Chapitre 15 : Le Seigneur Suprême

La Meute se réveilla à l’aube. Ils eurent tout juste le temps d’avaler quelques pêches sucrées et des morceaux de poissons fumés, puis Koki les poussa dans une embarcation plus grande et solide. La coque en bois était recouverte de motifs tracés à la peinture, et un sac de provisions — très probablement dérobées — attendait patiemment dedans.

Vinh tint à ce que sa barque retourna chez lui, alors Koki ordonna aux courants de la ramener sur l’île du Lézard. Lorsque Vinh aperçu pour la dernière fois sa minuscule barque disparaître à l’horizon, il eut envie de nager jusqu’à elle, de sauter dedans et rentrer chez lui mais il se résigna. Il était trop tard pour faire marche arrière. Sa famille avait probablement lu le message qu’il avait laissé avant de fuir. Et puis, s’il rentrait, il n’aurait d’autre choix que de se raser le crâne et de devenir bonze en guise de punition. La vie dans un monastère ne donnait pas plus envie que de se marier et de partir à la guerre. 

Pendant sept heures, Koki usa de sa force pour pousser les courants dans la bonne direction. Elle tint bon, ne montrant aucun signe de faiblesse. Vinh observa pendant deux heures le paysage en silence, puis il finit par se lasser et essaya de dormir pour passer le temps. Il parvint à trouver le sommeil pendant quelques heures, mais il ne tarda pas à se réveiller pour nourrir son ventre criant famine. Sagi lui tendit un kaki et Vinh savoura avec plaisir le jus sucré de ce fruit dans sa gorge sèche.

— Nous ne sommes plus très loin, informa Koki qui affutait deux couteaux l’un contre l’autre.

En l’entendant, Vinh avala de travers une bouchée de kaki.

— Comment se fait-il que tu connaisses le chemin pour accéder à l’île de Taontaï ? Sa localisation est très difficile, demanda Vinh en s’essuyant la bouche avec sa main. Dans mon village, on disait qu’il était impossible d’y accéder si l’on n’y était pas issu. 

— Simple comme bonjour ! Depuis que nous sommes partis, je m’oriente grâce au courant marin. Et surtout, j’écoute l’eau.

— Tu peux parler avec l’eau ?

Koki fit oui de la tête, fière comme si on lui avait décernée une médaille. Ses dents étaient écartées mais cela ne la rendait que plus souriante.

— S’il te suffit d’écouter l’eau pour te diriger, alors tu connais toutes les îles du monde ? fit Vinh d’une voix incrédule.

— On peut dire, oui. Mais plus on s’approche, et moins j’arrive à dialoguer avec l’esprit de l’eau. Je sens qu’il est très en colère. Il dit que les humains ont salit le lagon, et que tous les poissons ont fui. Il me demande de nettoyer Taontaï.

— Incroyable, souffla Vinh. Tous les hommes d’Ailes-Noires vivent là-bas ?

— Pas tous, mais la majeure partie et les hommes les plus proches d’Ailes-Noires oui. D’ailleurs, c’est là qu’il vit. Personne ne sait pourquoi mais il est resté très silencieux pendant près d’un an, dit Kitti avant de tendre à Vinh un poignard. Tiens, cadeau.

— Pourquoi ?

Vinh tenait le poignard incurvé comme s’il s’agissait d’une grenade menaçant d’exploser d’un instant à l’autre. Yul ricana.

— Au cas où tu l’aurais pas remarqué, on va se battre contre des pirates. On n’est pas à la ferme des Lézards.

— Garde toujours un poignard sur toi, au cas où tu serais capturé, conseilla Sagi d’une voix ferme. Les tortionnaires de Taontaï ne sont pas connus pour leur gentillesse.

Vinh se crispa tandis que l’île de Taontaï apparu petit à petit, comme une tache grandissante sur l’eau.

Cette île était dotée d’un grand lagon fermé par un récif corallien, et l’eau était si sale qu’elle avait tourné à un brun terreux et vaseux. Des navires se glissaient dans le lagon et amarraient à l’intérieur sans discontinuer. Des passerelles en bois surélevées étaient suspendus au-dessus de l’eau dans un labyrinthe de planches et de bambous, et des maisons flottantes dérivaient autour de Taontaï comme des débris.

