Le ciel s’effondra. Le soleil disparut en un battement de cils. Pas d’ombre, pas de crépuscule. Une coupure nette.
Étienne se figea, tressaillant comme un animal piégé dans un territoire inconnu.
Il s’arrêta, son souffle suspendu, son regard projeté vers le ciel d’encre, incrédule. Il venait de voir l’impossible. Pas un nuage, pas une ombre pour masquer le soleil, pas une explication rationnelle. Il était passé d’un monde baigné de lumière à une nuit profonde, sans avertissement, sans logique. Un fragment de son esprit lui hurla que ce n’était qu’une illusion, un tour de son cerveau, une fatigue extrême. Mais son corps savait. Chaque fibre ressentait l’anomalie.
Un frisson lui mordit la nuque.
Il tourna lentement la tête autour de lui, cherchant une explication. Mais il n’y en avait aucune. Une seconde plus tôt, les réverbères étaient éteints, les vitres reflétaient encore la lumière du jour. Maintenant, tout fonctionnait comme si la nuit avait toujours été là.
C’était impossible.
Il recula d’un pas, un goût métallique envahissant sa bouche, son estomac se tordant sous l’effet d’une angoisse viscérale. Quelqu’un jouait avec la réalité. Le monde trichait.
Il reprit sa marche, d’un pas rapide, presque automatique. La chaleur moite de la nuit pesait sur ses épaules comme une chape suffocante. Ses jambes se mouvaient par réflexe, tandis que son cerveau tentait désespérément de comprendre. Son cœur tambourinait violemment dans sa poitrine, cognant contre ses côtes avec une brutalité sourde.
Il n’aimait pas ça.
Tout autour de lui semblait faussé.
Les lampadaires diffusaient une lumière plus trouble qu’à l’accoutumée, vacillant parfois sans raison apparente, eux aussi hésitaient à croire à leur propre existence. Les ombres s’étiraient différemment, projetant sur le bitume des formes tordues, distendues, aux contours mouvants. Les bâtiments, les façades, les fenêtres – Une ville inchangée… mais fausse, une copie mal calibrée.
Tout semblait identique… mais avec un décalage imperceptible. Une incohérence qui lui tordait les entrailles, comme si la ville avait été reconstruite à la hâte, rafistolée après une faille.
Il marcha plus vite, incapable de chasser cette impression.
Ses yeux glissèrent sur les vitrines des magasins. Certaines semblaient trop propres, trop figées, d’autres étaient recouvertes d’une fine poussière qui n’aurait pas dû être là. Un détail anodin, mais qui s’imprimait en lui avec une intensité dérangeante. Une boulangerie affichait “Ouvert à partir de 6h20”. À l’intérieur, les lumières étaient allumées… mais les pains fumaient comme s’ils venaient d’être sortis du four. Une horloge digitale sur une pharmacie indiquait 02h15. Une seconde plus tard, 07h09.
Il détourna les yeux, les muscles tendus. Un vent chaud balaya la rue… en silence. Pas un froissement de feuille. Pas un souffle contre les murs. Juste une brise fantôme, Une sensation creuse, un fantôme en mouvement.
Il ne savait plus quoi croire.
Il ne savait plus où il était.
L’air autour de lui semblait épais, pesant, comme si chaque inspiration lui coûtait un effort supplémentaire. Son souffle saccadé formait des volutes fantomatiques dans l’air encore tiède, se dissipant trop lentement.
Tout était trop immobile.
Il jeta un regard autour de lui. Une rue vide. Déserte. Pourtant, l’absence totale de bruit ne ressemblait pas au simple silence nocturne. Il était absolu, calculé. Pas un murmure de vent. Pas un grésillement de néons fatigués. Pas même l’écho lointain d’une voiture passant dans une avenue parallèle. Juste un néant sonore.
Ce silence n’était pas naturel.
Puis… une sensation désagréable.
Une pulsation sourde lui battit les tempes, un instinct primal hurlant dans son crâne. Quelque chose l’observait. Il n’aurait pas su dire d’où venait ce sentiment, mais il était là, tangible, rampant sur sa peau comme une vague de froid.
Il tourna brusquement la tête, son regard fouillant l’obscurité. Rien.
Pourtant… il le sentait.
Il avança prudemment, ses pas étouffés par l’asphalte humide. Puis, son regard fut attiré par une vitrine poussiéreuse sur sa gauche. Un ancien magasin d’électroménager à l’abandon. Derrière la surface sale, son propre reflet lui faisait face.
Il fronça les sourcils.
L’anomalie
Il s’arrêta.
Son cœur ralentit un instant, comme suspendu dans l’attente. Un mauvais pressentiment le rongea alors qu’il scrutait son double dans la vitrine. Il n’aurait su dire quoi, mais il y avait un détail qui lui échappait. Une incohérence.
Son regard passa lentement sur ses propres traits. Sa posture. Ses épaules crispées. L’ombre trouble qui l’engloutissait à demi…
Puis il comprit.
Un léger retard. Une anomalie subtile. Son reflet n’était plus un simple écho.
Son sang se glaça.
Il recula d’un pas – son double le suivit, en retard, comme une marionnette hésitante
Il cligna des yeux, essayant de se convaincre qu’il hallucinait. Mais… son reflet cligna après lui. En décalé.
Un vertige brutal le saisit.
Ce n’était pas normal.
Un pic d’adrénaline explosa dans son crâne, envoyant une vague de sueur froide dévaler son dos. Il avança une main tremblante vers le verre.
Le reflet ne suivit pas immédiatement son geste.
Il eut une hésitation.
Comme s’il réfléchissait.
