Neila regardait, avec un certain dépit, sa compagne qui s’installait. Une fois encore, elle s’était stoppée, manifestant une douleur aux jambes par intervalle de vingt minutes, puis en profitait pour se poser au sol et masser ses mollets. Bien que tentant vainement de paraître sérieuse, l’on discernait dans son regard une gêne manifeste.
« C’est moi qui suis censée m’arrêter, avec ma jambe en vrac, lui fit remarquer Neila.
— Tu es bien mal placée pour parler, tu as pleuré quand tu t’es cogné la jambe contre un tuyau.
— Gnagnagna. Bon, on reprend la marche ou non ? »
Elles s’étaient arrêtées à l’embouchure de Mercy, là où les brumes faisaient parvenir leur éclat et rendaient la marche moins périlleuse. Ou, moins flippante. Elles avaient crapahuté toute la nuit, bravant tunnels et tuyaux, escalades et glissades, pour enfin arriver dans des zones peu ou prou habitées. Le sommet de la ville était encore loin, mais sûrement moins que des lits douillets.
« J’aimerais me reposer, bâilla insolemment Neila. T’as si mal que ça ? Si ce n’est que ça, je te porte.
— Vraiment ?
— Non. C’était une blague. Jamais de la vie.
— Dommage.
— T’es obligée de répondre aussi froidement à chaque fois ?
— Je suis normale…
— Rah, laisse tomber ! »
Cette fille était au versant de l’aménité. Toute notion de coopération devait être obtenue à l’arraché, presque par les dents, tant le marbre qui caractérisait son visage s’était logé dans son entêtement. De marbre, oui, elle l’était restée toute leur traversée. Elle ne lâchait que de maigres informations sur Victor Owlho, d’un inutile affligeant, lui en promettant plus « une fois arrivées ». Cette fille ne risquait pas d’avoir la combinaison de la lanterne avant un long moment !
Tuant son ennui, Neila coula un regard sur le précipice qui creusait le centre de la ville. Le long de leur ascension, elles parvinrent à se rapprocher du cœur d’Everlaw, l’énorme gouffre circulaire qu’elle avait aperçu dès son arrivée. Et qui charma son cœur dès cet instant.
D’ici, le gouffre était sombre. L’on apercevait les lumières du dessus, les milliers d’avenues aériennes, qui s’entrecroisaient dans une chaotique harmonie. Les brumes masquaient le sommet, déjà difficile à observer depuis ces rues – mais également les bâtiments mouvants, les trains aériens, les dirigeables personnels…
D’ici, Neila ne voyait qu’un néant. Aucune route ne reliait l’opposé, difficilement discernable par la poussière ambiante et le peu de clarté qui parvenait de la surface. Les rares installations électriques vacillaient, leurs câbles rongés flottant dans le vide, ramenés dans son champ de vision par quelques courants d’air pollué.
D’ici, Everlaw était décevante.
Frustrée, elle donna un coup de pied sur une boîte de conserve, qui alla cogner le sol à de multiples reprises avant d’embrasser le précipice. Sa chute fut probablement ennuyante, ainsi Neila posa ses coudes sur la petite rambarde (« fragile ! », c’est ce que disait le panneau), et observa le ciel. Elle suivit de l’œil les quelques formes aériennes qui se frayaient un chemin dans les nuages dorés pour aller çà et là. Peut-être des drones ? Peut-être des chouettes ? Une autre lettre de Shelly était peut-être en chemin à l’heure qu’il était ?
Elle repensa à l’élégante écriture qui décorait le papier, pliée dans sa botte. Les mots rassurants qui y étaient inscrits, et la promesse d’un au revoir. Cela lui mit du baume au cœur, et la soulagea autant qu’elle en avait besoin, désormais réchappée d’un endroit infernal. Elle laissa son esprit vagabonder dans les nuages, quand dans ceux-ci apparurent de petites machines volantes.