Telles des briques crasseuses, les maisons miteuses se tenaient tassées et serrées les unes contre les autres comme des cubes empilés, formant une montagne vacillante. Pas un seul arbre ne poussait sur cette terre infertile. Aucun poisson et aucun oiseau ne vivaient dans les parages, les déboires de l’humanité ayant repoussé la nature. Cette île ne dormait jamais.

Pirates, corsaires, fugitifs, criminels, déserteurs, brigands… Ailes-Noires avait fait de cet endroit l’un des pires repaires de l’humanité. Vinh avait souvent entendu parler de Taontaï. Les rares personnes qui avaient eu le courage de s’aventurer jusque dans les eaux sombres d’Ailes-Noires affirmaient tous que cette île était l’incarnation même du péché humain.   

— Soyons prudents, prévint Koki. Je vais cacher la barque dans un endroit discret, puis nous nous séparerons. Voici le plan : Sagi, Kitti et Yul vont détruire les navires en douce. Faites un maximum de dégâts ! Xai a dit qu’il fallait impérativement les empêcher de se reformer. Vinh et moi, nous nous infiltrerons dans la ville pour causer le plus de ravage possible. C’est compris ? Maintenant, dispersons-nous.

Ils acquiescèrent tous en silence. Vinh regarda le visage résigné de ses camarades. Pas un seul ne riait, ils étaient tous soudain sérieux et cet air les rendait plus adulte. Beaucoup plus que lui.

Comme promis, Koki contourna discrètement l’île et dissimula la barque derrière une petite maison sombre au bord de l’eau. Elle s’assura qu’il n’y avait personne aux alentours, puis elle fit signe aux autres de quitter l’embarcation.

— Nous nous reverrons après la bataille, annonça Sagi. Koki, Vinh, redoublez d’attention.

Sagi esquissa un sourire avant s’en aller, traînant derrière lui le reste de la Meute. Ils coururent aussi furtivement que des ombres, disparaissant dans un dédale de rues étroites. Vinh pria pour les revoir vivants.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il en se tournant vers Koki.

— On va tout faire pour leur compliquer la tâche. Pendant que les garçons détruiront les navires, nous, on mettra la pagaille dans toute l’île ! Xai se chargera de porter le coup fatal et il sera tellement impressionné et fier de nous qu’il t’acceptera tout de suite !

L’idée de se mettre en action et de tuer des gens rebutait particulièrement Vinh. Koki le tira par la manche et le ramena sur terre.

Ils se rapprochèrent du centre de l’île en pénétrant dans un réseau de petites rues où même les rayons du soleil peinaient à entrer. Cette île était une ville sans cesse en mouvement. Les maisons, crasseuses et d’un brun triste, étaient si petites et exigus qu’à côté, la maisonnette sur la colline de Vinh ressemblait à un palais de rêve. Les fenêtres des demeures ressemblaient à des yeux épiant les visiteurs. Parfois, des enfants misérables se dépassaient en riant, les cheveux en bataille et une dent de lait en moins. Des vêtements essorés pendaient à des cordes qui reliaient les fenêtres. Vinh se pencha afin de les éviter tout en tâchant de ne pas trébucher sur les nids de poules. Ce chemin les mena finalement au marché, masse sombre bourdonnante comme une ruche.

Le marché noir était un étalage étonnant et déroutant : des poissons aux couleurs chatoyantes, des boulettes d’opium, des animaux exotiques et rarissimes, des bocaux renfermant des scorpions et des serpents dans de l’alcool, des bijoux volés à des navires de plaisance et des marchandises en tous genres issus de bateaux de commerce trafiqués. Vinh se figea lorsqu’il reconnut des humains enchaînés, vendus comme du vulgaire bétail.

L’odeur répugnante du sang indiquait que des trafiquants d’organes s’activaient afin de retirer leur précieuse marchandise à des cadavres humains. Rempli de monde, le marché noir était surveillé par des hommes vêtus de vestes blanches où des ailes noires étaient gravés au dos. Ceux qui osaient semer le trouble et le désordre étaient bien vite jeté du marché. Ici, on ne plaisantait pas avec l’argent. Koki bifurqua et Vinh lui emboita le pas.

