Chapitre 15 - Monte à la gouttière... (II)

Par Daichi

La rambarde céda sous le poids de la jeune fille, qui chuta, avant que Joshua ne pût tirer. Surpris, il n’osa pas s’avancer pour observer sa chute. Ne jugeant cela ni utile ni avisé, probablement.

Lyza, elle, avait manqué un battement. Ne souhaitant pas que quiconque fît le lien entre elle et la lettre, elle en avait sacrifié sa destinataire, ainsi que sa seule chance d’utiliser la lanterne.

Mais, sans qu’elle n’eût le temps de réagir davantage, un câble surgit du ciel. Avec la vitesse du son, il ramena en son sein une jeune fille aux cheveux d’argent. Ligotée par ce gros fil de cuivre, bras et jambes immobilisés et tête en bas, elle était désormais suspendue au-dessus d’eux. Telle une proie d’araignée, se balançant dans le vide. Sa lunette se décrocha, et tomba à même le sol.

Lyza soupira de soulagement, à voir le visage déboussolé et hagard de Neila, qui observait le sol comme l’on observait le ciel. Joshua, lui, cherchait ses mots. Leur étonnement à tous les trois fut temporaire, quand ils ouïrent un bruit d’aspiration. Comme si l’on soufflait dans des bulles.

« Quelle splendide kyrielle de babillages, que je viens interrompre à mon immense regret. Comprenez néanmoins que cela me fut nécessaire, au vu de la situation. Honorez mon humanisme, ou galanterie, à secourir une si… splendide jeune fille. »

La silhouette qui parlait n’avait fait aucun bruit supplémentaire. Il fut même difficile pour Lyza de la débusquer, dans l’ombre d’une ruelle, elle-même cachée par une petite toiture. De cette ombre surgit une grande figure richement apprêtée, par un mauve profond. Ses yeux, verts et brillants. Sa peau, de laiton gravé.

Cinq de ses bras s’écartèrent, tandis que le sixième amenait à ce qui lui servait de bouche une sorte de pipe électrique. Il inspira, provoquant à nouveau cet effet de bulles de fumées. Il ne recracha rien, les légères volutes bleutées s’échappant d’elles-mêmes des divers interstices de son corps.

« Vous…, susurra Joshua.

— Navré de vous avoir tant fait attendre, fils Lewis. Mais je ne m’attendais pas à vous voir ici, si bas. Un endroit que je fréquente assez peu, hormis lorsque mon vieux corps dérangé se trouve appété de ces substances. »

Non… Lyza désespérait. Pourquoi lui ? Ici ? Maintenant ?

Après trois secondes de flottement, Joshua leva son arme, puis se retrouva suspendu à la quatrième seconde. Avant que Lyza ne pût lever le nez en sa direction, elle se trouva dans la même situation. Le monde autour d’elle fut vivement secoué, puis il se mouvait alors comme un bateau sur une mer agitée.

« Lâchez-moi, tarentule de mes deux ! rugit Joshua, gigotant tel un insecte.

— C’est qui ce tordu ? demanda Neila. Je vois rien d’ici !

— Alors, réfléchit Swaren. Neila Tryre, de Little Coin. A donné rendez-vous au centre de recherche de Pontmarchais le trente nivôse à quinze heures cinq, au sujet d’une lanterne, pour le quatre thermidor prochain à huit heures cinq… soit, six mois et quatre jours plus tard. Est-ce exact, mademoiselle Smile ? »

Lyza ne comprit pas tout, mais, au vu du regard toujours plus rond de Neila, cette affirmation semblait tenir d’une incroyable véracité, en plus d’une précision mortelle. Le sénateur eut un petit ricanement, et rangea sa petite pipe.

« L’agitation que provoque ce petit artéfact demande plus de précautions que cela, ma chère… Comment dois-je vous appeler ? Smile ? Tryre ? Owlho ?

— Ne m’appelez pas.