D’un sursaut, elle se hissa sur la barrière (« fragile ! »), croyant voir des chouettes lui apporter des lettres. Mais elle ne voyait que des papiers être parsemés de partout, en direction des fenêtres et ruelles, partant du haut. Le courrier, peut-être ?
Le courrier. Repensant à la lettre d’Owlho chez le commissaire, et l’effroyable écriture qui tachait le papier, elle eut un reniflement de dédain. Sa propre « fille » avait au moins fait l’effort d’apprendre à écrire de manière élégante. Cela la rassura : elle ne semblait pas trop traîner avec lui, ni recevoir sa piteuse éducation.
Amusée par sa propension à penser à cette lettre, elle secoua la tête, et continua de se noyer dans le paysage aérien, et la distribution (lointaine) du courrier. Elle n’était plus sûre de clairement voir ce qui se déroulait, et perçut un changement dans sa vision. D’un « clic », sur le côté de la lunette, elle changea l’épaisseur de sa lentille, clarifiant le tableau.
Mais elle enleva sa monture. Floue, elle l’observa néanmoins, se rappelant qu’il y avait un détecteur placé dessus. Si d’aventure ce sale traître de Noah apprenait qu’elle s’en était tirée, la poursuivrait-il ? Dans le doute, ne valait-il mieux pas se débarrasser de la lunette, quitte à s’en refabriquer une ?
« J’en ai assez de casser mes montures », marmonna-t-elle en tripotant l’objet. Y avait-il un moyen de désactiver le détecteur ? Ou de le retirer ? Elle ne souhaitait pas être tracée à nouveau, mais, après l’obscure aventure qu’elle venait de vivre, elle avait soif de lumière. Jeter cette lunette, c’était peut-être un peu trop difficile pour elle pour le moment.
Alors qu’elle y pensait, cette lunette était drôlement bien fichue. Moins précise que celle à roue de réglage qu’elle avait façonnée, elle était plus pratique, avec ses quatre crans de vision. Plus légère, aussi. Plus maniable. Et plus solide… car elle était la seule qui ne s’était pas encore cassée jusqu’ici, malgré sa dernière excursion. Le verre n’avait qu’une très légère rayure en haut, qui ne gênait nullement la vision.
Non. Neila ne voulait pas s’en séparer. Elle aurait voulu complimenter l’ingénieure qui avait l’avait conçue, mais cela était désormais impossible. Elle trouverait bien un moyen de réparer ce radar, ou de le brouiller, avec ou sans Suzanne : ainsi, elle remit sa lunette en place, et vit que le courrier s’approchait du quartier.
Mais, elle ne s’en préoccupa qu’une seconde, entendant le bruit d’un chien de revolver derrière elle, suivi d’un gémissement étouffé.
Elle se retourna vivement, palpant sa ceinture, puis vit une figure familière aux cheveux noirs, braquant avec son arme la musicienne au sol.
« Joshua ! s’écria vivement Neila en les rejoignant, d’un léger boitement. Ne tire pas !
— Enfin tu es là, soupira l’intéressé, son arme toujours levée. J’ai eu un mal fou à te retrouver. Le radar ne marchait plus, où est-ce que tu étais passée ?
— C’est une longue histoire, mais tu risques de ne pas le croire !… Ou bien tu ne seras pas étonné ? Je ne sais pas trop.
— Et… et si vous arrêtiez de pointer votre arme vers moi ? », proposa Lyza, d’un calme qu’une frousse masquait difficilement.
D’une perplexité palpable, Joshua baissa son canon, sans le désarmer. Il fixait la pauvre fille d’un œil méfiant, ce qui lui était certes naturel, mais malvenu devant la manifeste inoffensivité de sa cible.
Celle-ci se releva doucement, puis s’inclina en soulevant une partie de sa robe du bout des doigts, dans une révérence presque royale.
« Enchantée. Je m’appelle…
— Eh, mais c’est mon arme que t’as là ! l’ignora Joshua.
— Je te l’emprunte, minauda Neila. Le temps que je m’en trouve un et que je change de lunette. Je ne voudrais pas qu’ils me retrouvent.
