La cité d’Adulis apparaît sous nos yeux tel un mirage. Trônant au cœur de la baie, elle est aussi imposante qu’Andromède l’avait décrite. Des milliers de maisons et de bâtiments parsèment le bord de mer et épousent parfaitement la côte. Certaines sont creusées dans la roche des falaises. La plupart des toits sont ronds et peints en bleu pareils à de gigantesques coquillages turquoise renversés. Le palais d’Adulis est majestueux au centre de toute cette architecture. Il est le cœur de toute cette vie grouillante. Une centaine de marches séparent la demeure royale des vagues. Les nombreuses colonnes torsadées soutiennent une toiture dégoulinante de cascades végétales. Toute la cité est fleurie et partout s’insinuent des arbres, des fleurs et des racines vertes. De toute mon existence je n’ai jamais vu pareille beauté. Nous sommes loin de la ville pittoresque d’Henna ! Pourtant, il manque le légendaire scintillement du revêtement nacré dont me parlait la princesse. Aujourd’hui, hélas, Adulis semble bien triste face à cette mer grise et bruyante.
Des nuées d’oiseaux croassent et volent au-dessus de nous. L’air est lourd et empeste. Plus nous nous approchons et plus nous pouvons entendre les lamentations des villageois obligés de fuir leur ville ou au contraire ceux qui n’ont pas les moyens de la quitter. Des bateaux sont amarrés tout autour dans la baie. Certains semblent prêts à partir, dans d’autres il y a des guerriers venus du monde entier. Orphée m’explique que ces mercenaires et héros en devenir souhaitent sans doute se mesurer à la bête afin d’obtenir la gloire et la renommée. Il y a aussi des pillards, patientant comme des vautours. Plus haut sur les montagnes, le jeune homme pense qu’il s’agit certainement des ennemis d’Adulis voulant assister au massacre. Nous sommes le dernier jour du mois et tous envisagent d’assister à la malédiction du dieu Poséidon. Cela me donne la nausée.
Orphée m’ordonne de rabattre sur mon visage ma cape et dirige notre petite embarcation non loin d’un ponton. Nous arrivons à temps, car la mer de plus en plus agitée se soulève et frappe de plein fouet les navires. Nouée dans mon dos se trouve le bouclier et sur mes hanches, un xiphos de chaque côté. Le jeune homme porte l’arc et ses flèches. Je constate qu’il n’a pas oublié sa lyre. Je lève les yeux au ciel et nous nous enfonçons dans les ruelles.
Nous n’avons pas réellement de plan, si ce n’est libérer Andromède. Orphée nous mène droit vers le palais royal. Une centaine de gardes encerclent l’imposant bâtiment et n’hésitent pas à battre les humains qui s’en approchent de trop près. J’aperçois au balcon un couple richement vêtu que je devine être les coupables de tout ce malheur. Est-ce leur arrogance ou la honte qui les poussent à rester à la vue de tous sans pour autant être atteignables. Des cris retentissent non loin. Dans la rue, c’est le chaos. Les habitants de la cité se déchirent entre eux. Je suis terrifiée d’assister à pareille violence. Des hommes arborant des toges religieuses se battent contre des civils.
— C’est à cause de vous les impies, que notre ville va sombrer dans les abysses ! Gloire à Poséidon qui lavera ce sol de votre souillure ! scande un homme âgé aux yeux globuleux.
— La princesse Andromède est l’avenir ! Si elle meurt, les Sabéens s’empareront de notre ville ! hurle un homme, le front ensanglanté.
— Vous devriez supplier la clémence des dieux, au lieu de nous empêcher de réaliser le destin dicté par les Moires !
Orphée m’attrape la main et nous entraine dans une autre ruelle afin de nous mettre à l’abri. Les habitants se lancent des projectiles et l’on peut entendre des cris et des bruits sourds résonner autour de nous. Des hommes s’introduisent dans les maisons la torche au poing et se battent pour dénicher quelques butins. Nous devons faire attention où nous posons les pieds, car au sol se trouvent toutes sortes d’obstacles, d’immondices et même des cadavres se vidant de leur sang. Les charognards sont déjà en train de déchiqueter et mastiquer les chairs en putréfaction. C’est une vision cauchemardesque et je ne peux m’empêcher de régurgiter face à ces horreurs. Voilà la véritable malédiction des dieux. La peur des mortels s’empare de leurs esprits et ils sont prêts à s’entretuer. Il n’y aura certainement plus de ville avant la venue de la créature de Poséidon.
