vent soufflait comme pour les pousser dans cette aventure vers l’inconnue. Le cri des mouettes, parmi lesquelles Esphen volait, accompagnait leur départ. L’éclat de la pierre de vie dans le ventre de la créature mécanique était comme une étoile rouge dans un ciel bleu. Alizéha observa l’oiseau métallique voguer dans l’air avec la même aisance qu’un poisson dans l’eau. Son attention se porta ensuite sur Evan qui ne quittait pas non plus Esphen du regard. Il était le genre de personne qui vivait avec un sourire insouciant accroché sur les lèvres, mais parfois, dans certains moments comme celui-ci, son visage apparaissait dépourvu de son habituelle expression taquine. Ses traits se durcissaient, et l’étincelle dans ses prunelles semblait avoir été englouties dans le néant. Devant cet impénétrable, Alizéha ne put s’empêcher de laisser parler sa curiosité.
— À quoi penses-tu ?
— Novaly m’a expliqué les légendes qui entouraient cette pierre. Je connaissais celle sur ses origines avec l’épidémie du mal, mais pas celle sur la naissance des Hommes qui en avait découlé. Je me disais juste qu’il n’était pas étonnant que les autres créatures nous détestent.
Effectivement, être le résultat d’un événement aussi traumatisant n’aidait pas. Alors que Luzia s’efforçait d’affaiblir sa sœur et de freiner l’épidémie du mal, la lumière et les ténèbres se déchiraient dans le royaume des mortels, bouleversant l’équilibre du monde. Ce chaos avait pris fin lorsque Mère Nature s’était réveillée de son demi-sommeil. Furieuse de voir dans quelle horreur baignaient les habitants de son royaume, elle avait entrepris d’arrêter le massacre… en massacrant. La création n’existait pas sans la destruction. Animée par la colère de sa créatrice, la Terre s’était transformée en un monstre déchaîné. Les nains, fées, sirènes et géants étaient désormais des victimes collatérales. Les espèces vivantes avaient survécu grâce aux divinités élémentaires qui étaient parvenus à apaiser leur mère. En constatant les dégâts causés dans le royaume des mortels, Mère Nature avait considéré que leur présence était un danger pour la survie des espèces vivantes et l’équilibre de ce monde. Depuis, elle avait interdit les divinités primaires, en s’incluant, d’initier le contact avec les êtres vivants. C’était une façon de s’excuser, mais aussi de protéger ce royaume d’elle-même, sauf que la paix et leur absence ne furent pas les seules choses que ces déités avaient laissés derrière elles. Dans les entrailles de la Terre, la lumière et les ténèbres englouties avaient fusionné, créant la progéniture de ce chaos. Elle était l’unique espèce à naître de trois déités primaires, qui portait donc naturellement en elle les racines du mal, raison pour laquelle les divinités élémentaires et leur descendance les rejetaient. Contrairement aux autres, ils n’avaient pas besoin d’être en contact avec la déesse pour subir son influence néfaste.
— C’est marrant, j’aurais plutôt imaginé que tu défendes les Hommes, et non l’inverse, avoua la déesse.
— Si les humains veulent prouver qu’Obscurencia n’a aucune influence sur eux, qu’ils le démontrent par leurs actes, ce qui n’a pas été très convaincant jusque-là.
— Ce n’est pas moi qui vais te contredire, marmonna-t-elle.
La discussion se tut. Ils se laissèrent bercer par le son des vagues qui faisaient tanguer le navire et le chant des mouettes qui s’évanouit progressivement. Une fois que la cité de l’eau devint un point noir à l’horizon, Rorhy les retrouva sur le pont.
— Bon, moussaillons, suivez-moi. Je vais vous faire visiter votre nouveau lieu de vie.