— Mademoiselle fera l’affaire, je suppose. Mon petit Joshua, à nous désormais – voyez-m’en navré de vous lanterner ainsi. »

Du manteau de Joshua sortit une petite chose. Lui-même en fut surpris, s’agitant comme si une vilaine créature était en train de lui monter dessus. La vérité n’était pas si éloignée : une araignée robotique surgit de sa veste, et descendit par un petit fil pour rejoindre son maître.

« Vous suivre partout depuis votre départ d’Everlaw a été fort amusant, mais je ne m’attendais pas à vous rejoindre ici, en si bonne compagnie.

— Sale rat ! rugit Joshua. Vous valez pas mieux que ce musicien à la noix !

— Musicien… Je vois qu’il trahit son identité plus facilement que je ne le pensais. »

Eh mince, pensa Lyza. La moindre parole déplacée de Joshua pourrait la compromettre. À tout moment, elle risquait l’échafaud. Elle pria pour que Swaren ne s’attardât pas sur elle, et déglutit quand elle sentit son regard électrique se lever en sa direction.

« Et vous… Hm ? »

Les câbles avaient légèrement secoué Lyza et, depuis ses doigts, tomba la lettre de Neila. Probablement aveugle, Neila n’y voyait rien, et c’était pour le mieux. Le papier tomba entre les doigts du sénateur, drôlement surpris.

« Une lettre manuscrite ? (Neila hoqueta.) Fâcheux. Il est grave de me cacher des choses ici. Voyons donc… “Neila…” »

Swaren ne continua pas. Il resta figé, sur l’écriture du papier, tandis que Lyza se saignait la lèvre à coup de dents. Non ! Ne lis pas !

Mais ses yeux défilaient comme un éclair : sa lecture finie, il leva les yeux vers Neila, repliant soigneusement la lettre, puis ramassa le Time News, laissé à terre dans leur dispute.

« Voyez-vous ça ! Voyez-vous ça !! Ha ha ! Cette saleté de rapace… La poupée n’est rien d’autre que sa propre fille. Il s’est bien joué de moi, je vois. J’ignore bien quel est son but, avec un plan pareil, mais… pourriez-vous m’en dire plus, mademoiselle ?

— Quoi ? Je pige rien ! s’exclama Neila.

— Vous semblez complice avec votre sœur et votre père…

— Ce n’est pas mon père !

— Hmmm, beau-père ? Je ne sais pas comment ce genre de cas peut être nommé, mais évitons toute familiarité et répondez-moi.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez… »

Ennuyé, le sénateur tripota son haut-de-forme, puis aperçut – enfin ! – la jeune musicienne suspendue.

« Et donc, jeune fille, qui êtes-vous donc ? Vous qui aviez cette lettre en votre possession. »

Que dire ? Le regard, non seulement de l’Araignée, mais également de Joshua et Neila, se posa sur elle. Elle restait un mystère pour tous ceux qu’elle croisait, et c’était parfaitement volontaire. Malgré tout, elle pouvait se sortir de n’importe quelle situation, si elle affirmait n’être qu’une étudiante de musique. Personne ne trouverait d’autres informations sur elle, si d’aventure quelqu’un en éprouvait l’irrépressible besoin. Mais lui… Il est directement concerné par ce que je suis. Je ne peux pas me faire passer pour une élève.

De plus, si elle lui parlait du conservatoire, il ferait automatiquement le lien. Si Owlho l’avait démasquée grâce à ses partitions, il y avait de fortes chances pour que Swaren pût en déduire son identité. Par chance, son saxograme avait été abandonné dans le hangar des bas-fonds, ainsi elle pouvait mentir en toute impunité :

« Je suis une connaissance… d’Abel. Lewis.

— Quoi ?! », s’alarma Joshua.

Ce semi-mensonge, elle espéra qu’il passât. Cela justifiait sa présence ici, sans donner d’informations sur elle.

C’est ce qu’elle crut. Mais la réaction de Swaren fut toute autre.

