Chapitre 16 - La chambre huit (I)

Par Daichi

« Il n’y en a plus », marmonna Lyza devant la banque, assise sur les marches. Elle se massait les mollets et regardait autour d’elle, laissant Neila dubitative. Elle trouvait cette fille aussi farfelue qu’ennuyante, et ce n’était pas pour la rendre plus attachante.

« De quoi ?

— Les chouettes. Il n’y en a plus une seule. »

La fille à lunette releva celle-ci, pour observer l’invisible. Elle n’avait que rarement remarqué ces hiboux, si l’on oubliait les oiseaux qui voletaient çà et là à l’occasion. Par six fois, elle avait fait la rencontre plus directe de ces rapaces de métal. Le premier, dans le train, après avoir renoncé à descendre à Easy Peak – ce qu’elle regrettait désormais. Le deuxième avec Noah, sans le voir, quand il s’était précipité sous un escalier pour se planquer. Dans le train restaurant ensuite, avec l’étrangeté aux yeux mauves qui ne manqua pas de la trahir. Après le bal, elle eut rencontré le quatrième, à l’instant où un inconnu l’avait prise en photo, pour ensuite afficher sa trombine déguisée à la une. Le cinquième, avec Joshua, et le sixième pour recevoir une lettre le moment suivant.

Celle de Shelly. La seule chouette qui ne lui avait pas porté le mauvais œil jusqu’ici.

Si les autres étaient vraiment à Victor, il y avait de quoi s’inquiéter. Mais que pouvait craindre la musicienne, tapie contre les marches ? Elle avait été terrorisée à l’idée de voir un sénateur, oui, cela Neila avait pu le concevoir, mais qu’elle surveillât le ciel à la recherche d’oiseaux espions, c’était un autre mystère. Celui qui accompagnait foule d’autres – comme lorsque, alors qu’ils se dirigeaient vers la banque centrale de Mercy, elle s’était recroquevillée de peur, au son des cloches. Elle ne manquait jamais une occasion de les ralentir ou de lancer des mots brumeux.

« Le type aux six bras les éloigne probablement, haussa Neila les épaules. Il en a écrasé une tout à l’heure. Si on doit bosser pour lui, il les surveille peut-être.

— Ou il a déjà été attrapé, supposa Lyza.

— Ça m’étonnerait. Ce n’est pas que je meure d’envie d’en savoir plus sur toi, mais… c’est quoi, ton rapport avec ce prof de musique ? C’est le tien, d’accord, mais encore ? »

La fille en robe se toucha les lèvres, voyant qu’un morceau de peau s’y était arraché. Séchant ses doigts avec un petit mouchoir brodé et pansant sa blessure, elle fit rôder ses pupilles sur l’horizon, s’assurant que son observation fut vraie. Puis, reprit : « Je suis une de ses chouettes. »

Un facteur fit renverser toute une caisse de livraison sur les marches, provoquant un vacarme prononcé en heure tardive. Neila ne sursauta même pas, tant l’affirmation l’avait figée.

« Attends… Tu veux dire, que…

— Il voit ce que je vois. Il n’entend rien, rassure-toi. »

Le facteur remit en place toutes ses lettres, marmonnant un « Ahlalalalalala !! On va m’engueuleerrr… ». Lyza fixait le pauvre homme, et refusait de livrer son regard à sa compagne, offusquée et le souffle court.

« Depuis quand…, susurra Neila, un pas amené vers elle.

— Ne t’approche pas trop, l’avertit Lyza en gardant son regard à l’opposé. Je ne veux pas qu’il voie ta réaction. »

Elle se leva, et fouilla ses poches, approchant le pauvre homme débordé par le papier. Voyant une dame coquettement misée venir à son encontre, il lâcha tout et s’inclina, s’excusant avec un mélange de bafouillement et de bégaiement.

« Non, euh…, hésita Lyza. Je voudrais que vous livriez cette lettre. » Elle en sortit une de sa poche, et la lui tendit, très doucement. Comme pour ne pas l’effrayer. Le pauvre garçon cessa de se mouvoir puis, quand son cerveau se remit en marche, il attrapa l’enveloppe.

« Hm. Quel timbre ?

— Mercy.