Ils le talonnèrent docilement, quoiqu’impatients de découvrir leurs cabines. Il y en avait deux, outre celle du capitaine. Les chambres étaient petites, mais les lits étaient en bon état. Après leur avoir montré le garde-manger et une salle où un tas de hamacs et de lits superposés étaient rassemblés, il les guida vers la dernière pièce.
— Il est temps de vous présenter mon équipage ! Le premier qui les regarde de travers passe par-dessus bord.
Sur cette menace, il ouvrit une porte. Une douce chaleur similaire à celle d’un feu de cheminée émanait des lianes rougeoyantes qui rampaient aux murs. Sur les canapés usés et les poufs déformés à force d’être utilisés était assis l’équipage. Le groupe tomba des nues en découvrant les membres.
Novaly papillonna des yeux.
— C’est moi ou je vois double ?
Alizéha comprenait mieux les avertissements de Rorhy, ainsi que la présence des animaux sacrés de Tifenn et Ninielle comme figure de proue.
Les naissances de jumeaux étaient rares et une superstition s’était répandue selon laquelle un des enfants serait l’incarnation du bien, et l’autre du mal, comme les deux Immortelles. Pour éviter de se tromper et d’élever un double d’Obscurencia, les parents abandonnaient les deux enfants. La divinisation des jumelles Ninielle et Tifenn avait démonté quelques préjugés, mais la croyance subsistait. Alizéha observa avec tristesse ces jumeaux et jumelles orphelins, victimes de ces peurs infondées. Ils étaient environ dix paires allant de six à seize ans. Une rage sourde fourmilla dans les veines de la déesse en apercevant deux enfants mutilés au visage. Que leurs géniteurs s’estiment heureux de ne pas sentir l’ombre de sa fureur sur eux !
— Y’en a une qui nous regarde avec pitié, fit remarquer un garçon aux cheveux bruns.
— On dirait plutôt qu’elle est en colère, rectifia sa jumelle.
— Lize est en colère contre le monde entier, et sans doute contre vos pitoyables parents, devina Tila.
La guide dénoua son voile. La stupéfaction figea les orphelins. Les semi-mortels avaient une image de saints et leur proximité avec les divinités nouvelles, notamment Tifenn et Ninielle, devait les rassurer. L’absence d’agressivité des passagers les intrigua. Leur hostilité s’estompa, remplacée par de la curiosité. Ils se crispèrent lorsque Novaly s’insurgea.
— Rorhy ! Tu n’es pas sérieux ? Ne me dis pas que c’est eux, ton équipage ?
Le visage de ce dernier se durcit. Avec son regard perçant et sa carrure imposante, l’aura intimidante qu’il dégageait avait de quoi décourager toute protestation, mais pas Novaly qui le fixait comme s’il venait d’avouer un crime. L’expression de Rorhy était similaire à un orage sur le point d’éclater.
— Ça te dérange ?
— Bien sûr que oui, tu exploites des enfants ! Tu comptes employer de vrais marins quand ?
Rorhy battit des cils, pris de cours. Il se gratta la nuque.
— Je ne les exploite pas vraiment… Je leur donne juste quelques tâches simples en échange du repas et du logis. Employer du personnel coûte cher. ‘Puis je dois payer la nourriture pour tout le monde et…
— … Et au lieu de prendre soin d’eux, tu te bourres la gueule le soir à la taverne !
— Eh ! T’as dit que t’allais en ville pour faire affaire ! T’es un menteur ! s’insurgea une fille aux longs cheveux noirs.
— Pas du tout ! J’ai d’ailleurs pêché de gros poissons cracheurs de perles, ricana-t-il.
Novaly continua de rouspéter à propos du mauvais exemple que renvoyait Rorhy qui se curait le nez et balayait ses inquiétudes d’un revers de la main. Le capitaine picolait jusqu’à pas d’heure et ignorait les bonnes manières, mais l’affection qui se reflétait sur le visage des enfants témoignait de la sincérité de ses agissements.
— Je vois que je suis le seul choqué, ici.