Ils parvinrent dans une rue entièrement remplie de maisons closes où des femmes aussi richement parées que des princesses attendaient leurs clients au seuil des portes. Des rires et des murmures s’échappaient des fenêtres entrouvertes tandis que des hommes entraient et sortaient de ces bordels. Des effluves de parfum et d’encens se joignaient aux fumées narcotiques de drogues en tout genre.

Au croisement de la rue, ils s’engagèrent dans une allée marchande. Un homme ivre fut jeté sans ménagement d’un bar. Il ne possédait ni ses esprits ni ses vêtements. Koki détourna le regard en jurant que les hommes n’avaient aucune manière, ce à quoi Vinh répondit en acquiesçant. Des restaurants tournaient à pleins régime, offrant de la bière et du riz pour des prix attractifs. Plus loin, une boutique vendait toutes sortes d’armes à feu, du pistolet au canon de navire. Il y avait même la boutique d’un prêteur sur gage. Des pirates jouaient au mah-jong sur des caisses en bois tandis que d’autres se prêtaient à des jeux de hasard à même le sol. Les voix haussaient vite le ton et il n’était pas rare qu’une bagarre éclate, l’un accusant l’autre de tricher. Vinh trébucha sur un nid de poule lorsqu’il vit une petite fille, maquillée et habillée comme une femme, attendant des clients sur les marches d’un hôtel. 

Koki le traîna dans une impasse où des caisses en bois et des tonneaux de vins offraient discrétion. 

— Ailes-Noires a rassemblé tout son trésor quelque part sur cette île, mais personne ne sait où, confia-t-elle. Je pense qu’il est dissimulé à l’endroit le plus protégé, c’est-à-dire le centre. Et qu’y a-t-il au centre ?

— Des maisons… Leurs ressources sont donc juste cachées dans les maisons ?

— Y’a moyen, fit pensivement Koki. Mais peut-être qu’elles sont dissimulées sous terre ? Dans ce cas, Kitti serait le mieux placé pour cette mission d’infiltration. Avec l’esprit de l’eau, je serai inutile…

— Kitti ? Pourquoi lui ?

— Kitti est l’esprit de la terre, il peut creuser des tunnels et des souterrains partout — tant qu’il y a de la terre. Il est trop tard pour le rappeler, rumina Koki en se frappant le front. Pff, je suis trop bête, j’aurais dû y penser.

— À moins qu’il y ait un réseau d’égouts, objecta Vinh.

Une lueur brilla dans les yeux espiègles de Koki.

— T’as raison ! Peut-être bien que la réponse se trouve dans les égouts ! Allons-y !

Après avoir trouvé une plaque d’égout dans une rue vide et veillé à ce que personne ne les voit, les deux acolytes se glissèrent dans le trou avec discrétion. Ils se retrouvèrent vite plongés dans une obscurité totale.

Les égouts étaient d’une puanteur sans égale, et le sol humide cachait bien des surprises. Vinh retint une plainte lorsque son pied atterrit dans une flaque. Heureusement, Koki avait pensé à ramener un briquet, ce qui rendit le chemin plus supportable. Ils découvrirent alors une scène d’horreur : les murs étaient couverts de squelettes humains. Des crânes étaient empilés les uns sur les autres comme une pyramide. Face à cette macabre découverte Vinh récita une prière pour se protéger. Koki, elle, attrapa un crâne et joua avec comme une balle.

— Hé, Vinh, attrape !

— Je vous en supplie, très chers ancêtres, protégez-moi des mauvais esprits et des démons, je suis votre descendant sur terre et je… AAAAH !

Le crâne rebondit contre la tête de Vinh avant de disparaître dans l’eau dans un “plouf”.

— Ohhhhh, très chers ancêtres, aiiiiiiidez-môôôôôôôa, aiiiiiiiiiidez-môôôôôôôa à combattre des piraaaaaates ! fit Koki d’une voix exagérée.