« Abel… Ce visage… Se pourrait-il que… »

Le câble fit descendre Lyza à la hauteur du sénateur, si brusquement qu’elle crut qu’elle se fracasserait le crâne sur le sol. Il s’approcha, et tendit ses mains squelettiques vers son visage. Elle se crispa en sentant ses doigts, glacés, caresser sa peau brûlante. Il insista, palpant ses joues, caressant ses cheveux, et observant ses yeux. Devant cette scène surréaliste, elle n’avait d’autres choix que de subir. Et se maudire : Il a compris !

« Je n’ose le croire… Enfin… »

Il fulmina de joie, s’écartant soudainement de son trésor, pour tourner sur lui-même, bras écartés. Il lâcha une exhalation de bonheur, bruyante et enfantine, qui ne lui seyait guère. Il inspira une intense bouffée de son klein de bulle, et se retint de sautiller, faisant tourner son chapeau.

Avant qu’il ne reprît la parole, il se caressa le menton, pensif, comme soucieux de ce qu’il allait dire. Puis, il claqua des doigts, et les câbles lâchèrent, plus ou moins doucement. Lyza eut droit à un traitement élégant, les fils la tournant avec soin et ses pieds rencontrant délicatement le sol. Neila roula par terre. Joshua y fut brutalement jeté.

« Magnifique ! s’écria Swaren. Le sort me sourit, pour la première fois depuis cinq ans. Hugues peut aller se faire voir, avec ses fausses promesses. Je ne pense pas que vous sachiez à quel point vous m’êtes précieuse.

— Vous êtes un putain de tordu, s’écria Joshua en armant son revolver en sa direction. Je pourrais vous plomber maintenant, loin des regards !

— Amuse-toi, c’est un de mes très nombreux corps. »

Cette simple phrase désarma le jeune homme, qui pesta en direction du sol. Ce fut ensuite au tour de Neila de contribuer : « Vous connaissez Owlho. Victor Owlho, et ma sœur !

— Point votre sœur, mais son odieux père oui.

— Odieux, c’est le mot… Ouah, vous êtes le type bizarre du train ! (Elle venait de remettre sa lunette.)

— Plait-il ?

— Rien… Si vous le connaissez, alors vous savez comment l’atteindre ! »

S’il avait pu hausser un sourcil, Swaren l’aurait fait. L’audace de cette jeune femme était toute singulière, et ce n’était pas pour étouffer sa curiosité.

« L’atteindre ? Je vous pensais complice avec lui.

— Jamais de la vie.

— Cela m’attriste… Néanmoins, vous ne me serez pas exempte d’utilité. »

Avant qu’il ne continuât, un bruit de froissement de métal se fit entendre. Puis, une araignée surgit du ciel, suspendue à un fil de cuivre, tenant dans ses pattes un oiseau de métal broyé.

« Ho ho, c’est qu’il tente de me suivre. Abrégeons, voulez-vous ? J’attends de vous certaines choses.

— Pfeuh ! Sinon quoi ? le provoqua Joshua.

— Ai-je besoin de répondre ? »

Silence. Neila déglutit de manière sonore, et Lyza pria pour que Victor eût suffisamment bien caché d’autres de ses chouettes. Mais cela était peu probable : Swaren était la prudence incarnée.

« Bien. Ma demande sera simple : cachez-vous.

— Nous… cacher ? répéta Neila.

— Dans un hôtel. Une auberge. Une bicoque. Qu’importe, tant que vous restez près d’un moyen de contact. Réservez une chambre, ne bougez pas et attendez mes instructions, elles arriveront peu après. Du reste… vous pouvez flâner autant que vous le souhaitez, et continuer vos petites affaires tant que cela ne vous demande pas de sortir – vous le pourrez peu, dans les jours qui viennent. Mon objectif reste Owlho.

— Vous voulez le faire tomber, devina Lyza.