— Qui ça ? L’abruti au bandana ? »
Lyza releva la tête, subitement.
« Ouaip… Il m’a fait un sale coup, on va dire. Bien pire que vous deux.
— C’est lui qui t’a… mise dans cet état ? demanda Lyza.
— Oui, mais tu ne le connais pas, pour ce que ça te concerne. »
Neila expliqua donc sa mésaventure, de l’instant où ils se sont quittés la veille, jusqu’à leurs retrouvailles – sans omettre la trahison de Lyza encore avant. Joshua avait rangé son arme, mais gardait une main dessus, surveillant la musicienne. Après son récit, il était bien normal de se méfier d’elle. Mais pourquoi ai-je autant l’impression qu’ils se connaissent ?
Lyza fixait aussi durement le fils du maire que l’inverse était vrai. Il l’avait menacée, certes, mais elle ne se méfiait pas autant de Neila. Avant qu’elle n’ait pu exprimer son doute, un journal lui tomba sur la tête.
« Oh, dit Lyza. Le courrier matinal.
— Tu es une vraie poissarde, ricana Joshua en prenant la gazette.
— Taisez-vous ! râla Neila.
— Je n’ai rien dit, moi.
— Tiens… Doublement poissarde : regarde ça. »
Joshua afficha la une, à savoir une jeune femme aux cheveux d’argent, du moins de nuance argentée sur la photo sépia. Mais les traits de son visage ne laissaient aucun doute, et sa proximité avec une chouette, sur l’épaule, était plus que surprenante. En tête : « Une étudiante prise en flagrant délit ! Un lien avec ces fameuses chouettes ?! »
« Oh. On dirait toi.
— Mais… c’est… qu’est-ce que… », bafouillait Neila, attrapant vivement le journal. Elle se reconnaissait parfaitement dessus. Ces vêtements, cette chouette, ce décor… c’était il y avait deux jours, à Montnimbe, après être sortie du bal de Maxwell. Quelqu’un l’avait photographiée…
Cinq deux trois… zéro un neuf trois…
« Bon. Il serait temps de nous donner deux-trois explications, nan ? », sourit Joshua en sortant son arme.
Neila prenant naturellement du recul, Lyza en profita pour prendre la gazette à son tour. « Le Time News. Toujours à l’heure : la photo date de ce matin, à Montnimbe.
— Ouais, ça, c’est ce qu’ils disent, grommela Joshua en gardant Neila en joue. J’le connais ce clown de Maxwell, il recycle de vieilles photos sans cesse.
— Attends, Joshua ! paniqua sa cible, perdue. Je peux t’expliquer !
— Garde ta salive. Je t’ai vu recevoir la lettre d’une chouette, et maintenant je te vois à la une avec l’une d’elles.
— Ce n’est pas moi ! C’est ma sœur ! », tenta-t-elle de mentir.
Silence complet. Puis, Joshua éclata de rire, armant son flingue.
« Ah ouais ? Une sœur jumelle, j’imagine ?
— Oui… Oui !
— Remarque, difficile de se défendre, dans ce genre de cas. Je comprends que tu sois à court d’excuses.
— Je dis la vérité, la lettre vient d’elle ! »
Neila entreprit de fouiller ses poches pour sortir la lettre, mais une balle lui passa près de l’oreille. L’acouphène fut si violent qu’elle en tomba à la renverse, se massant la tempe, l’œil fixant ensuite le canon noir qui se rapprochait.
« O… O.K., calmos Joshua », souffla-t-elle, mains tendues et tremblantes. Elle titubait, alors qu’elle tentait de se relever, son adversaire avançant inéluctablement. Il la força à reculer, proche du précipice. « Écoute-moi au moins…
— Pour laisser le temps à une de tes saletés de piafs de nous débusquer ?
— Tu m’as poursuivi avec une chouette aussi, en quoi ça serait différent !
— M. Lewis, intervint Lyza. Écoutez-la, au moins. J’ai besoin d’elle.