— T’as pas un peu de respect pour les morts ? s’horrifia Vinh.

— C’est plus qu’des squelettes en poussière… Et qu’est-ce qu’ils peuvent me faire, les morts, hein ? Ils sont morts et puis c’est tout ! Aller simple pour l’au-delà !

— Imagine qu’ils reviennent nous hanter pour nous faire du mal ?

Koki arrêta de marcher.

— J’y crois pas, à ces conneries. Si les morts avaient la possibilité de revenir dans not’monde, alors mon père m’aurait jamais laissée seule.

Alors ainsi, Koki n’avait plus de père ? Lui restait-il encore de la famille ? Sous le choc, Vinh ne sut quoi dire. Ils restèrent silencieux et marchèrent côte à côte sans faire de bruit mais intérieurement, Vinh se reprochait d’avoir abordé un sujet sensible. Dans ce genre de moment, il ne savait pas quoi dire, craignant de blesser malencontreusement son interlocuteur. Il optait alors pour le silence à défaut de trouver les mots adéquates.  

Ils parvinrent finalement dans un vaste espace qui n’avait pas de plafond. C’était en fait une salle située dans une maison au toit troué dans lequel les rayons du soleil s’infiltraient chaleureusement. La surface n’était pas si loin, une échelle permettait d’accéder à une porte en haut.

Et pile à cet endroit, le canal des égouts se séparait pour encercler une montagne d’objets divers. Des bijoux en tout genre, des pierres précieuses, des statues d’ivoire, des estampes délicates, des manuscrits anciens, des bouddhas en or, des vêtements faits de brocart lourd, des épées serties de rubis, des armures de jade, des lingots d’or éparpillés comme des briques sur le sol, des sculptures en céladon ancien, de la pure porcelaine de Wensuei et des caisses remplies de billets de banque se tassaient contre les murs.

— Pile poil c’que je voulais, ce sera du gâteau de détruire tout ça, se félicita Koki. Vinh, tiens le briquet, je vais geler tout ça avec cette eau crade. Ça leur apprendra à manquer de respect à l’esprit de l’eau ! 

Koki esquissa un mouvement lorsque des applaudissements retentirent dans l’obscurité. Les deux amis se figèrent de terreur.

Les rayons du soleil éclairèrent le visage d’un homme sorti de l’ombre. Un homme aux longs cheveux ébènes, à la barbe mal rasée et aux joues creuses. Deux larges bracelets d’argent ornaient ses poignets, exactement comme les petits anneaux d’argent à ses oreilles. Un interminable manteau noir reposait sur ses épaules, découvrant des bras noircis de tatouages. Il se gratta nonchalamment le menton, découvrant au passage une splendide bague en forme de crâne humain au majeur.  

— Mes félicitations. Et maintenant, servez-vous les enfants. Vous le méritez.

Avec son pouce tordu comme un clou, il désigna le trésor avec nonchalance.

— Faites comme chez vous.

— Qui êtes-vous ? souffla Vinh en craignant de connaître déjà la réponse.

— Ailes-Noires en personne. Vos noms, jeunes gens ?

Koki fronça les sourcils.  

— Je m’appelle Jojo, et voici mon frère Viki.

— Ravi de faire votre connaissance, Jojo et V…

Ailes-Noires se figea avant de se mettre à vomir sur une statue d’ivoire. Ses cheveux se prirent dans son vomi puis collèrent à sa mâchoire. Sa rejection coula jusque sur un tas de pierres précieuses. L’odeur était si dégoûtante que Vinh eut un spasme de nausée. Koki, elle, restait imperturbable. Elle avait repris un masque de froideur et d’indifférence, le même que celui avec lequel elle avait morigéné Vinh sur la falaise.

— Excusez-moi, les enfants… Excusez-moi…

Ailes-Noires s’essuya la bouche avec une robe en soie qu’il jeta négligemment sur un tableau.

— Ainsi je disais que j’étais ravi de faire votre connaissance, Jojo et Viki. Et maintenant, remplissez vos poches de ce trésor. Rien ne me ferait plus plaisir que de le voir disparaître.

— Que… Quoi ?