— Perspicace, dit-il en sarcasme. Et j’ai une très bonne information. Maintenant que je sais qui est la poupée, je peux me débarrasser de lui, et personne ne s’en souciera. Mais grâce à vous, chère demoiselle en robe, je peux atteindre un autre de mes objectifs en prime. Vous en saurez bientôt plus.

— Et nous ? demanda Joshua.

— Vous, fils Lewis, vous serez mes yeux et mes oreilles pour le maire, une fois cette histoire réglée. Il cherche votre lanterne, mademoiselle, ainsi que sa combinaison, mais j’ose imaginer que vous en avez besoin. Je vous la laisse, pour le moment. Car j’attends de vous le plus important. »

Swaren brandit la lettre, et la fit remuer comme un éventail, sans la rendre à sa propriétaire qui la réclamait. « Je m’excuse platement, mais j’en ai lu l’intégralité. (Lyza se cassa un ongle.) Elle me sera utile pour piéger cet homme, cela ne devrait pas s’opposer à vos principes. Vous agirez dès que je vous en donnerai l’ordre.

— Et… ensuite ? hésita Neila.

— Owlho mourra. Soyez-en sûre. »

Peu rebutée par l’idée, Neila acquiesça d’un air pensif, avant d’ajouter :

« Et je sauverai Shelly.

— Si je ne m’abuse, il s’agit là du nom de sa fille ?

— Ce n’est pas sa fille, c’est ma sœur.

— À votre guise, si vous saviez comme je m’en fiche éperdument !

— Promettez-moi que vous ne ferez rien à Shelly. »

L’action qui suit fit fondre toute couleur du visage de Joshua, et fit même sortir de la gorge inexpressive de Lyza un râle de surprise : Neila avait attrapé le col d’un sénateur, d’un air décidé et menaçant.

« Si vous la touchez, je vous tuerai tous les deux. C’est clair ? »

Jamais le calme ne fut aussi bruyant. Même la respiration de l’éborgnée se faisait discrète, sans doute par une soudaine prise de conscience de ce qu’elle venait de faire. Ou non, peut-être n’était-elle qu’impatiente de sa réponse. Qui finit par venir :

« Si vous ne lâchez pas ce frac, je vous tuerai aussi sauvagement que je m’amuserai avec le visage de votre sœur. Je laisse à votre imagination le soin de décider. »

Joshua dut intervenir, pour que l’ardente Neila ne surenchérît pas. Elle se laissa plus ou moins faire, fusillant du regard le robot, qui remit en place sa mise d’une rare élégance.

« En revanche, si vous faites ce que je vous demande… Permettez-moi d’en finir vite, j’ai à faire. Joshua, vous trouverez grâce auprès de votre père, et vous apprendrez tout sur le décès de votre frère. Mademoiselle, vous pourrez rejoindre votre sœur et serez débarrassée d’Owlho. Dame en robe… que souhaitez-vous donc, en échange de nos futurs échanges ? »

Absolument rien, fiche-moi la paix.

« De l’argent », dit-elle au hasard. Curieusement pragmatique, néanmoins, car l’homme de métal sortit son chéquier sans attendre et y nota en express plusieurs chiffres, avant de le lui tendre.

« Voici une petite avance, de quoi vous faire tenir un bon mois. À l’ordre du “Canard florès”, un établissement qui donnera du fil à retordre à qui aura l’audace de vous pister. Navré de vous l’imposer, mais comprenez que cela m’ennuierait que de pas pouvoir vous contacter. (Son ton s’opposait à toute navrance.) Commandez la chambre huit avec ce chèque directement, la différence vous sera livrée sur l’épargne du jeune Lewis. N’importe quelle banque vous fournira cette somme, si la demande vient de moi. Je m’en vais. »

Aussi rapidement qu’il l’avait annoncé, il disparut dans la ruelle, et Lyza ne put pas le suivre des yeux, Neila se postant dans son champ de vision pour lui arracher le chèque des mains. Elle observait, étoiles dans les yeux, les cinq chiffres qui y étaient notés.

« Incroyable !! Tu as vu Joshua ?

— Ça fait… une sacrée somme.

