C’était un fait : peu à peu, Ianto reprenait pied dans la réalité. De plus en plus souvent, il lui arrivait de prendre ses rêves pour ce qu’ils étaient, de simples visions d’une autre vie. Une vie qui ne lui appartenait pas.
Pourtant, pourtant, que n’aurait-il donné pour vivre le jour, entre les bras de Jack, les mêmes frissons qu’il éprouvait durant son sommeil ? Parfois, lorsqu’il s’éveillait le matin, son érection était brûlante, si douloureuse qu’il n’avait d’autres choix que de se soulager immédiatement dans la douche, laissant l’eau s’écouler sur ses muscles tendus par le désir. Alors, il se mettait à pleurer, de dépit et de frustration mêlées, et les larmes s’ajoutaient aux traces de sperme sur le carrelage de la salle de bain ; et il les regardait se disperser dans l’eau brûlante, se maudissant intérieurement de n’arriver à disperser ses souvenirs nocturnes avec la même facilité.
Cependant… malgré cela, il allait chaque jour un peu mieux, et, tout comme son double reprenait goût à la vie au contact de son capitaine et des autres membres de l’équipe de Torchwood, il sentait renaître sa joie auprès d’Angie, d’Andy et, oui, même auprès de Jane.
— Alors, qu’est-ce que tu penses de cet endroit ? lui demanda Angie la première fois qu’elle le traîna au Café d’En Bas.
— Bruyant, animé et encombré. Yup, on dirait un vrai pub gallois ! commenta Ianto en empoignant sa pinte.
— Hey, je ne vous permets pas de traiter mon bar de bruyant et encombré ! s’indigna une grande métis aux yeux en amande encadrés d’une ample chevelure bouclée, qui s’approchait de la table pour y déposer le scotch d’Andy.
— Ianto, je te présente Lily, fit Angie d’un ton un peu circonspect, tout en sirotant sa bière d’abbaye. Lily, Ianto.
— Je suis désolée, je ne voulais pas vous offenser, s’excusa Ianto. La bière est bonne, en tout cas.
Lily partit d’un grand rire qui fit tinter les deux immenses boucles créoles qu’elle portait aux oreilles.
— Il n’y a pas de mal, lieverd. Angie, je peux te parler en privé, une seconde ?
Angie acquiesça et se leva derrière la jeune femme, laissant Andy seul avec Ianto. Il y eut un instant de flottement entre les deux collègues. Sans le vouloir, le Gallois se remémora ses étreintes passionnées avec un autre homme et les fantasmes torrides qu’il assouvissait durant ses nuits, et se sentit rougir. Il plongea le nez dans son verre, espérant que son vis-à-vis n’ait pas remarqué sa gêne.
Cependant, l’attention de celui-ci était focalisée ailleurs, et Ianto finit par se retourner pour assouvir sa propre curiosité. Un peu à l’écart, Lily et Angie se parlaient vivement, sans que la teneur de leur conversation ne parviennent à leurs oreilles. Ianto se remémora soudain où il avait déjà entendu le nom de Lily : Angie lui avait avoué le lendemain de sa cuite qu’elles avaient partagé la même petite amie, Kat. Apparemment la blessure était encore vive. Andy appuya sa pensée :
— Aïe, j’espère que ça va s’arranger, entre ces deux-là. On peut déjà dire qu’il y a du progrès ! Au regard que lui renvoya Ianto, il précisa : Lily est du genre volcanique… Les trois premiers mois, elle hurlait tellement fort que les clients désertaient le pub dès qu’Angie franchissait la porte. Jusqu’à il y a quelques semaines, elle avait décidé d’ignorer carrément Angie et d’arrêter de la servir, et on aurait dû se trouver un autre point de chute si Henk, son père, n’était pas intervenu. Maintenant, elles se parlent presque normalement… Oh oh, c’est même en bonne voie de réconciliation !
Ianto pivota à nouveau sur son siège pour voir les deux filles qui s’enlaçaient dans une étreinte timide. Peu de temps après, Angie revint à leur table et prit une gorgée de bière avant même de se rassoir.
— Kat et Lily sont à nouveau ensemble, répondit la jeune fille au regard interrogateur d’Andy. Du coup, Lily a finalement accepté de me pardonner…
— Ça se fête, répondit Andy avec le sourire. Aux réconciliations !
Les trois verres s’entrechoquèrent sur ces mots répétés en cœur.
Ses sorties au Café d’En Bas se firent plus régulières, et Ianto se familiarisa de plus en plus avec la vie du Château et de ses habitants. L’hiver s’installa pour de bon au Royaume, déposant une épaisse couche de neige sur les montagnes et sur la vallée. Les cellules envoyées en mission rentrèrent en masse pour les fêtes, Ianto assista à son premier bal traditionnel de la Grande Arrivée (mais s’en échappa bien vite pour faire une bataille de neige, lui, Angie et Andy contre trois agents du service actif, amis de longues date, et plus si affinités en ce qui concernaient Andy et un afro-américain bodybuildé prénommé Malik), et janvier et février passèrent à la vitesse d’un battement de cil.