Abasourdie, Koki ouvrit sa bouche sans prononcer un mot. Xai avait omis de lui raconter qu’Ailes-Noires suivait les préceptes de Bouddha. 

— Ouais, t’as bien entendu gamine… Prend mon trésor. Prend tout ce qu’il y a dans cette pièce. Allez, vas-y, prend tout cet or… Quoi ? T’en veux pas ? Et toi, Viki, tu veux pas devenir riche comme tous ces bourges ? Comme tous ces rois ? Prend cet argent, tu n’auras plus à travailler un seul jour de ta vie… Allez, n’ayez pas honte. Ce n’est que de l’argent après tout. On mange de l’argent, on cherche de l’argent, on meurt pour de l’argent. Tenez, c’est votre chance pour une vie meilleure.   

Tout en parlant, Ailes-Noires avait attrapé des liasses de billets et les tendait désespérément à Koki et Vinh qui reculèrent. 

— Non, nous ne voulons pas de ce trésor, répliqua Koki avec fermeté.

— Alors pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour détruire cette île.

Koki avait parlé en détachant chacun de ses mots pour qu’Ailes-Noires comprenne. Il laissa l’argent tomber à ses pieds tandis que ses yeux injectés de sang s’arrondissaient. Plus que jamais, il ressemblait à un homme fatigué par la vie. Son visage était amer et déformé comme du métal corrodé. 

— Je pensais les Serviteurs de l’Aube plus malins… Mais je vois que je n’ai pas le choix. Pour détruire Taontaï, vous allez d’abord devoir tuer son Seigneur Suprême.

Il dégaina si rapidement un poignard que Vinh ne vit qu’un éclat argenté, semblable à celui des pierres précieuses. Koki poussa immédiatement Vinh derrière elle.

Comme si cela ne suffisait pas, des rires et des hurlements surgirent de l’ombre. Une foule de pirates les encerclaient, leurs longues vestes blanches pataugeant dans les eaux sales. Koki estima leur nombre en quelques secondes. Probablement une centaine de pirates, voire plus. Ils bouchaient les quatre sorties qui menaient à la surface et la plupart d’entre eux portaient des épées au lieu d’armes à feu.

Avec l’esprit de l’eau, elle avait une chance de survivre. Mais comment protéger Vinh ? Elle ne pouvait se battre tout en le défendant. Un choix s’imposait à elle : affronter Ailes-Noires en duel et gagner à la loyale.

Résignée, Koki se remonta les manches avant de se tourner vers le chef des pirates. Tel que Xai le lui avait enseigné, la jeune fille s’inclina respectueusement devant son rival.     

— Ailes-Noires, je te réclame un duel dans lequel je serai ton adversaire, déclara-t-elle en gardant la tête baissée. 

Le silence se fit immédiatement. Les pirates regardaient tous cette enfant sérieuse parler avec autant de solennité qu’un général. Ailes-Noires, lui, souriait comme un chat.

— Hors de question. Je ne me bats pas avec les fillettes… Les pirates ont un code d’honneur, pardi. Pour qui nous prenez-vous ? Toutefois, nous, pirates, affrontons volontiers les hommes. 

Les yeux d’Ailes-Noires se posèrent vicieusement sur Vinh.

— Vous voulez vous battre contre moi ? balbutia ce dernier.

— Tout à fait. Je ne vois aucun intérêt à gagner un duel face à une fillette... Comprenez-moi, j’ai une réputation de pirate sanguinaire à entretenir.  

— Hors de question, décréta Koki en faisant un pas en avant. Bats-toi avec moi !

N’écoutant qu’elle-même, la jeune fille prit de l’accélération pour affronter son adversaire mais à leur grande surprise, Ailes-Noires s’assit en tailleur au sol d’une manière puérile. Koki s’arrêta à quelques centimètres de lui en battant des bras en l’air pour garder l’équilibre, totalement déboussolée. 

— Je resterai assis au sol jusqu’à ce que ce jeune homme se décide à me combattre. Gamine, tu peux me tuer là, maintenant… Tu deviendras le nouveau Seigneur Suprême de l’île et ma tête sera suspendue à un pic… Mais le monde entier ne retiendra qu’une seule chose : que les Serviteurs de l’Aube sont des lâches. Ou alors, ce jeune homme et moi pourrions nous affronter équitablement, sans armes ni magie, comme de vrais hommes. Libre à vous de choisir.