— Oh, ce sera rapide. Je l’envoie tout de suite, “merci de faire appel au courrier de L’Oiseau noir !” – blablabla, la routine. Ça arrivera dans la nuit, probablement. »

Lyza le remercia d’un geste de la main en le voyant partir, encombré, jusqu’à la porte de la banque. Qui faisait office de bureau de poste, selon toute vraisemblance. Neila s’en ficha bien, ne portant son attention que sur celle qui revenait à sa place, les yeux baissés. Toujours rétive à poursuivre.

« Mais qui es-tu, à la fin ? insista Neila.

— Personne. La fille d’un père qu’elle compte sauver. La cible de bras collants. L’objet d’un volatile. Mais je suis libre de faire ce qui me plaît. Je n’aurais pas dû t’utiliser, je m’en excuse… mais je n’avais pas le choix. »

Encore des mots brumeux.

« Je pige rien ! Pourquoi m’avoir trahie, si c’est pour me sauver ensuite ?

— Je devais lui obéir. Mais j’avais aussi besoin de ta combinaison. Voilà, tu en sais un peu plus sur lui, et je ne peux rien te dévoiler de plus. Il est très secret, malgré son port vibrionnant.

— Non, tu ne m’as rien dit là… Pourquoi est-ce qu’il observe ce que tu vois ? Comment c’est même possible ?

— Il voulait simplement surveiller que j’agissais selon ses ordres. Il peut m’aider à libérer mon père. Mais il ne doit pas savoir que je t’en ai parlé, et Swaren ne devra rien apprendre de tout ça. Je suis sûre qu’Owlho s’est régalé de voir mon échange avec lui, et je suis satisfaite d’imaginer sa frustration à n’avoir rien entendu. Pour ce qui est du domaine du “possible”, ne t’étonne pas tant que ça, dans cette ville. »

Elle se leva. Non pour se dégourdir les jambes, mais car Joshua était revenu, le chèque en main : « Ce salaud a dit vrai… On ne pourra l’utiliser qu’à l’hôtel qu’il nous a demandé de rejoindre. Si on n’y est pas tous les trois, il l’apprendra sûrement, lors de la réservation de la chambre.

— Quelle plaie, soupira la musicienne. Je n’avais vraiment pas besoin de ça.

— Je sais pas trop si ça m’arrange ou pas, à vrai dire, précisa Neila sans que quiconque le lui demandât. Tout dépend de ce qu’il veut nous faire faire… »

Ils marchèrent une demi-heure encore, sous les plaintes (presque) inaudibles de Lyza, les regards inquiets de Joshua et la fatigue de Neila. Elle piquait du nez, et rêvait d’un bon lit !

La mélodie la sortit de ses songes. Un son moiré atteignit ses tympans, et releva son nez en direction d’un grand bâtiment. À Mercy, elle n’avait jamais entendu de musique, ni vu beaucoup de couleurs. C’était pourtant le cas ici : un mélange d’accordéons, de flutes et de tambours, émis par des instruments de première main. Tout en pantalonnade, un groupe de gamins ouvraient à aspirer l’attention des passants, et se créer des clients potentiels. Devant la façade multicolore qu’ils décoraient, ils tendaient des tickets en clamant.

« V’nez passer tout l’mois d’mousson ’près d’bonne companie ! ’llez ’llez, ’zitez pas !

— D’quoi r’quinquer l’plus vieux ! Toi, l’croulant, approch’, t’y vas t’amuser eh !

— Eh joli minois ! Y’a d’tout, pour tout l’monde ! »

Tout en jetant des tickets aux passants inintéressés, ils jouaient en improvisation avec les doigts qui leur étaient disponibles – la plupart de ces gosses n’en avaient que trois ou quatre, et une de leur main s’occupait des tracts. Leurs manières étaient moins fines que celles des grooms de Montnimbe, mais nettement plus… chaleureuses.

Neila y attarda quelques pas, tentée par le flot coloré de la devanture. Elle affichait des silhouettes féminines, masculines, en néon et en ampoules clignotantes. La vapeur des aérations servait à l’ambiance : une lumière les colorait, en rose et en vert, mystifiant le lieu. Un des gamins, de dix ans, ne laissa qu’une main sur ses cordes de fortunes pour lui tendre un ticket. Un gros bisou avait été posé dessus !

« Viens t’reposer ! C’cosy là d’dans ! Gros lit d’plume, à boire y manger, d’musique et klein à gogo !