Jane s’absenta plusieurs mois, mais à son retour, les quelques séances qu’elle passa avec Ianto furent plus instructives qu’elles ne l’avaient jamais été jusque là.
— Ça ne fait que cinquante ans que je suis devenue ce que je suis, et à peine moins que mon pouvoir a été transmis pour la première fois à quelqu’un d’autre, dit un jour Jane alors qu’ils se promenaient tous deux au gré des chemins enneigés qui bordaient la Rivière du Milieu, et il y a déjà beaucoup de légendes qui courrent à notre sujet. Toutes ne sont pas vérifiées.
Durant la fin du mois de février, la température s’était un peu adoucie. Le froid s’était fait moins mordant et le vent moins incisif. Les promenades étaient devenues plus agréables.
— Comme cette histoire que m’ont raconté Angie et Andy, à propos de l’amour des Gardefés ?
Jane dessina un petit sourire.
— C’est-à-dire ?
— D’après eux, notre amour est immortel et inaliénable, et c’est de là que nous viennent nos… dons, ainsi que nos ailes.
Ianto se surprit à penser qu’il disait pour la première fois « nous » en parlant des Gardefés. Il crut un instant que Jane allait se mettre à rire et lui dire qu’il s’était fait bizuté, mais elle garda une expression sérieuse, son regard blanc perdu vers les cimes lointaines. La neige se mit à tomber, en gros flocons cotonneux qui valsaient autour d’eux.
— Oh ! Oui, c’est une définition très simpliste, mais… d’une certaine manière, ça n’est pas complètement faux. Je t’ai déjà parlé de la magie qui alimente le Royaume et nous octroie notre nature de Gardefé ; ici nous l’appelons la Mémoire. Elle se décompose en quatre vertus, le Cœur, l’Esprit, les Mains et les Ailes, et possède une certaine tangibilité. (Pour illustrer son propos, elle tourna la paume de sa main vers le ciel, et du creux s’élevèrent des volutes de magie émeraude.) Les hommes peuvent la manipuler, mais uniquement sous certaines contraintes. (Elle referma son poing.) Il existe une autre magie, une magie intangible, à l’origine du multivers, et qui est, elle, spécifique aux humains. On la nomme l’Imagination. Certains utilisent aussi le terme de « Cinquième Pouvoir » par extension aux quatre qui composent la Mémoire. Ordinairement, la Mémoire et l’Imagination se repoussent, comme les deux pôles d’un aimant. Sauf dans notre cas : nous, nous sommes naturellement attirés par l’Imagination, et plus particulièrement par les Imagineurs.
Tout en marchant, Ianto tourna le menton vers Jane, surpris de sa soudaine faconde. Elle avait déjà tenté de lui expliquer des choses relatives à leur nature de Gardefé, mais n’avait jamais persévéré en se heurtant à l’attitude fermée de Ianto. Elle avait dû sentir qu’aujourd’hui, il se montrerait plus réceptif…
— Les Imagineurs ? demanda-t-il pour montrer son intérêt non feint.
Le sourire de Jane s’élargit. Elle s’arrêta au milieu du chemin et leva le menton vers les flocons qui dansaient dans l’atmosphère.
— Les Imagineurs sont notre raison d’être, les personnes que nous devons protéger à tout prix. Je t’en ai parlé, lors de ton arrivée, mais c’était sans doute encore un peu difficile pour toi de l’intégrer. Les Imagineurs forment un réseau qui maintient l’équilibre du multivers, comme une sorte de toile d’araignée invisible qui lie tous les mondes entre eux. Ils n’ont pas conscience de leur pouvoir, et ont une apparence ordinaire, même si ce terme leur convient mal. Ce sont souvent des personnes à l’esprit créatif, flamboyantes, lumineuses. Des gens hors du commun, qui laissent une trace perceptible sur le monde et dans le cœur de ceux qui les côtoient. Enfin, c’est comme ça que nous les percevons, nous, les Gardefés, et, oui, notre attirance naturelle peut parfois prendre la forme de l’amour…
Jane s’arrêta un instant de parler, et, avant de reprendre son avancée, tourna la tête vers lui. Ianto plongea le nez dans son écharpe, persuadé qu’à cet instant, la jeune femme avait vu le trouble évident qui agitait son esprit.