Les regards se braquèrent sur Evan, resté silencieux jusque-là. Les enfants guettaient sa réaction, appréhendant l’instant où des insultes franchiraient ses lèvres. Le voleur soupira, l’air grave. Il porta une main à sa bouche, non pas en signe d’horreur, mais pour dissimuler son sourire narquois.
— Qui aurait cru qu’un rustre qui se noie dans l’alcool cachait un cœur aussi tendre ?
— Je me doutais qu’il était une bonne personne, mais de là à tenir un orphelinat flottant… Comme quoi, les apparences ne veulent rien dire, renchérit Tila.
— Rorhy, ils te complimentent, là. Remercie-les, l’encouragea une adolescente au sourire espiègle.
— Ils vont faire une syncope ce soir en te voyant nous raconter une histoire avant de dormir, se moqua un autre.
Les enfants rigolèrent. Evan, Tila et Novaly refoulaient avec difficulté leur hilarité en imaginant Rorhy s’impliquer au point de mimer les récits. Le capitaine les toisait avec sévérité, mais le coin de ses lèvres frémissait. Sa voix tonitruante gronda :
— Bande de gamins insolents ! Pour la peine, vous allez tous nettoyer le pont !
Malheureusement, ou heureusement, Alizéha n’a pas pu participer au nettoyage.
Penchée par-dessus bord, elle observa les restes de son déjeuner sombrer dans l’océan. Les vagues se fracassaient contre la coque. Alizéha avait l’impression qu’Olia prenait un malin plaisir à la torturer. Ses vertiges et ses sueurs froides accompagnaient à merveille ses haut-le-cœur.
Quelqu’un lui tapota l’épaule. C’était Tila. Elle lui tendit quelques brins d’herbe jaunâtres.
— Tiens. Je les ai achetés avant de partir au cas où quelqu’un aurait le mal de mer. Mâchouille-les et tu te sentiras mieux.
Alizéha marmonna un remerciement en saisissant le traitement. Quand elle s’attarda sur le visage de Tila et qu’elle remarqua sa bouche tordue, elle soupira.
— T’es vraiment la pire.
Ne pouvant plus se retenir, sa guide éclata de rire.
— Désolée ! Mais je ne t’imaginais pas malade à cause de la mer, toi…
Oui, elle. La déesse de la colère. Elle, qui avait traversé mille dangers, était abattue par le mal de mer. Et alors ? Même les meilleurs avaient leur faiblesse !
L’hilarité de Tila attira Novaly, qui avait abandonné le nettoyage du ponton. L’amusement qui étincelait dans ses yeux indiqua à la déesse que la forgeronne ne prendrait pas sa défense.
— Ne le prends pas mal, Lize. C’est juste qu’on n’imagine pas une épéiste comme toi, capable de tuer des géants, être vaincue par un moyen de transport.
Leurs rires redoublaient à chaque fois qu’elles croisaient le regard noir d’Alizéha. Elle fourra les herbes dans sa bouche, se demandant ce qu’elle avait fait pour mériter des compagnons pareils. L’empathie était une valeur qui se perdait.
Heureusement pour elle, Evan était occupé par le nettoyage du ponton. Un balai à la main, il s’amusait à faire le pitre pour divertir les enfants. La douceur de cette scène lui arracha un sourire. Sourire qui s’effaça quand une paume s’écrasa contre son dos. Une sensation familière qui coûterait un jour la vie à celui qui la prodiguait.
— C’est le cadeau de bienvenue d’Olia ! Ça passera ! affirma Rorhy. Par contre, veille bien à vomir dans la mer, on vient de nettoyer et…
Si Tila ne l’avait pas éloigné d’Alizéha, les orphelins auraient pu être privés leur père de substitution dans un malheureux accident de décapitation. La guide prétendit avoir des informations à lui donner. L’intuition Tila aidait le capitaine à ajuster la cadence et la direction pour éviter de croiser des monstres ou des pirates. Alizéha s’avachit sur la rambarde, maudissant les pirouettes de son estomac dans son ventre. Novaly observa Esphen posé en haut d’un mat, puis se concentra sur le roulement des vagues. Après un moment de silence, elle demanda, l’air de rien :
— Tila et toi, vous êtes proches…
— Plutôt, oui. Après plusieurs années ensemble, on a eu le temps de faire connaissance.