— Non ! Il a marqué des chiffres avec une plume… Comment il a fait ??

— Ben… il a écrit avec un stylo ?

— Il est vraiment bizarre. Tout le monde sait faire ça ici ? », demanda-t-elle naïvement, alors que Lyza leur tournait le dos, pleurant de soulagement. Essuyant ses larmes, vite fait bien fait, elle angoissa de la tournure des évènements. Swaren soupçonne la fille de Victor. S’il apprend que ce n’est pas elle, ni Neila… Je serais toute désignée comme coupable.

Elle lança un regard à Neila, qui s’amusait avec le papier, que Joshua peinait à lui subtiliser.

Il va falloir que Shelly devienne l’accusée idéale. Elle, ou sa sœur.

——

Le bipeur détectait enfin quelque chose. Après avoir parcouru des quartiers entiers, Will discernait un signal. De ce qu’il avait compris, cette babiole ne repérait la lunette de Neila que si elle se trouvait à moins de trois kilomètres. C’est qu’elle ne devait donc pas être loin. D’ailleurs, elle semblait s’être cachée peu ou prou au même endroit que là où il l’avait trouvée la première fois. En tout cas, dans le même quartier.

Dans sa tenue de cowboy salie de cambouis, le robot attirait tous les regards. Heureusement, les passants s’écartaient à son arrivée, ce qui, en plus de soulager son aversion des gens tactiles, lui laissait la voie libre.

Afin d’accélérer le pas, il avait même emprunté une de ces Tyroliennes qui permettaient de survoler les différents précipices, comprenant l’énorme gouffre central. Le canon tirait un câble des deux côtés, les fixant fermement à une paroi, et tractait le porteur d’un point à un autre. Sans s’embêter de savoir comment leurs propriétaires allaient faire pour les récupérer, il avait continué sa marche, jusqu’à enfin percevoir un « bip ! ».

Il pressa le pas, en direction du signal. Neila bougeait, et c’était bon signe. Ou alors, quelqu’un lui avait pris sa lunette, mais, à titre purement personnel, il n’y aurait pas trouvé le moindre intérêt. Il fallait dire qu’à part une dérangée comme cette cowgirl décérébrée, personne n’aurait pu s’intéresser à une babiole de ce genre-là. Elle en avait fait l’onctueuse expérience à Flicky Way.

« Je me donne bien trop de mal pour cette gamine », grommela-t-il en se relevant de sa chute. Atterri dans des poubelles, jugeant cela comme un raccourci efficace, il comprit qu’il n’était plus très loin. Il s’approchait du gouffre central, et espéra qu’elle n’était pas tombée, laissant sa lunette au sol, emportée par un rat ou un enfant.

Mais le signal s’éloignait.

Will pesta, et, avant de presser le pas, se cacha. Il avait senti une présence, dans une ruelle. Une présence peu rassurante, et familière. Elle dégageait une aura menaçante, et rogue.

Pour ne rien arranger, il sut qu’il ne pourrait pas y échapper. Il se ferait assurément repérer, ainsi, il reprit sa marche. La plus naturelle possible, les mains (et le détecteur) dans ses poches. Près de lui passa un sinistré, d’environ deux mètres de haut, sans comprendre le haut-de-forme, qui rangeait précipitamment une pipe dans sa poche. Je ne suis pas le seul robot à cacher des choses, ici.

Celui qui avait assuré la sélection du Dawnbreaker passa près de lui, sans lui adresser le moindre regard. Ce fut tant mieux, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, trois mètres derrière lui, comme pris d’un élan de retard.

« Cher compère », l’interpella-t-il.

Will le maudit par instinct, mais pivota pour lui adresser son regard bleu. Il tranchait avec le vert de ce sinistre individu, nettement mieux apprêté. « Hm ?