Soudain, notre course nous mène droit dans un cortège lugubre où résonnent les battements de tambour. Toute la foule marche tête baissée, engourdie pas les fumées violacées qui s’échappent de grands braseros portatifs. L’odeur âcre me prend à la gorge et Orphée m’ordonne de me couvrir le visage pour ne pas respirer ces herbes. Certains mortels prient, d’autres se lamentent et d’autres crient. Dans leur désespoir, ils ne forment plus qu’un. Des milliers de gens de tous âges affluent et lentement s’avancent en direction d’un seul et même endroit.
La pente est raide et mène droit au bord de la falaise. Nous nous trouvons pratiquement à la pointe de la baie. De là où nous sommes, la vue pourrait être splendide si en contrebas il n’y avait pas cette guerre fratricide entre les habitants. Adulis était un authentique joyau : face à la mer et couronnée par les montagnes. Cependant, je comprends le danger qui plane. Cette muraille rocheuse, gardée par les superbes colosses de bronze, est un véritable piège. Si l’eau monte, les résidents sur la terre seront noyés, tandis que ceux sur les petites embarcations s’écraseront contre les falaises s’ils ne parviennent pas à sortir plus rapidement de la baie. La houle malmène tous les bateaux, même les plus grands.
On me bouscule et je suis obligée d’avancer avec Orphée. C’est une femme et ses quatre enfants se chamaillant. Les pauvres, comprennent-ils ce qui se passe actuellement ? Alors je découvre au loin un promontoire où se trouve un pilier et des entraves. Je frissonne, c’est ici qu’ils veulent sacrifier Andromède. Nous mettons quelques minutes avant d’apercevoir au centre de cette foule un palanquin d’argent avec à son bord notre amie. Mon cœur se serre en la voyant. Tout autour d’elle, des prêtres et des vestales psalmodiant en continu et diffusant la fumée violacée. Certainement un mélange d’opiacés selon Orphée. En effet, Andromède reste beaucoup trop calme alors que son peuple la mène à sa propre mort.
La procession s’arrête tandis qu’une suite royale entourée de soldats rejoint la princesse. Le roi et la reine d’Adulis ont daigné accompagner leur fille. Leurs habits carmin sont recouverts de bijoux, ç’en est presque indécent. À leur côté, je reconnais le capitaine Einar et ses hommes. Orphée crie le nom d’Andromède, mais nous sommes beaucoup trop loin et elle semble bien trop droguée pour nous entendre. Nous tentons de nous frayer un chemin, quand tout à coup, le sol se met à trembler. Un son étrange venu de la mer gronde.
Des milliers de têtes se tournent vers l’horizon. Les nuages noirs sont au-dessus de la cité d’Adulis à présent. Le vent souffle et n’apporte rien de bon. Les vagues roulent vers nous avec violence et s’abattent sur les abords de la ville. Les bateaux sont emportés par le courant. Si dans les rues je croyais assister au chaos, face à nous c’est une véritable tempête qui se déchaine sous nos yeux. Le sol tremble à nouveau et la secousse ne manque pas d’en faire tomber plus d’un. D’inquiétants craquements retentissent autour et avec effroi nous voyons des maisons s’affaisser et des sculptures se briser en mille morceaux et s’écraser sur les mortels terrorisés. Tous les regards sont happés par la mer. On distingue au loin des vagues immenses se diriger vers la ville. La peur les pétrifie et beaucoup doivent supplier qu’il s’agisse là que d’un cauchemar. Au fond de nos cœurs, nous savons tous ce qui va arriver.
Jaillissant des flots verdâtres, Cetus, la créature légendaire venue tout droit des abysses apparaît dans un vacarme assourdissant, projetant dans les airs les navires. Le monstre envoyé par Poséidon est encore plus effrayant que toutes les histoires que l’on a pu me raconter durant mon enfance. Colossale et repoussante, Cetus approche et son ombre s’abat sur la ville, éteignant toute forme d’espoir. Elle n’a rien à voir avec un simple animal. Toutes les proportions de la créature sont faites pour détruire. Son corps ondule tel un serpent aux écailles olivâtres, le reste est recouvert d’une épaisse cuirasse grise et ses bras puissants sont tranchants comme les pinces d’un crabe. Enfin, son visage est noyé par les tentacules qui gesticulent dans tous les sens. Je ne sais si l’on peut y distinguer une apparence humanoïde sous celle du monstre. Dans ses yeux rougeoyants et ses cris gutturaux, ce n’est que bestialité à l’état pur.