— Connaissance… Comment ?
Alizéha se redressa et darda son œil gris sur Novaly. Son visage était impassible et son regard fixait obstinément l’horizon. Cependant, la façon dont elle triturait la pointe de sa tresse trahissait sa nervosité. Alizéha refoula son sourire railleur. Ce serait dommage de rater cette occasion pour la taquiner un peu.
— En profondeur, répondit-elle avec malice.
Les épaules de Novaly se raidirent. D’une voix qui se voulait détendue, elle l’interrogea :
— Ah bon ? Que ressens-tu pour Tila ?
— Un amour sincère.
Alizéha jubilait intérieurement. Elle en oubliait ses nausées. Novaly plissa les yeux et déglutit.
— Donc toi aussi, tu aimes les filles… déduisit-elle.
— Pour être exacte, je me fiche du genre ou du sexe de la personne. Seule la personne m’intéresse. Et Tila est une personne merveilleuse, n’est-ce pas ?
Alizéha finit par obtenir ce qu’elle désirait car Novaly braqua sur elle son regard enflammé. La braise de la rivalité et ses éclats de jalousie qui brûlaient dans ses prunelles s’éteignirent lorsque Tila revint et frappa Alizéha avec un balai. La déesse gémit en se frottant la tête.
— T’exagères, Tila. J’ai rien dit de faux…
— Tu as fait exprès de jouer sur les mots, la réprimanda-t-elle.
— Attendez… Quand elle disait… elle ne voulait pas dire… bafouilla la forgeronne.
— On se considère ni plus ni moins comme des sœurs, Nova.
— Un amour fraternel qui s’approche parfois de la haine, grogna Alizéha.
— Ferme ta bouche ou tu vas encore vomir, rétorqua Tila.
Elles échangèrent un regard faussement dédaigneux. Elles reportèrent leur attention sur Novaly qui ne savait plus où se mettre. Si l’expression mi-amusée, mi-désolée de la guide l’embarrassait, le rictus narquois de la déesse l’horripilait. Elle saisit le balai de Tila et partit laver avec hargne le pont. Alizéha haussa les épaules devant l’air réprobateur de Tila.
— C’était trop tentant de la titiller.
— Et maintenant, c’est le pauvre Evan qui subit les frais de sa colère.
La déesse souffla du nez en observant Evan se faire injustement fustiger. L’expression confuse d’Evan était drôle à voir, et la dispute à coup de joutes verbales qui suivit amusa les enfants.
— Je m’excuserai après, promit Alizéha. N’empêche, elle a l’air de vraiment tenir à toi.
Un silence suivit. Étonnée par l’absence de réponse, elle jeta un coup d’œil à Tila… qui était rouge pivoine. Le choc passé, Alizéha explosa de rire. Gênée, la semi-mortelle lui tourna le dos en cachant ses joues avec ses mains.
— Arrête de te moquer !
Malgré sa supplique, le fou rire de la déesse ne s’apaisa qu’au bout de plusieurs minutes. Elle essuya ses larmes et reprit sa respiration.
— Désolée, c’est juste… C’est la première fois que je te vois rougir alors…
— C’est nouveau pour moi aussi, figure-toi, grommela-t-elle.