— Moi aussi j’ai besoin d’elle, mais les circonstances m’empêchent de prendre des risques. Ça pue les emmerdes à plein nez ! »
La main gantée de Neila se posa sur la barrière, qui grinça. Plus solide qu’elle n’en avait l’air, elle ne préféra pas y poser tout son poids, bien que l’arme s’avançait en direction de son front. Elle n’était pas encore perdue : Lyza, ayant besoin de la lanterne, avait suivi sa combine. Pour le moment, tout du moins. Combien de temps mettrait-elle à avouer qu’elle l’avait aidée, à se déguiser de la sorte ? Nul doute que Joshua ne prendrait pas cette histoire au sérieux – non sans preuve qu’il existait une sœur jumelle.
« Laisse-moi te montrer ma lettre, tu sauras que je dis la vérité. Fouille-moi ! »
Sans attendre, Joshua lui (re)prit son revolver, continuant de la surveiller. Posté à une distance raisonnable, il y chargea une munition, et le pointa sur Lyza. « Fouille-la. »
Elle ne se fit pas prier. Lançant un regard désolé à Neila, elle fouilla sa chemise, et en sortit ladite lettre. Qu’elle entreprit d’ouvrir.
« Ne la lis pas, grogna Neila.
— Ça me sert pas à grand-chose de la voir pliée, fit-il remarquer.
— Donne-la-lui. »
Joshua fixa la musicienne, qui gardait la lettre ferlée à demi dans ses mains. Elle semblait hésiter, son regard jouant un jeu de ping-pong entre le papier et le revolver. L’autre commença à s’impatienter, quand, avant qu’il pût dire quoi que ce fût, Lyza rendit la lettre à sa propriétaire.
« La photo date de ce matin. Ça ne peut pas être elle, elle était avec moi dans les bas-fonds. Pire : elle ne lui ressemble pas !
— Je ne sais pas ce qu’il te faut…
— Ses yeux et ses cheveux, enfin.
— Je m’en fiche de ça ! Maxwell ment toujours pour garantir des news “fraîches”, ce n’est pas un gage de confiance. La photo peut très bien dater d’il y a plus d’un an, et il ne la ressort que maintenant pour piéger ce prof de pacotille. Un coup de Swaren sans doute, toujours est-il qu’on ne peut pas s’y fier.
— Mais…
— Tu ne t’es pas demandé comment elle a pu atterrir en bas, ligotée et abandonnée ? Noah a dû découvrir la même chose. C’est peut-être même lui qui a donné cette photo à Maxwell.
— Tu délires », s’offusqua Neila. Elle s’interrogeait néanmoins sur ce dernier point : Noah la suspectait-il ? Bien que trahie, elle ne pouvait lui en vouloir : la ressemblance était frappante, et son lien avec Owlho plus que logique. Il n’était sûrement pas au courant qu’elle s’était déguisée à Montnimbe. Elle pouvait s’estimer heureuse que Joshua fût plus prompt à lantiponner que son ancien camarade – tout comme que Lyza n’eût toujours pas dévoilé son mensonge. S’adressant à elle : « Donne-lui la lettre, s’il te plait. »
Mais Lyza la gardait contre elle. Dieu seul savait pourquoi, elle refusait de la montrer.
« Lyza…
— On dirait bien que ta petite copine t’abandonne.
— Lyza ! Sans moi, le cube ne te sert à rien, reprends-toi ! »
Mais elle restait stoïque. Décidée, elle rangea la lettre dans sa poche avant, abandonnant Neila à son sort. Un six huit…
« Tant pis ! » Joshua haussa les épaules, et visa.
Dans la panique et un vain espoir de fuite, Neila poussa sur la rambarde pour reculer, mais celle-ci se brisa. Et elle ne put rattraper sa chute. Tendant le bras en direction du ciel, elle fut engloutie par le précipice – et ! ne put avoir le temps de hurler, une énorme étreinte venant l’enserrer depuis le ciel.