Mes jambes refusent de bouger et je ne peux que contempler avec effroi la colossale bête venue détruire une cité entière. Il faut quelques secondes pour que les mortels sortent de leur torpeur. Dès lors, comme lorsqu’un enfant frappe une fourmilière, la foule prise de panique court dans tous les sens et hurle de terreur. Cetus s’avance dans la baie en rugissant, soulevant sur son passage de gigantesques vagues s’abattant avec avidité sur le palais. Surgissant des flots, ses énormes pinces de crabe fracassent le mur de la baie et les colosses de pierre tombent de la même manière que de vulgaires poupées. Elle se penche et ses tentacules attrapent des blocs de roche pour les propulser sur la cité. À chaque impact, le sol tremble un peu plus et Adulis disparaît peu à peu. Mon cœur se brise quand je pense à toutes ces victimes. Qu’elles aient offensé les dieux ou non, personne ne mérite de mourir dans la peur et la violence.
— Il faut se mettre à l’abri Persée ! Il est trop tard, on ne peut plus rien faire ! crie Orphée.
— On doit retrouver Méda ! je réponds.
— Si nous restons à découvert, c’est la mort qui nous attend !
La foule autour de nous court dans tous les sens, alors que pleuvent les projectiles et que les vagues toujours plus grandes submergent la ville. Au loin, les religieux, les gardiens d’Adulis et le couple royal continuent difficilement la progression à travers les débris. Cette fois-ci, Andromède n’est plus aussi calme, elle semble plus lucide. Les soldats l’empoignent avec force tandis qu’elle se débat. Bien entendu qu’elle ne peut accepter de mourir dévorée par l’horrible monstre marin ! Son instinct de survie prend le dessus sur son devoir. Il est évident que Cétus est venue détruire la ville pour montrer au monde entier ce qu’il en coûte de provoquer les Dieux. Elle n’a que faire du sacrifice d’une princesse sinon elle serait arrivée vers le promontoire où les prêtres l’appelaient. Au lieu de cela, elle dévaste tout sur son passage.
Brusquement, je suis projetée en avant et perds l’équilibre. Mes genoux et paumes de mains sont égratignés. Orphée vient de nous éviter de justesse l’éboulement de la maison à côté de nous. C’est la débandade autour. Les habitants crient, pleurent, se poussent et se piétinent. Certains illuminés hurlent à la gloire des dieux et acclament la bête. J’aperçois alors Cetus se mouvant vers la ville, soulevant des gerbes d’eau. Son chemin est parsemé de diverses embarcations chargées de mercenaires prêts à l’affronter. Avec effroi, nous entendons les rugissements des malheureux qui osent l’attaquer. Les pinces de crabe détruisent les navires et entraînent, dans le fond, les hommes si les tentacules ne les attrapent pas pour les mener droit dans la gueule cauchemardesque. Du sang dégouline sur son corps hideux.
Tout à coup, des projectiles enflammés embrasent le ciel pour atterrir sur le monstre marin ! Adulis a préparé sa riposte ! Occupée avec les bateaux, la créature n’a pas eu le temps de se défendre. J’aperçois alors le long de la baie, plusieurs machines où des soldats s’affairent à placer d’énorme boule tandis que d’autres allument leurs flèches dans de grands braseros. Je comprends qu’ils essayent d’asperger d’huile Cetus afin d’y mettre le feu. Les habitants, assistant au spectacle, laissent échapper des cris de joie en voyant les flammes lécher le corps hideux de la bête. Ne serait-ce pas là un signe d’espoir ? Nous en profitons pour progresser vers la procession macabre d’Andromède.
Cependant, l’allégresse est de courte durée. Cetus hurle de douleur, mais reprend très vite l’ascendant en visant ces attaquants. Malgré la mer de feu qui embrase la baie, elle avance vers la cité et nous sommes témoins d’un véritable carnage. Les tentacules détruisent tout sur leurs passages. Une à une, les machines sont pulvérisées. Plusieurs incendies se propagent dans les hauteurs de ville tandis qu’en bas, ce sont des vagues fortes de plusieurs mètres qui s’abattent avec fracas et emportent tout.