Alizéha était heureuse que Tila expérimente cette aventure folle qu’était l’amour, malgré tout ce que ça impliquait. Sa guide était sa confidente, la première à qui elle avait avoué sa pansexualité et ses sentiments pour Glenn, mais Tila n’avait jamais mentionné quoi que ce soit en retour la concernant. Alizéha ne l’avait jamais forcé à parler, c’était son droit, mais elle avait craint que Tila s’oublie pour son rôle et s’interdise de ressentir des choses qui la détourneraient de sa mission. Visiblement, elle n’avait simplement pas trouvé la bonne personne.
— Je ne pensais pas trouver un jour quelqu’un qui me ferait vibrer comme ça, et pourtant… Nova m’attire comme un aimant, avoua Tila. Je suis incapable de me détourner d’elle. Elle occupe toutes mes pensées et je souris bêtement quand je suis avec elle… Ah ! Bien sûr, te soutenir reste ma priorité. Je ne veux pas que tu croies que je t’abandonne ou…
— Tila, la coupa Alizéha. Tout ce que je veux, c’est ton bonheur. Si Novaly te rend heureuse, alors fonce. Je ne veux pas t’enchaîner à moi ni que tu te retiennes de vivre à cause de notre lien.
Elle était consciente de l’exigence du rôle de guide et de ce que Tila avait dû sacrifier pour suivre la volonté de Despina : la possibilité d’être libre et indépendante, de pouvoir faire ce qu’elle voulait de sa vie, de ne penser qu’à elle-même. Elle ne voulait pas être une déesse qui mettait sous cloche sa guide et qui la traitait comme une possession. Elle savait ce que ça faisait et ne souhaitait l’infliger à personne, surtout pas à Tila. Et le sourire rayonnant qu’elle lui adressa en réponse raffermit cette volonté.
— T’es vraiment la meilleure.
— C’est pas ce que tu disais quand on s’est rencontrées, il me semble, la taquina Alizéha.
— Tu veux que je te rappelle tes premiers mots quand tu m’as rencontrée ?
« J’ai pas besoin d’un toutou qui me suit partout. » Comment oublier ?
L’humeur d’Alizéha s’assombrit quand elle repensa à Novaly. Une boule se forma dans son ventre à l’idée que ses crimes nuisent à leur relation. Le jour où elle saurait la vérité, Novaly tiendrai-t-elle Tila pour coupable du massacre ? La rejetterait-elle pour son lien avec la meurtrière de ses parents ? Et si, à cause d’elle, Tila finissait avec le cœur brisé ?
La semi-mortelle pinça la joue de la déesse.
— Je sais à quoi tu penses. N’oublie pas que tu es aussi une victime, Lize. Je suis sûre que Nova le comprendra. De toute façon, quoi qu’il arrive, je suis prête à l’accepter.
Mais ce n’était pas le cas d’Alizéha. Elle refusait que Tila souffre davantage à cause d’elle.
Comme si des nuages avaient obscurci le ciel, l’atmosphère était devenue pesante, alourdie par les regrets du passé et les craintes du futur. Rorhy choisit cet instant pour les rejoindre, un balai à la main.
— Les flemmards n’ont pas leur place sur mon bateau. Au boulot !
— Je me sens encore nauséeuse… mentit Alizéha.
— C’est faux, les herbes font effet depuis un moment, la contredit Tila.
Rorhy tendit le balai à la déesse.
— Soit tu nettoies, soit tu récures les chiottes.
Alizéha arracha le balai des mains, se retenant de l’enfoncer dans la gorge de Tila qui ricanait. Quand Rorhy partit poursuivre un enfant chahuteur, la guide déclara :
— Une dernière chose, Lize. Tu ne veux pas m’empêcher de vivre et d’aimer, mais c’est précisément ce que tu fais avec toi-même. Je ne peux que t’encourager à y remédier.
Sur ces mots, elle retourna auprès de Novaly. La déesse soupira. Son regard se posa sur Evan et son sourire espiègle. Son cœur se serra.
Aimer ? C’était l’acte le plus cruel et égoïste qu’elle pouvait faire. Livius s’était assuré de le lui faire comprendre.