Chapitre 16 : Travail d'équipe.

Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me faire part de votre ressenti. Clairmont est un endroit calme... en apparence du moins.
J’aime semer ici et là quelques indices.
Vous me direz peut-être qu’il ne s’agit que d’une histoire banale… mais tout est encore bien dissimulé.

Dahlia était postée entre eux, comme un arbitre improvisé. Accoudée à la table, elle observait la scène avec son air toujours trop enjoué, jupette fleurie flottant doucement autour d’elle.

Franchement, drôle de juge, pensa Kael. Trop de couleurs, trop de bonne humeur. Elle tranchait avec le sérieux qui flottait entre lui et Ayra.

Il écoutait cette dernière argumenter avec passion sur l’œuvre qu’elle venait de lui présenter : Saint Michel terrassant le démon.

Sur la toile, un ange arrogant écrasait un démon au sol, l’air triomphant, presque condescendant.

Quelle mise en scène ridicule, pensa-t-il. Comme si l’essence du bien et du mal pouvait être résumée en un coup d’aile bien placé.

— Tu comprends ? L’ange ne représente pas forcément ce qu’il est extérieurement, dit Ayra, le regard allumé par la passion de son analyse.

Kael haussa un sourcil, perdu au milieu de ce qu’il appelait intérieurement ce grand bazar symbolique.

— Oui, mais… tu veux en venir où, exactement ? Franchement, ce genre d’œuvre, c’est du vu et revu. Trop biblique. Trop classique.

Son regard glissa sur la lance que tenait l’archange. Il pinça les lèvres.

— Trop héroïque, ajouta-t-il avec une moue presque blasée.

Son regard se perdit un instant vers les immenses étagères qui grimpaient jusqu’au plafond, chargées de livres anciens.

Il avait toujours aimé les bibliothèques.

Celle-ci, avec ses zones d’ombre et ses lampes tamisées tombant par endroits, dégageait une atmosphère feutrée, presque solennelle.

On aurait presque eu peur d’y faire du bruit, comme si chaque murmure pouvait réveiller quelque chose de sacré.

Ayra pourrait commencer par présenter ses premières idées, toi les tiennes… Ensuite vous construisez l’analyse.

Rappelle-moi ce que tu fais là, au juste ? lança Kael en tournant lentement la tête vers Dahlia.

Je vous évite de tourner autour du pot encore trois semaines, répondit-elle, un sourire en coin. Je suis là comme regard extérieur. Pour trancher si besoin.

Super, un arbitre en robe à fleurs…

— Alors ? Qu’en penses-tu ? demanda Ayra, le regard sérieux, comme si l’avenir de leur note dépendait de cette réponse.

— Bon… ok. Va pour l’ange en jupe, lâcha Kael en haussant les épaules, faussement résigné.

— On n’est pas prêts de faire un bon dossier… j’te le dis, grogna Ayra entre ses dents.

— Moi, je trouve qu’au contraire, répondit Dahlia, malicieuse. Ce manque de sérieux, s’il est bien assumé, pourrait justement vous faire gagner des points. Son regard pétillait d'une petite lueur complice, et son sourire entendu en disait long : elle savait exactement ce qu’elle faisait en les provoquant un peu.

Dahlia les avait quittés depuis un bon moment. Malgré quelques remarques piquantes de Kael — presque devenues rituelles — ils avaient réussi à travailler tout l’après-midi. Il semblait incapable de s’en empêcher. Comme si un commentaire désobligeant, lancé au mauvais moment, était une nécessité vitale pour lui.

Voyant que la bibliothèque était presque vide, baignée d’un calme pesant, Ayra referma doucement le livre sur lequel elle travaillait. Le froissement du papier rompit brièvement le silence. Elle releva la tête, s’étirant légèrement.

C’est à ce moment-là qu’elle le vit. Kael était toujours là, penché sur ses documents, le front légèrement froncé, une concentration sincère gravée sur son visage. Dans son regard d’or, elle vit pour la première fois un sérieux qu’elle n’aurait pas cru possible. Il écrivait avec entrain, l’air absorbé… presque studieux. Et elle devait bien l’admettre : elle ne l’aurait jamais imaginé ainsi.

Autour de lui, la table était encombrée de livres massifs, certains illustrés de scènes mythologiques, d’autres bourrés d’analyses symboliques. Des reproductions en noir et blanc, des annotations complexes et même quelques croquis jonchaient les pages. Des feuilles volantes étaient éparpillées tout autour, témoignant des heures passées là, dans un labeur étonnamment méthodique.