Tout n’est que violence et désolation. Je suis à la fois terrorisée d’observer ce terrible combat entre les mortels et la malédiction de Poséidon, et j’éprouve de la colère d’être si impuissante. Nous essayons de relever les blessés avec Orphée et d’extirper des enfants des décombres. Mon cœur se brise en voyant les petits corps frêles trembler de peur. Les volutes de poussière que nous aspirons nous étouffent. L’odeur du sang, mêlée à celle des chairs brûlées et de la marée fétide, me donne la nausée. J’aperçois une femme serrant dans ses bras un ballot bleu et fuir dans la mauvaise direction. J’accours vers elle pour l’en dissuader et perçois des gémissements s’échapper de son paquetage : un bébé ! Je la supplie de m’écouter et de me suivre. Le sol tremble à nouveau et je tombe la tête la première. La femme terrifiée me repousse et en profite pour s’enfoncer dans les ruelles dangereuses. Impuissante, je ferme les yeux lorsque j’entends les bâtiments s’effondrer et les pleurs du nourrisson. Je ne peux sauver personne. Orphée me relève et m’entraîne plus loin.
Soudain, une forte chaleur se fait ressentir. Nous apercevons voler au-dessus de nous des flèches enflammées en direction de la bête. C’est le capitaine Einar rejoignant le combat en lançant enfin une offensive avec tous les soldats de sa troupe. Ils sont certainement les derniers gardiens de la ville. Pas plus d’une centaine, prêts à se sacrifier.
— Allez, approche, viens par ici ! Créature des Enfers, nous n’avons pas peur de toi ! crie Einar.
Debout, sur l’une des impressionnantes machines, le capitaine d’Adulis lève son glaive vers le ciel tandis que ses combattants l’acclament. À l’instant où il abat son poing, ses hommes tirent en visant Cetus. Touché de plein fouet, le monstre marin tressaute et se retourne en hurlant. L’antre béante de sa gueule est cauchemardesque. Rougies par le sang, plusieurs rangées de dents aiguisées aussi grandes que moi en fond le pourtour.
Misérables créatures ! Comment osez-vous me défier de la sorte !
Je suis pétrifiée de peur. Cette voix d’outre-tombe me glace de l’intérieur. Cetus est dotée de la parole, pourtant personne ne semble réagir.
Craignez mon courroux ! Adulis doit payer son affront, le roi des océans l’ordonne !
Mon esprit est souillé par cette présence. Les sons gutturaux vibrent à travers tout mon être. Si j’entends distinctement ses paroles, le reste des mortels ne comprend qu’un cri animal. Impuissante, je vois les tentacules du monstre arracher les colonnes de marbre et les projeter vers les dernières machines des hommes. Par chance, elles n’atteignent pas leurs cibles et tombent à l’eau. Cependant, le palais, lui, s’effondre avec fracas dans les hurlements et la poussière.
Si vous croyez pouvoir m’arrêter pauvres fous, c’est que vous n’apprenez rien de vos erreurs !
Orphée m’extirpe de la torpeur qui s’est emparée de moi et m’entraîne péniblement vers l’avant. Le passage est dégagé vers le promontoire. Les prêtres et la reine d’Adulis se sont approchés du bord tandis que le roi lui-même aide les deux soldats à enchaîner Andromède à l’armature spécialement conçue pour son sacrifice. Je peux entendre la princesse supplier son père qui n’en a que faire. De son côté, les gardiens actionnent à nouveau leurs machines et d’autres préparent leurs flèches. Tout le monde retient son souffle en observant les projectiles enflammer le ciel. Cetus ne peut pas tous les éviter et une partie de son bras et de ce qui lui sert de visage, s’embrasent ! Son hurlement est si fort que nous sommes obligés de nous couvrir les oreilles.
Pitoyables mortels ! Je n’ai que du mépris pour vous !
— Tu pensais que nous n’étions que de faibles créatures, mais nous ne cèderons pas notre ville si facilement ! Nous sommes la cité d’Adulis, nous sommes les plus puissants de ce monde ! s’écrie la mère d’Andromède gargarisée par l’impact de l’offensive.
Ses sujets l’acclament comme si c’était elle qui avait mené l’attaque. Comment peuvent-ils réagir ainsi alors que c’est sa vantardise qui a provoqué cette situation ? Ses yeux sont exorbités et les bras en l’air, couverts d’or lui donnent l’allure d’une redoutable déesse. Seulement en apparence, car déjà Cetus se redresse et abat avec violence ses pinces de crabe dans l’eau. La puissance est telle que la mer se fend presque en deux. Les vagues se soulèvent si hautes qu’elles inondent la ville et viennent lécher avidement la falaise qui nous gardait pour l’instant hors de portée. Alors, le sol se met à trembler et nous ressentons l’effritement de part et d’autre du promontoire. Hélas, la terre cède sous les pieds des quelques habitants trop près du bord et nous assistons, pétrifiés, à leurs chutes, dont celle de la reine d’Adulis. Son mari cri d’effroi et se précipite avec les soldats.