— Je vous reconnais, compagnon de Mlle Smile. Votre corps a été fortement corrigé, mais votre aura reste la même. Oh, mes excuses, cela ne doit pas vouloir dire grand-chose pour vous, cela serait un miracle si vous saviez lire, pour commencer…

— Je sais lire et écrire, merci, se vexa Will. Mais vous faites erreur, je ne vous ai jamais vu. Sur ce…

— Vous savez… écrire ? À la machine ?

— Machine, plume, qu’est-ce que cela peut bien vous faire, je me le demande. »

Will tourna les talons et reprit sa marche, avant d’être paralysé. Par un sentiment qui, jusqu’ici, lui avait été plus qu’inconnu. Derrière lui, une terrible menace, une mort imminente. Son instinct de survie lui imposa de se coucher, juste avant d’entendre les murs près de lui exploser.

Dès l’instant où ce vacarme se produisit, il plongea en avant, se hissa sur ses pieds et se retourna, fouillant à sa ceinture le revolver quelconque qu’il avait « emprunté » sur le chemin. Face à lui, deux maisons (pourtant de métal) en ruine, comme découpées par une lame gigantesque. Elles n’étaient qu’entre lui et un sinistré vêtu de violet, aux six bras. Si l’on oubliait les fils de cuivre qui dansaient autour de lui. Ceux-ci tournoyèrent en spirale pour former des câbles épais, prêts à bondir sur le pauvre épouvantail.

Il esquiva un câble, projeté telle une lance en sa direction. Cela ne le sauva pas d’une égratignure à la jambe ni d’une seconde attaque, qui troua le chapeau qu’il portait. La troisième le priva de son arme, qui jusqu’ici avait été drôlement inutile. Ses jambes vacillaient, supportant mal ses esquives instinctives, mais elles eurent un instant de répit quand le sinistré parla :

« Dorénavant, je serai bien plus exigeant sur ceux que je fais entrer dans ma cité. Je pensais que vous me seriez utile, il y a un instant, mais je ne peux risquer de vous laisser vagabonder ainsi, et me ridiculiser ! »

Will écouta à peine, voyant un câble surgir du ciel pour l’empaler. Il comprit, sentant une autre attaque dans son dos, que ce n’était qu’un leurre. Les gros fils de cuivre passèrent à un cheveu de son système vital, avant de tourner et revenir à la charge. Audacieux, Will les attrapa, un dans chaque main, et les immobilisa. Ce fut plutôt le contraire qui arriva : ils s’écartèrent, manquant d’écarteler le robot, qui résistait difficilement.

« Je peux passer l’éponge, pour ces sales gosses de riches qui se pavanent à Belleville… Mais toi ! Un pénible sinistré de bas étage, pataugeant dans la fange, me provoquant ainsi !

— Désolé si je te rends jaloux, mon grand, grogna Will en se sentant être écartelé de seconde en seconde.

— Les enfants qui désobéissent doivent être punis. Le savoir est un péché, et tu vas l’apprendre. »

Plutôt que de l’écarteler, ce qui n’aurait pas été bien difficile, les câbles l’enfermèrent, dans le but de le couper en deux. Pile au bon moment, il réussit à freiner leur élan, et à rester entier, avant de s’extirper d’entre les deux, et tirer de toutes ses forces dessus. Le haut-de-forme aux yeux verts ne vacilla même pas. Il était bien plus solide qu’il ne le laissait paraître. Les fils qui partaient de son dos, comme des pattes formant une toile, tiraient plus fort que Will, qui fut contraint de lâcher.

Sans attendre, il recula, se baissa, sauta, et bondit, esquivant la multitude d’attaques qui lui était adressée. Son adversaire perdait patience, plus qu’ennuyé par cette formalité, et Will s’épuisait. Chose rare pour un robot tel que lui, son énergie ne se régénérait pas assez vite.

Pour ne rien arranger, un son de cloche retentit. Hormis les vibrations intenses qu’elles faisaient subir à toute la ville, cela n’aurait pas dû déranger Will, si, accompagné de ce carillon, n’avait en prime surgi un terrible malaise.