Ayra l’observa un instant, troublée par cette facette inattendue de Kael. Il avait l’air… impliqué. Sérieux. Presque passionné.

Elle détourna un instant les yeux vers le fond de la salle, où le grand pendule de la bibliothèque rythmait le silence. Tic… tac… Le son lui semblait plus fort que d’ordinaire, accentué par l’absence des autres élèves. Elle regarda l’heure : il était plus tard qu’elle ne le pensait.

Elle osa à peine le déranger dans son travail. Alors, dans un geste hésitant, elle toussota doucement pour attirer son attention, espérant ne pas briser l’étrange équilibre du moment.

Il releva doucement le nez de ses documents, un sourcil légèrement levé, l’air interrogateur.

— Il est tard… murmura Ayra, presque en chuchotant, comme si briser le silence de la bibliothèque aurait été un sacrilège. On a assez travaillé pour aujourd’hui.

Kael jeta un œil vers l’horloge.

— Effectivement. On va encore ameuter nos aînés… comme des chouettes affolées.

Il jeta un dernier coup d’œil à sa feuille, griffonna un mot en bas de la page, puis referma d’un geste vif son bloc-note.

— Je vais commencer à ranger, dit-elle en se levant, légèrement pressée par le temps.

Elle rassembla les ouvrages éparpillés, empila soigneusement les plus lourds, tout en gardant un œil sur Kael qui s’étirait paresseusement, l’air moins pressé qu’elle. L’atmosphère paisible de la bibliothèque, presque irréelle à cette heure tardive, lui donnait envie de traîner encore un peu.

À la sortie, le ciel sombre tirait déjà vers l’encre. Ayra fut étonnée de ne pas voir Élika plantée comme un piquet, bras croisés et regard sévère, devant la clôture en fer forgé de l’entrée du campus. Étrange.

— J’avais prévenu Eren que je rentrerais tard aujourd’hui, lança Kael nonchalamment.

— Hum ? Ah oui… répondit-elle, un peu distraite. Je suppose que ma sœur s’est dit la même chose.

Le calme des lieux l’étonna. Aucun bruit humain. Juste quelques bruissements d’ailes et des oiseaux pressés de regagner leurs nids. Une brise fraîche lui frôla le visage. Elle aimait cette sensation. Son regard se posa sur quelques feuilles mortes qui virevoltaient lentement avant de s’échouer contre ses bottines.

— Bon… à demain ! dit-elle en adressant un signe de main à Kael.

Un frisson la parcourut à l’idée des ruelles sombres qu’elle devait emprunter seule — ces montées et descentes en demi-cercle, bordées d’ombres trop épaisses pour son goût. Elle n’aimait pas le noir. Et les événements récents, supposés ou non, ne faisaient qu’ajouter à son malaise.

Kael dut le percevoir , car il lança, d’un ton faussement sérieux, avec ce petit air moqueur qu’il maîtrisait si bien :

— Tu veux que je te prenne la main pour les ruelles ? J’peux même faire le bruit des chouettes si ça aide.

— Qu… NON merci ! Je suis assez grande pour rentrer chez moi toute seule ! À demain ! lança-t-elle sèchement en tournant les talons.

Elle fit à peine quelques pas qu’une grimace traversa son visage en apercevant la ruelle qui s’étendait devant elle, sombre et silencieuse.

Au moment où elle se décida enfin, un bras se posa sur ses épaules. Elle se crispa aussitôt, surprise, prête à réagir.

— C’est bon, je te ramène ! Pas besoin d’avoir peur comme ça.

Elle se dégagea d’un geste vif, presque brutal.

— Je n’ai pas besoin que tu me ramènes !

— Bien sûr que si ! Tu t’es regardée ? Tu oses à peine faire un pas.

— D’où tu sors ça, toi ? N’importe quoi…

Elle croisa les bras, vexée, mais son regard fuyait toujours les ruelles sombres. Et Kael, évidemment, ne perdit pas une miette de son malaise.

Si on pouvait capturer ton expression à l’instant, on pourrait facilement te confondre avec une chouette !

Kael avait dit ça avec un petit sourire moqueur au coin des lèvres, les mains dans les poches, son ton léger, comme s’il tentait d’alléger l’atmosphère.

Elle le foudroya du regard, mais ses joues légèrement rouges trahissaient sa gêne plus que sa colère.

— Tu sais quoi ? T’es insupportable, marmonna-t-elle en détournant les yeux.