C’est le moment où jamais ! Orphée et moi courrons délivrer Andromède. La pauvre se débat à s’en faire saigner les poignets. Son visage est déformé par la peur et les larmes. Cependant, lorsqu’elle nous voit, ses yeux s’agrandissent.
— Vous êtes venus ! Mais pourquoi ? Vous n’auriez jamais dû ! s’exclame Méda.
— Tu nous remercieras plus tard, lui répond Orphée en s’acharnant sur la corde de son poignet droit.
Un bruit sourd attire notre attention. Au loin, Cetus ondule tel un serpent gigantesque et s’avance vers nous en soulevant des gerbes d’eau. Commandé par le roi d’Adulis, Einar ordonne une nouvelle offensive. Ce sera la dernière avant que le monstre ne soit près de nous. Les soldats crient pour se donner courage et tirent à nouveau. Freinant un instant la course de Cétus qui hurle de douleur.
Dans la panique, Orphée et moi arrivons à peine à défaire les entraves d’Andromède, trop choqués par la colossale créature. Mais alors des prêtres et des villageois s’avancent vers nous. Si durant une seconde j’ai cru qu’ils venaient nous prêter main forte, c’est tout le contraire. Armés de pierres et de bâtons, ils nous supplient de laisser la princesse pour l’offrir au monstre. D’une agilité surprenante, Orphée attrape une flèche et arme l’arc. Je l’accompagne et prends place avec les xiphos dans chaque main. Les habitants d’Adulis reculent d’effroi. Je suis tendue, mais s’il faut se battre je ne devrais pas hésiter.
— Bande d’ignares, vous ne comprenez pas ! Cetus n’a que faire du sacrifice d’Andromède ! Allez vous mettre à l’abri au lieu de perdre votre temps ! clame d’une voix autoritaire mon compagnon.
— Tu es fou ! Tu vas tous nous faire tuer ! lui répond un paysan plein de colère.
— Si vous approchez d’un pas de plus, je n’hésiterais pas à vous transpercer ! déclare Orphée en décochant une flèche pile entre les pieds de l’homme. Va libérer Méda, m’ordonne-t-il.
Je m’exécute et retourne vers la princesse qui ne peut voir ce qu’il se passe autour de nous. Cette fois-ci, j’utilise la lame d’un xiphos pour trancher les cordes. Andromède tombe dans mes bras et me serre contre elle. Mon cœur bat fort. Nous avons réussi ! Nous devons vite nous mettre à l’abri !
Cependant, notre étreinte prend fin dès l’instant où la terrifiante Cetus se redresse au-dessus de la falaise ! Son odeur putride donne la nausée : un mélange de sang, de sel et de morts. Calcinée par endroit, des flèches et toutes sortes d’armes sont restées plantées dans sa cuirasse grisâtre. Nous sommes perdus ! Sa pince de crabe titanesque s’abat sur les gardiens d’Adulis qui périssent dans d’horribles bruits de craquements et de hurlements. La terre tremble à nouveau. Puis tandis que le monstre se penche vers nous, les terrifiants tentacules se mettent à attraper les mortels pour les écarteler. Une pluie rouge jaillit après chaque déchirement de corps humain. Impuissants et apeurés, nous assistons à la mort du roi qui disparaît dans la gueule cauchemardesque de Cetus. Alors Andromède crie et tombe à genoux devant ce massacre. La foule court dans tous les sens. Certains même se jettent à la mer.
Orphée vient vers nous. Je m’efforce de relever Andromède pour avancer quand soudain un tentacule maculée de sang nous projette en l’air. Je retombe lourdement non loin du bord et évite de justesse un autre appendice du monstre. Quelques soldats, dont Einar, tentent de blesser la créature qui semble se délecter du spectacle cauchemardesque.
« Persée ! » hurle la voix de Méda.
Je me retourne et découvre avec effroi mon amie cramponnée au bord de la falaise ! Je n’ai pas le temps de réfléchir et cours vers elle, désespérée de la remonter. Les jambes dans le vide, elle ne tient qu’à la force de ses bras. À genoux, j’essaye de la relever en l’attrapant par les épaules, mais son poids m’attire dangereusement aussi. Je serre les dents et force sur mes muscles. Apeurée, Andromède panique et ne cesse de gesticuler.
— Je vais lâcher ! crie Méda, les larmes aux yeux.
— Non, on va y arriver ! je lui réponds en soufflant.