— Chaque Gardefé conçoit son rôle différemment. Nous pouvons protéger un groupe entier d’Imagineurs, ou une ville qui contient plusieurs d’entre eux, ou nous regrouper à plusieurs pour en protéger un seul. Mais souvent, nous nous attachons à un Imagineur en particulier, et nos ailes s’accordent avec sa personnalité. Par exemple, Gemma s’est liée à une petite Imagineuse orpheline de six ans, elle l’a prise sous son aile, au sens métaphorique comme au sens littéral. Maintenant, elle l’élève comme sa fille, quelque part au Kenya. Mais des cas aussi simples sont assez rares… Il arrive souvent que l’Imagineur accepte mal notre existence, et là, les choses se compliquent. Malgré notre attachement, nous devons prendre nos distances, nous faire plus discrets. C’est ce qui est arrivé à Jared, il y a quelques mois. C’est souvent très dur, surtout quand notre attirance s’est changée en amour. Et puis, de temps en temps, les Collectionneurs s’en mêlent. Beve t’a parlé des Collectionneurs, je crois ? (Ianto répondit par l’affirmative.) Même s’ils n’ont pas de technique infaillible pour détecter les Imagineurs, ils arrivent parfois à les utiliser pour nous piéger. Les Collectionneurs sont fascinés par la Mémoire, mais ne comprennent pas grand chose à l’Imagination. (À ces mots, la voix de Jane prit une inflexion ouvertement méprisante que Ianto ne lui connaissait pas.) Enfin, voilà tout ce qu’il y a à savoir sur notre soi-disante capacité à aimer plus longtemps et plus profondément que les autres, termina-t-elle malicieusement. Les Imagineurs sont comme une lumière dans la nuit, et nous sommes les papillons qui tourbillonnent autour, irrémédiablement attirés par elle. Parfois, nous nous brûlons les ailes…
À ces mots, un silence s’installa. Jane semblait s’être rendue compte du double sens de sa dernière remarque. Ianto, lui, n’avait plus d’ailes à brûler… est-ce que cela faisait de lui un être à part, une moitié de Gardefé ? Pourtant, pourtant, lorsqu’elle avait parlé des Imagineurs – flamboyants, lumineux, laissant leur marque dans le cœur de ceux qui les côtoient – un sentiment de familiarité s’était installé dans le propre cœur de Ianto.
Jack…
C’était comme… mettre des mots sur le sentiment qui avait grandi en lui au fil des mois. Il ouvrit la bouche, sur le point de poser à Jane la question qui tournait dans son esprit (Comment sait-on ? Comment reconnaît-on un Imagineur ?), mais à la place une autre interrogation franchit ses lèvres.
— Est-ce que ça s’est passé comme ça pour toi ?
Jane s’arrêta une nouvelle fois, surprise. Elle dégagea de son front ses boucles blondes que la neige commençait à plaquer, et se pinça une lèvre.
— Pas exactement… Mon Imagineuse à moi s’appelait Seelje. Elle est la mère de Lily, et je l’aimais comme une sœur. C’était il y a bien longtemps… Aujourd’hui mon rôle se borne à guider les autres Gardefés. Désolée, Ianto, il va falloir que je me sauve. J’aurais aimé discuter plus longtemps avec toi, mais on m’attend.
Ianto acquiesça, soulagé de se retrouver seul pour un moment. Il avait trop de choses qui se bousculaient dans son cœur pour parvenir à écouter correctement. La tête lui tournait. Il rentra rapidement chez lui, déposa en hâte son parka sur le porte-manteau et s’empara de son carnet, qui traînait sur la table de nuit. Il nota la date et en dessous, inscrivit juste ces mots :
Et si Jack était mon Imagineur ?
Il souligna la phrase trois fois, reposa le stylo et laissa sa nuque reposer contre la tête de lit. Si c’était le cas, alors, cela changeait tout. Il devait trouver l’univers de son double, s’y rendre en chair et en os, mais comment y parvenir, puisqu’il n’avait plus d’ailes ? Soudain, un nœud se forma au creux de son estomac, tandis qu’il réalisait enfin, avec neuf mois de retard, l’erreur qu’il avait commise en abandonnant ses ailes. Il ferma les yeux ; et une larme coula le long de sa joue. À cause de sa détresse et de son aveuglement, il ne serait peut-être jamais en mesure de protéger correctement son capitaine. Quel genre de Gardefé était-il ?
Mais, bien vite, ces questionnements perdirent de leur importance.
D’abord, il réalisa que Jack n’avait pas vraiment besoin d’être protégé. En effet, au cours d’un rêve intense qui le poursuivit durant plusieurs nuits (et qui impliqua le fantôme de Lisa, un drôle de type capable de voyager entre les époques et une créature infernale du nom d’Abbadon), il apprit que Jack Harkness était immortel.
Puis, Jack disparut, et il se sentit aussi vide et inutile que son double tandis qu’il s’habituait à passer ses nuits sans lui.
Et, lorsque son capitaine revint peupler ses rêves, trois mois plus tard, aussi ardent, agaçant et attachant qu’autrefois, il comprit à quel point l’amour des Gardefés pouvait parfois s’apparenter à une malédiction.
Car, avant même de s’en apercevoir, il était devenu son propre rival.