Il haussa les épaules, faussement innocent.

— Et pourtant, tu continues à me parler. Fascinant, non ?

— Oh… !

Elle leva les bras, exaspérée, avant de les laisser retomber dans un soupir résigné.

— Et puis fais ce que tu veux !

Sans lui accorder un regard de plus, elle s’engagea dans la ruelle d’un pas décidé.

— Ça t’arrange bien, avoue ! lança Kael, nonchalant, sur ses talons.

Impossible. Ce garçon était tout bonnement impossible, pensa-t-elle en serrant les dents.

Ils s’enfoncèrent ensemble dans l’obscurité de la ruelle, éclairés par quelques lanternes pâles accrochées aux murs de pierre.

 

 

 

 

Après une journée de travail harassante, durant laquelle elle avait eu l’impression d’avoir arpenté la ville entière avec Eren pour un maigre résultat, Élika avait ressenti un besoin urgent de se défouler. Direction la salle d’entraînement. Là, au moins, les choses étaient claires : on frappe, on bouge, on transpire, et on oublie.

Ses poings s’abattaient avec force sur le sac de frappe, cadence régulière, presque mécanique. Chaque coup portait une frustration, une déception, un silence trop long ou une piste trop floue.

Rien, aujourd’hui. Pas une seule vibration, songea-t-elle, les mâchoires crispées. Comme si les événements des derniers jours n’avaient jamais existé.

Elle exécuta »un mouvement rotatif, propulsant son pied contre le sac avec une précision militaire.

Et si on les avait ressenties… simplement parce qu’on s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose ?

L’idée la traversa comme une piqûre d’aiguille. Et ça, ça l’agaçait encore plus.

Elle inspira profondément, les yeux clos, pour mieux sentir l’air frais s’écouler dans sa gorge et apaiser la tension de ses muscles.

Plus tôt, Eren avait réussi à la convaincre de boire un verre en terrasse. Drôle de passe-temps chez les humains, songea-t-elle encore. S’asseoir à une table, observer la vie défiler sur une petite place face à une église… Elle avait trouvé ça étrange, presque inutile.

Et pourtant, elle devait bien admettre qu’Eren n’était pas si mauvaise compagnie. Toujours un sujet à lancer, une remarque piquante, une blague pour détendre l’atmosphère.

— Je commence à penser que les gens de cette ville s’ennuient, avait-il lancé en sirotant son verre.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

— Eh bien… ils s’inventent des histoires pour se sentir vivants.

Elle avait ri, un peu malgré elle. Même si, au fond, quelque chose résistait. Elle n’avait pas rêvé. Ce qu’elle avait ressenti ces derniers jours, elle le savait, était bien réel.

Du moins, elle s’en convainquait.

Elle s’élança de nouveau, effectuant un enchaînement rapide, puis marqua une pause, le souffle court. Son regard se perdit un instant dans le vide, et un souvenir refit surface, plus léger que le poids qu’elle cherchait à évacuer.

Ils étaient installés à une petite table en terrasse, sur une place pavée bordée de quelques arbres. Une vieille église se dressait juste en face, discrète mais imposante. Le quartier était calme, presque trop. Pour un jour d’automne, il faisait étonnamment doux, et le soleil avait percé les nuages.

Élika avait eu du mal à rester sans rien faire, juste observer. Eren l’avait remarqué à ses mouvements de jambes, nerveux, et au cliquetis régulier de ses doigts sur la table.

— C’est moi ou tu ne supportes pas de rester tranquille ? lança-t-il, à moitié amusé.

— Je préfère quand il se passe quelque chose. Ce genre de calme, c’est louche.

— Sympa. Moi j’étais à deux doigts de commander une gaufre.

Elle lui lança un regard en coin, mais ne put s’empêcher de sourire.

— T’es vraiment capable de t’asseoir, boire un truc et attendre que le monde bouge sans toi ?

— Ouais. Et parfois, il bouge même sans moi. C’est dingue, hein ?

— Je te déteste.

— Je sais. Tu veux une gaufre ?

Elle sourit à ce souvenir… et s’en rendit compte aussitôt, stoppant net l’expression sur son visage. L’entraînement avait réchauffé ses joues — du moins, c’est ce qu’elle préférait croire.

Eren était vraiment tout le contraire d’Uriel. Insouciant, loquace, moqueur… Le genre de garçon qu’elle aurait dû avoir du mal à supporter. Mais étrangement, c’était tout l’inverse.