Un tentacule passe près de nous afin de parer une attaque d’Einar. Le sol tremble et j’aperçois, avec frayeur, la paroi rocheuse s’effriter. La princesse d’Adulis glisse et m’entraîne un peu plus avec elle. Sa vie ne tient qu’à la force de mes bras. Pendue dans le vide, Andromède pleure. En bas, c’est la mer et les brisants qui nous attendent si je ne parviens pas à la remonter. Ma volonté est plus grande que mes réelles capacités musculaires. À plat ventre sur la terre, je n’ai aucun moyen de la relever. Mon instinct me pousse à résister, mais pour combien de temps encore pourrons-nous rester ainsi ? Andromède tente de prendre appui avec ses pieds contre la paroi. Hélas, elle gesticule beaucoup trop et mes bras tremblent.
Brusquement, une main puissante m’attrape la taille et me stabilise : Orphée !
— Tenez bon ! ordonne-t-il pour nous encourager.
Orphée parvient à peine à me maintenir. J’aperçois son autre bras ensanglanté. S’il me lâche, nous basculerons, dans le vide et nous nous écraserons en contrebas. La douleur dans mes membres est atroce. Je peux sentir le moindre de mes muscles et de mes tendons se tendre. La terre continue de s’effriter dangereusement tandis que derrière nous le massacre perdure. Il nous faudrait l’aide d’une nouvelle personne.
Les grands yeux noirs de la princesse m’observent. Elle ne pleure plus et semble calmée alors que je tremble.
— Persée, je n’y arriverai pas…
— Tais-toi ! je lui crie en serrant les dents, tandis que les larmes ruissellent sur mes joues.
— Tu dois me laisser tomber sinon tu mourras toi aussi ! s’exclame Méda.
— Je t’interdis de faire ça ! je rugis en resserrant péniblement ma prise.
— Je suis désolée… murmure-t-elle en me lâchant délibérément.
Je hurle son nom dans une dernière supplique. Avec effroi, je vois sa jolie main me glisser entre les doigts. Mon cœur s’arrête de battre. Ce n’est pas possible ! C’est un cauchemar et je dois me réveiller ! C’est à peine si j’entends le cri horrifié d’Orphée. Andromède, dans sa robe de princesse, dégringole telle une fleur emportée par le vent. Les bras tendus vers moi et ses tresses virevoltantes autour de son visage me rappellent le dernier souvenir que j’ai de Médusa. Cette image me frappe de plein fouet pareil à un poignard dans le cœur.
Non ! Plus jamais je ne perdrai quelqu’un !
J’en ai assez de tous ces morts, assez de ne pas être forte, assez de ne pouvoir rien faire ! La colère et le désespoir me déchirent les entrailles. J’ai la sensation que mon cœur vient d’exploser. Un feu ardent me brûle les veines. Un déferlement de puissance me parcourt entièrement. Brusquement, je frappe le sol de mes mains. Je ressens mon pouvoir traverser mon corps et se déverser au plus profond de la terre. Un bruit sourd en émane. Puis, telle une prolongation de moi-même, des plantes jaillissent avec fracas de la paroi. Elles remuent dans tous les directions et semblables à des centaines de mains, elles finissent par rattraper en plein vol Andromède ! C’est incroyable, car j’ai la sensation de la tenir au creux de mon poing.
Tu n’es pas une mortelle comme les autres…
Ma respiration est saccadée. Avec stupéfaction, j’observe mes mains noircies de terre. Je suis à nouveau moi-même, mon pouvoir ne m’a jamais quitté ! Mes larmes de tristesse se transforment en larmes de joie que j’essuie d’un revers.
— Mais qui es-tu ? s’exclame Orphée secoué par les émotions.
— Aide-là à remonter, je lui ordonne calmement, tandis que les plantes doucement glissent la princesse sur la falaise.
— Que vas-tu faire ? s’écrie mon ami alors que je m’éloigne de lui.
— Je vais arrêter ce massacre… je réponds en m’élançant.
Je n’ai jamais ressenti ta puissance.
Cetus a ralenti dans ses attaques. Elle semble perturbée par l’émergence de mon pouvoir. Ses yeux rouges me cherchent.
Mon cœur bat à tout rompre. Animée par cette soudaine énergie, j’en deviens presque euphorique. Peut-être suis-je inconsciente, mais, la peur qui me paralysait s’est évaporée. Seul le retour de mon pouvoir de déesse compte. Longtemps endormi à cause du poison de ma mère, le voilà prêt à exploser.