Ses doigts s’arrêtèrent à quelques centimètres de la surface. Une onde glaciale se répandit dans son corps. Un goût métallique lui envahit la bouche, semblable à celui du sang.
Puis, lentement… son reflet esquissa d’abord une ombre de sourire, avant que ses lèvres ne s’étirent anormalement.
Un sourire qu’il n’avait pas esquissé.
Il recula d’un pas, son souffle se bloquant dans sa gorge.
— Non…
L’image brouillée par la saleté du verre ondula, comme un écran mal calibré.
Son double le fixait toujours, mais… il ne clignait plus.
Puis, le sourire s’élargit.
Un sourire étrange, trop large, une peinture dont les contours auraient été étirés.
Il entrouvrit les lèvres, prêt à murmurer quelque chose… mais son reflet ne bougea pas.
L’air autour de lui sembla vibrer légèrement, l’espace se contractait. Il sentit une pression indéfinissable sur sa poitrine, un poids invisible qui le maintenait sur place.
Puis, lentement…
Dans un mouvement terrifiant…
Son reflet tourna la tête sur le côté.
Il regardait quelque chose.
Un silence pesant s’abattit sur lui.
L’air devint glacial.
Son cœur cogna si fort contre ses côtes qu’il crut qu’il allait s’effondrer. L’envie primitive de fuir lui broya les muscles, mais ses jambes refusaient de bouger. Son instinct hurlait, ne te retourne pas, ne te retourne surtout pas…
Mais il ne put s’en empêcher.
Son cou pivota lentement…
Un froid glacial s’insinua dans ses os.
Ses muscles se tendirent malgré lui, un réflexe primitif, instinctif. L’air autour de lui semblait plus dense, plus oppressant. Il avait l’impression qu’une présence invisible alourdissait son souffle, qu’un regard insistant pesait sur lui depuis l’obscurité.
Un courant d’air tiède effleura l’arrière de sa nuque.
Il n’était pas seul.
Quelqu’un était là.
Quelqu’un se tenait juste derrière lui.
— Il y a quelqu’un derrière moi…
Sa propre voix n’était qu’un murmure rauque, étranglé par la peur.
Il ne voulait pas se retourner. Quelque chose au fond de lui savait que ce qu’il verrait ne serait pas normal.
Chaque cellule de son corps lui hurlait de ne pas bouger, de ne pas céder à cette impulsion absurde, de ne pas confronter ce qu’il sentait dans son dos.
Mais l’homme est une créature curieuse.
L’angoisse devenait insupportable.
Son corps bouillait d’un mélange toxique d’adrénaline et d’effroi. Ses doigts crispés tremblaient légèrement. Sa gorge était sèche, son pouls cognaient violemment dans ses tempes.
Et pourtant, malgré toutes les alarmes internes qui lui ordonnaient de fuir, il ne put s’en empêcher.
Il pivota brusquement.
… Et il n’y avait rien.
Seulement une rue vide.
Le sol pavé. Les lampadaires fatigués. La vitrine poussiéreuse.
Aucune silhouette.
Seul un vent tiède et malsain siffla entre les immeubles, caressant les façades avec une douceur trompeuse.
L’air se coinça dans sa gorge.
C’était impossible.
Il l’avait senti.
Son souffle tremblait, essayant de rationaliser ce qui venait de se passer. Il détourna enfin son regard du vide… et reposa les yeux sur la vitre.
Son reflet avait disparu. Un vide absurde à sa place. Le silence devint absolu, le monde retenait son souffle.
Sa gorge se serra d’une nausée violente. Un bourdonnement sourd résonna dans ses oreilles. L’angoisse lui rongea la poitrine.
Puis, une ombre bougea derrière la vitrine.
Un battement de cœur manqué.
Il était revenu.
Mais quelque chose n’allait pas.
L’image derrière la vitre ne le regardait plus.
Son reflet… lui tournait le dos.
Comme si lui-même n’existait plus.
Il ne voyait pas son visage.
Il ne voyait que son dos.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel… ? murmura-t-il.
L’ombre dans le verre bougea lentement, pivotant légèrement, à peine.
Étienne sentit son souffle s’accélérer, son cœur cogner trop fort, trop vite.
Son reflet n’aurait pas dû bouger tout seul.
Il aurait dû disparaître avec lui.
Puis…
Etienne se retourna brusquement, un vrombissement sourd résonna dans l’air, presque imperceptible, un son d’un autre monde, la ville elle-même frémissait sous une fréquence anormale.
L’espace autour de lui se déforma, subtilement, telle une onde dans l’eau après qu’un caillou y ait été jeté.
Il le sentait.
Quelque chose se fracturait.
Son crâne explosa sous une douleur soudaine.
Un flash.
Un bruit blanc.
Un murmure brisé, fragmenté.
Comme une voix qui chuchotait depuis un endroit trop lointain pour être entendu clairement.
Une phrase, nette, glaçante.
Une voix qui venait du reflet.
— Tu ne devrais pas être là.
Le temps s’arrêta.
Un silence funèbre, total, tomba sur la ville.
Un frisson glacé remonta lentement le long de sa colonne vertébrale.
Il ne voulait pas tourner la tête.
Il ne voulait pas regarder la vitre.
Mais il le fit quand même.
Son regard remonta, lentement, douloureusement, jusqu’au verre.
Et là…
Son reflet l’observait à nouveau.
Mais ce n’était plus lui.
Ce n’était plus son visage.
C’était autre chose.
Quelque chose qui portait sa peau, mais qui n’était pas lui.
Un vide noir à la place des yeux.
Un rictus déchirant son propre visage.
Une sensation de chute, de vertige absolu s’empara de lui.
Un souffle glacé.
Un murmure distordu, comme venu de l’intérieur du verre.
Puis
— “Trop tard.”