Elle leva la tête, mains sur les hanches, et son regard accrocha l’obscurité au-delà des vitres.

Il faisait nuit.

Ses yeux s’écarquillèrent.

— Ayra !

Élika se précipita dans le couloir, sa voix résonnant à travers la maison :

— Ayra ?! Est-ce qu’Ayra est rentrée ?!

La tête de Lucas apparut au-dessus du palier, visiblement surpris.

— Heu… non, pourquoi ?

— T’es sûr ?! Tu as vu l’heure ?! Pourquoi personne n’est venu me chercher ?! Vous êtes inconscients ou quoi ?!

Dahlia, qui arrivait depuis le salon, l’avait sans doute entendue s’énerver.

— Elle était à la bibliothèque avec Kael cet après-midi…

— Je me fiche de savoir où elle était ou ce qu’elle faisait ! Ce que je vois, c’est qu’elle n’est pas là, et vous trouvez tous ça normal ?!

Mira arriva dans le hall, les sourcils froncés.

— Élika, calme-toi. Elle va certainement arriver. J’habite ici depuis plus de quinze ans, et jamais…

La sonnette retentit, tranchant l’air comme un couperet.

Sans attendre, Élika se précipita vers la porte et l’ouvrit d’un geste sec, presque brutal.

C’était Ayra. En compagnie du frère d’Eren.

Élika ne prit même pas le temps de soupirer de soulagement. Son regard se fit immédiatement incendiaire.

— Mais t’as vu l’heure ?! J’étais morte d’inquiétude !

— Sympa l’accueil, répliqua Kael, un sourire en coin.

Le regard d’Élika se braqua sur lui, froid comme la lame d’une épée. Il soutint à peine son regard avant de détourner les yeux, visiblement mal à l’aise.

— On a travaillé… on n’a pas vu l’heure passer, tenta d’expliquer Ayra, la voix un peu plus basse.

Mira, sans doute désireuse de détendre l’atmosphère qu’elle avait contribué à alourdir, s’avança avec son habituel sourire chaleureux.

— Tu n’as rien fait de mal, Ayra. Tu connais ta sœur…

Elle se tourna vers Kael.

— Bonsoir, je suis Mira, leur tante…

Élika, attentive, ne manqua pas le léger froncement de sourcils qui traversa le visage de Mira — fugace, presque imperceptible, mais bien réel. Le sourire de sa tante sembla changer de nuance, un peu moins spontané, plus… mesuré.

— …Bien. Merci d’avoir ramené ma nièce, c’est gentil.

Sa voix, d’ordinaire assurée, trembla légèrement. Et, comme lorsqu’elles s’étaient retrouvées seules à la salle d’entraînement, Mira porta la main à son collier. Un geste instinctif, presque nerveux.

— Tu peux entrer si tu veux, ajouta-t-elle, plus doucement.

— Non merci, répondit Kael. J’ai aussi un frère qui m’attend sagement à la maison.

Il jeta un regard en coin à Élika, l’air narquois.

Ayra se retourna vers Kael.

Il lui adressa un simple signe de tête avant de disparaître dans l’ombre du couloir.

Élika referma la porte derrière sa sœur.

— Franchement, Ayra… tu devrais faire attention, dit-elle, les bras croisés.

— Je travaillais, pas de quoi en faire un drame ! répondit Ayra, agacée.

— Tu te souviens de ce qu’on a dit hier ? Le destin, l’énergie qui circule ici… tout ça, c’est pas anodin.

— Et alors ? Rien ne s’est passé ! Tu dramatises pour rien.

— Ça pourrait devenir dangereux, Ayra. Ce n’est pas un jeu.

— Tu m’ennuies ! J’ai rien fait de mal ! lança-t-elle en tournant brusquement les talons pour monter à l’étage.

Élika serra les dents, trop en colère pour répliquer. Le silence s’installa.

Mira, restée en retrait, avait l’air pâle. Son regard flottait entre les deux sœurs, ailleurs.

— Je pense… que je vais me reposer, murmura-t-elle. J’ai trop forcé aujourd’hui.

Élika l’observa s’éloigner sans un mot.

Personne ne semblait comprendre pourquoi elle s’inquiétait autant.

Comme si être à Clairmont effaçait soudain le rôle d’Ayra, ce qu’elle était censée accomplir.

Mais Élika, elle, sentait que quelque chose clochait.

Ces choses étranges, aussi subtiles soient-elles…

Et si elles étaient liées à leur présence ici ?

Et si ça devenait réellement dangereux ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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