Le sol est jonché de cadavres et de membres ensanglantés. L’herbe est rouge de sang, mais je cours en direction des combats. Le capitaine Einar et les quelques soldats survivants sont en piteux états et pourtant ils continuent de protéger les habitants. L’air empeste la mort. Je caresse l’anneau d’Hermès et lui demande pardon pour ce que je m’apprête à faire.
Où te caches-tu, étrange créature ?
— Je ne me cache pas Cetus ! je clame dans sa direction.
Le monstre marin se penche vers moi. Son odeur fétide me révulse. Je suis seule, face à elle. J’entends derrière moi les cris des habitants et de mes amis au loin. La voix implorante d’Andromède ne me fera pas changer d’avis. Je serre les poings le long du corps et respire un grand coup. Je ne vais pas me mettre à l’abri, non, je vais l’affronter, car je n’ai plus peur !
— Cetus ! Fille de Gaïa et de Pontos, divinité primordiale des océans, Adulis a payé sa dette. Tu as détruit son palais et tué son roi et sa reine. Je t’ordonne de laisser cette cité en paix et de retourner d’où tu viens ! je déclare d’une voix forte et distincte.
La créature marine s’approche si près qu’elle occulte entièrement la lumière du jour. Sa gueule monstrueuse s’ouvre et soudain je prends conscience de ma bêtise. Je recule d’un pas, mais me ravise aussitôt. Je dois lui montrer que nous sommes égales, elle et moi. Du moins, nous sommes des divinités liées à la terre. Même si je suppose qu’elle tient vraisemblablement plus de son père. De toute façon, je ne peux plus faire marche arrière.
Pour qui te prends-tu ?
— Je suis Perséphone, fille de la grande Déméter et Adulis est sous ma protection, je t’ordonne de quitter ces lieux.
Cetus rit. Enfin, elle me hurle dessus pour le reste des personnes qui assistent à notre échange. Sa gueule monstrueuse me fait frissonner. Il y a tellement de rangées de dents, qu’en une bouchée elle en aura fini de moi. Je suis couverte de salive nauséabonde et son souffle empeste le sang.
Menteuse, Déméter n’a jamais eu de fille ! Je ne reçois d’ordre que de mon roi !
La créature des fonds marins se redresse et j’aperçois son bras gauche se mouvoir. Elle approche sa pince de crabe immense, prête à me tuer comme tous les autres. Je ne dois pas céder à la panique. Je respire, pose un genou à terre et plante mes mains dans le sol, parée à me battre. Ma colère et ma peur se mêlent à mon pouvoir et se diffusent dans la terre. Sa pince ne se trouve qu’à quelques mètres de moi, lorsque, tout à coup, émergeant du sol avec violence, des centaines de plantes apparaissent ! Une gigantesque vague végétale recouvre la pince, interrompant nette son attaque. Surprise, la créature légendaire s’arrête. Je peux ressentir chacune des racines, briser la cuirasse et s’implanter à travers tout le membre. Cetus crie de douleur, tandis que se propagent les végétaux !
Je me laisse tomber en arrière, essoufflée et choquée par ce que je viens de faire. Je voulais simplement l’immobiliser et pas la mutiler d’une façon si atroce. Mes mains tremblent. Ce pouvoir me dépasse totalement…
Paralysée, le monstre marin tente de retirer son membre prisonnier, mais plus elle tire et plus les végétaux se consolident. Alors je remarque que derrière moi, Einar et ses soldats profitent de la situation pour aider des habitants à se mettre à l’abri.
Tu vas me le payer, qui que tu sois !
Cetus hurle et sous nos yeux ébahis, tranche d’un coup sec son propre bras ! Elle semble si furieuse, sa détresse se mêle à sa colère et me glace le sang. Mon instinct de survie me pousse à me relever et à courir. Je ressens l’ombre grandissante de sa pince valide me surplomber. Mon corps endolori et fatigué par l’utilisation de mon pouvoir me fait souffrir. Néanmoins, je continue de m’éloigner le plus possible du coup fatal. Ce doit être risible de son point de vue, de voir cette petite fourmi prier pour ne pas être piétinée. Soudain, je sens que c’est le moment et je me jette de tout mon long sur la droite. La pince de crabe s’abat avec fracas sur la terre, soulevant un nuage de poussière étouffant. Le souffle en est si fort, que je suis projetée et retombe lourdement sur le sol.