Il perdit l’équilibre, et sa vue se brouilla. Il trébucha et finit à genoux, nauséeux, et perdu. Sans se poser de questions, il attendit son heure, certain de périr. Mais aucun coup ne vint. Les câbles s’étaient arrêtés, et gisaient à même le sol.

Will leva difficilement la tête, et vit son adversaire fixer l’horizon, le nez en l’air. Les coups de cloches continuaient, leurs ondes toxiques avec, mais son corps n’était pas affecté. Seulement ses câbles. Ceux-ci se détachèrent de sa nuque, et il claqua des doigts à de multiples reprises. Dans un claquement métallique, donnant le rythme au beffroi.

« Je vais le tuer… Ce damné sonneur de cloches, je le tuerai… Et sa damnée poupée avec… Et cette chouette à la morgue pendue… » Il ramena son attention sur Will, à terre. « J’ai plus urgent. Je te retrouverai d’ici peu, sois-en certain. »

Sur ces paroles, il disparut du champ de vision de Will, qui supporta une bonne heure encore cette sonnerie infernale. Il rampa jusqu’à un mur, et se tint le crâne tel un éméché. Les rares habitants qui passèrent admirer le champ de ruine de cette ancienne ruelle le considérèrent avec dégoût, certains même avec crainte qu’il ne fût complètement fou.

Agacé par les cloches, la place finit par se vider, et la sonnerie de cesser. L’esprit de Will put enfin s’éclaircir. Si je pouvais vomir, je l’aurais fait dès maintenant. J’en ai terriblement besoin.

Il prit un instant pour observer le champ de ruine et les alentours, quand enfin il se rappela ce qu’il faisait ici. Prestement, il sortit le détecteur… qui ne détectait plus grand-chose. Neila était partie, malheur. Neila était en vie… malheur certain. Il se promit de lui caillasser le crâne lorsqu’il la reverrait, alors qu’il marchait dans une direction précise. Celle où avait pointé pour la dernière fois le détecteur.

Il arriva sur un petit espace, où se trouvait une barrière tordue, avec un panneau indiquant « fragile ! ». Difficile d’en douter, effectivement. Écartant ses prises d’humour, il s’attarda sur le journal qui était à terre. L’oiseau de métal broyé au sol. Et son congénère, qui tapotait ses entrailles avec son bec.

Will observa la petite chouette. Elle fit de même, tenant un petit câble dans sa bouche. « Tu saurais pas où elle est, par hasard ? Peu de chance. »

L’oiseau cligna des yeux, comme s’il réglait sa focale, puis reporta son attention sur son camarade écrasé. Will, lui, attrapa le journal, et fut frappé par la première image qu’il y vit.

« Tiens, toi aussi t’es à la une, petit piaf. Tu m’as menti, tu la connais. » L’oiseau le regarda à nouveau. « Non, ignore-moi, je parle tout seul. Je sors d’une cuite difficile. »

La photo, c’était le déguisement Shelly. Il n’était pas difficile de différencier un crapaud d’une rainette, se dit-il, jetant la gazette au sol. Néanmoins, il commençait à deviner la raison de pourquoi Noah avait décidé l’éliminer Neila. Et il avait peur qu’elle se remît à nouveau dans le pétrin, sa maison préférée.

« Je te dérange une dernière fois, le pioupiou. Tu sais où elle est partie ? »

L’oiseau pointa vivement en direction d’une rue, visiblement montante. Il fut rejoint par une deuxième chouette, qui l’imita. Puis, d’une troisième.

« Ça par exemple, une réponse ! Vous êtes bien aimables, comme petite famille. Merci. Pensez à me convaincre d’aller voir un psychiatre, un de ces jours. »

Se cognant le front, et arrêtant ses idioties, Will prit cette direction. Sans savoir si c’était effectivement la bonne, mais, de toute façon, il était convaincu que le détecteur biperait à nouveau. Il laissa ainsi les trois chouettes, l’une emportant le journal, les deux autres portant les restes de leur sœur décédée.

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