Cette scène était irréaliste. Koki était à deux doigts de s’arracher les cheveux, perdant patience. C’était donc lui, le pirate le plus sanguinaire de l’histoire ? Il vomissait sur son trésor avant de le partager comme un saint, puis il se comportait tel un enfant capricieux qui boudait pour obtenir ce qu’il désirait.

— M’en fiche totalement, déclara Koki en créant un gigantesque pic de glace acéré.

Elle approcha son arme de la gorge d’Ailes-Noires dont le sourire s’était élargi, ce qui eu pour effet d’enrager encore plus Koki. Autour d’eux, ces pirates se mirent à huer et à désapprouver cet acte déloyal.

— Meurs, espèce de c…

— J’accepte de me battre.

Incrédule, Koki se figea. Vinh retira sa veste et s’avança d’un pas sûr.

— Je suis prêt. Venez.

— Non, ne fais pas…

Ailes-Noires fut plus rapide. Il repoussa Koki comme si elle n’était qu’une poupée de chiffon et s’approcha de Vinh, l’air satisfait.

— Si je perds, je te laisserai devenir le prochain Seigneur Suprême, maître ultime de Taontaï, promit Ailes-Noires. En revanche, si je gagne, je te tuerai sans hésitation. Es-tu sûr de ton choix ? Je n’offre la clémence à aucun homme, pas même ceux qui pleurent et qui se repentent.

Vinh ne répondit pas. Il était concentré, analysant au moindre détail le physique de son adversaire.

— Une dernière chose, insista Ailes-Noires. Pas d’armes, pas de magie.

D’un geste, il sortit un poignard de sa ceinture, puis un pistolet accroché à sa jambe. Les deux objets ricochèrent au sol jusqu’aux pieds de Koki. Très calmement, Vinh déposa au sol le poignard que Kitti qui lui avait donné. Ce duel n’avait que deux issues : la mort ou la victoire. Les chances pour que Vinh gagne étaient minces mais curieusement, celui-ci ne ressentait ni peur ni angoisse. Seule l’envie d’en finir au plus vite lui traversa l’esprit. Le brouhaha causé par les pirates et l’odeur nauséabonde des égouts était au second plan, comme si Vinh était plongé dans sa bulle. Le jeune prit une grande inspiration et commença par faire craquer ses jointures.

— Vinh, je suis désolée… Je n’aurais jamais dû t’entraîner avec moi, chuchota Koki.

Au bord des larmes, ses mains maltraitaient sa chemise trois fois trop grande pour elle. A ce moment-là, elle ressemblait à une enfant punie, pétrie de regrets et torturée par ses choix. Pendant un court instant, Vinh crut voir Bao en elle. Il ressentit alors le besoin de la protéger et de la rassurer.

— Tu parles comme si j’étais déjà mort, plaisanta-t-il. Qui sait, peut-être que je vais gagner ?

Le visage de Koki prit un pli sérieux. Elle posa une main sur son épaule et planta ses yeux dans ceux de Vinh. Toute trace de tristesse et de remords avait disparu. 

— Même si ça magie est l’une des plus puissante au monde, Ailes-Noires reste un homme comme les autres. Je peux rendre le sol glissant et l’empêcher de bouger pendant quelques secondes. Vise ses parties génitales, son foie et sa veine jugulaire. Garde toujours une distance de sécurité. Esquive ses attaques. Fais attention à ses feintes. Ramène tes bras le long de ton corps et garde-les comme ça pour protéger…

— Je ne regrette pas de t’avoir rencontrée.

Koki devint muette. Dans ses iris aussi orageux et insondables que de l’onyx, mille émotions se reflétaient. Parmi elles, de la fierté. 

— Moi non plus. Ça ne fait qu’un jour que tu es parti de chez toi, mais je te reconnais à peine. Et maintenant, camarade, rappelle-lui pourquoi les Serviteurs de l’Aube sont l’armée la plus puissante du continent.