Ma gorge est sèche, mes yeux me brûlent, mais je n’ai pas le temps de vérifier mes blessures. Plongeant les mains dans la terre, je supplie Gaïa de me venir en aide pour arrêter sa terrible fille. Tout en hurlant, je déverse, tel un torrent, toute la rage de mon pouvoir une nouvelle fois. Je sens tout mon être se consumer par la puissance. Les plantes jaillissent de toutes parts. Dans le vacarme, je ne sais même plus si c’est mon cri ou celui de Cetus que j’entends. Sur mes joues, coule un liquide chaud, mais je m’en moque. Je n’ai jamais ressenti autant de force de ma vie ! C’est absolument étourdissant, jusqu’où suis-je capable d’aller ? J’ai la sensation de plonger dans le vide tant mon pouvoir semble infini !
Pitié, arrête ! Je ne faisais qu’obéir au dieu Poséidon !
Ce nom provoque en moi une colère immense. Le roi des océans ne sait qu’infliger la souffrance et la mort ! Je le hais plus que tout ! Tout est de sa faute ! Un cri de rage s’échappe de ma gorge. Les plantes grouillent telles des serpents affamés et avides de sang le long du corps de Cetus. Elle a beau essayer de les découper avec sa pince ou les arracher avec ses tentacules, il est impossible de toutes les enrayer. Elles sont légion et s’insinuent partout, perçant sa cuirasse et s’entremêlant avec sa propre chair et brisant ses os. Ses hurlements sont étourdissants et finissent par se transformer en grondements sourds lorsque sa gueule est recouverte à son tour. Je ressens toute sa souffrance. Les yeux rouges de Cetus me supplient de tout arrêter, mais je crois qu’il est trop tard…
Un étrange sentiment m’envahit soudain, comme si j’étais capable de m’échapper de mon corps. Qui est la fille surpuissante que je vois là ? Elle me ressemble, et pourtant ce n’est plus moi. Je n’ai jamais été susceptible de faire cela. Je ne suis pas une meurtrière… Toutefois une voix me susurre le contraire. Le souvenir des amazones étouffées par mes ronces me frappe avec violence. Cet acte sanglant, je l’ai refoulé au plus profond de moi. Un secret honteux et beaucoup trop lourd à porter. J’aurai beau enfouir ce geste dans les tréfonds de ma mémoire, il sera toujours là. La similitude avec la situation actuelle me terrifie. Ce pouvoir, je ne le maitrise pas comme je le voudrais. Il me dévore de l’intérieur depuis tant d’années. À croire que lorsqu’il est libéré à cause de mes émotions, il est aussi destructeur et avide de sang qu’une plante assoiffée. Je dois éteindre ce feu en moi. Je ne suis plus que spectatrice du destin funeste de mon ennemie.
Dans le silence le plus total, Cetus, le légendaire monstre marin, la créature de l’Ancien Monde, l’engeance cauchemardesque issue de la terre et de la mer, se meurt. Je sens au creux de mes mains qu’elle a cessé de se débattre. Son souffle vital s’est envolé. Je l’ai tuée…
— Hourra pour Persée, la pourfendeuse de monstres ! scande la voix d’Orphée.
Derrière moi, j’entends la clameur des survivants. Le nom de Persée résonne dans toutes les bouches. Je me retourne et aperçois Andromède courir vers moi rayonnante de bonheur. Ses bras tendus me poussent à lui sourire. Mais soudain, ma vision se trouble tandis qu’une violente douleur s’empare de mon être. Les acclamations laissent place à une voix intérieure encore plus terrible que celle du monstre : juste avant de m’évanouir, terrassée par la violence du combat, je réalise que je viens de tuer l’une des plus anciennes créatures de ce monde. Alors même que, totalement impuissante, elle me suppliait de l’épargner. Une créature bien plus abjecte que Cetus vient de surgir des abysses, un être qui me terrifie beaucoup plus et contre lequel je n’ai aucune arme : ce monstre, c’est moi !
Quelle belle évolution pour le personnage de Perséphone, désormais plus forte que jamais !
L'histoire est géniale bravo pour ce nouveau chapitre !
Alors là, je m'incline. Mon deuxième favori. Koré... Quelle force ! Le monstre, si bien écrit. C'est réellement bien pensé, je suis bluffé. Bravo JJ !
Quel régale quel suspense
Voir koré évoluer ainsi est tout simplement un régale
Bravo à toi !
Cette fin de chapitre laisse également dubitatif quant à la suite des évènements: qui est-elle vraiment?
Vivement la suite et encore bravo à toi !!
Tout va crescendo.
Ce cauchemar imprime tous mes sens !
Je dois reprendre mon souffle pour saluer votre plume !
Perséphone est réellement née là.
Pourquoi s'en veut-elle autant ? La douce Koré n'est donc pas encore effacée.
Vraiment Bravo.