— On r’crute en plus ! Si t’es pas fâchée ’vec l’maquillage, peut faire d’merveilles ! Ç’paie bien !

— Hm ? marmonna Neila, réglant sa lunette pour lire les mots doux présents sur le ticket. Je suis crevée, ça me dit bien…

— Oh ouais, y’a des gros bras pour t’dédend’ ouais ! J’peux mem l’faire si t’as pas trop d’thune », clama le plus âgé en donnant une pichenette à son chapeau texan, suivi d’un clin d’œil et d’un sourire troué.

L’avance du gamin amusa Neila, qui sentait son dos particulièrement fourbu. Aussi hardis fussent-ils, leur offre de massage – c’est bien de ça qu’ils parlent hein ? – était tentante, et si pas chère, elle pourrait s’y laisser convaincre.

La main qui se posa sur son épaule n’était nullement enfantine : Joshua la tirait vers elle, pour poursuivre leur chemin. Les gosses firent une moue vite effacée, retournant à leur travail.

« Eh, doucement ! J’allais pas vraiment y aller, je sais bien qu’on est attendus ailleurs…

— T’es quand même pas nette, souffla-t-il. C’est un bordel, ce truc. Les vapeurs sont pleines de klein en plus, de quoi t’empêcher de partir.

— Un bordel ? C’est quoi ? »

Le noble cowboy se pinça le nez, pensant à une plaisanterie, mais quand il vit qu’elle était sérieuse (les yeux plissés, nimbés d’incompréhension), il dissimula ses yeux sous son chapeau.

« Oublie.

— On approche, dit Lyza, qui s’était stoppée dans un coin. C’est ça, non ? »

Non loin du « bordel » se tenait un bâtiment tout en outrecuidance. Une allure presque outrancière, que promettait sa devanture : « Le Canard florès !!!!! » – le nombre de points d’exclamation était précisément de cinq.

Nul ne savait ce qu’était un canard, mais la figure qui trônait sur la devanture n’avait rien de mystérieux. Un homme au grand bec jaune et aux gros yeux, cartoon, tenant dans sa main une gnole, dans l’autre un gigot. Il était habillé d’une marinière, et se tenait en équilibre sur un tonneau. L’établissement était de métal, ce qui n’avait rien d’étonnant – au demeurant, le reste était inattendu. Sur les côtés, des ailes, et sur le toit, une hélice. Parfaitement rouillées. L’ensemble tenait sur deux pattes, pliées, laissant l’hôtel posé sur le sol, accessible via un petit escalier branlant. Neila ne craignit pas pour son équilibre : elle y fonça sans attendre, hélée par ses compagnons de fortune.

L’intérieur était à l’avenant de l’inconséquence de la façade. La foule tympanisait le lieu, à base de chants, de rixes verbales, ou de jeux. Un billard au plafond, dont les boules étaient aimantées, frappées par de très longues queues. Un jeu de fléchettes, celles-ci propulsées en chiquenaudes. Des tables, où étaient posées des cartes, et le courtier mécanique admonestait une baffe au perdant. Des dés et des jetons, sans rien marqués dessus. Le tout décoré par des salves de billets, qui volaient de poche en poche, à chaque jeu.

« On reste ! » « On part ! » « Au secours. »

Les trois avaient prononcé cela en même temps, et seule Neila fonça en direction du comptoir. Ignorant les flaques de bière dans lesquelles elle trempa ses bottes, bien usées depuis l’aube de son voyage, elle attendit devant le robot tenancier que le porteur de chèque s’avançât. Elle huma les vapeurs de cigarette et d’alcool, se sentant comme au saloon. Le vieux bâtiment qu’avait racheté McQueen lui manquait un peu, mais elle était ravie de rencontrer de ces endroits à Everlaw. Cet hôtel tenait principalement de la taverne… ou du casino !

« Une chambre de trois s’il vous plaît, clama la jeune femme, abandonnant sa fatigue.

— Navrée, toutes les chambres sont occupées pour pluviôse, s’excusa l’androïde. Repassez dans un mois.

— On peut payer ! Et plein, regardez ! (Elle vola le chèque.) Vous avez vu tous ces chiffres ? Ils ont été tracés au stylo, j’vous jure !

— Navrée, toutes les chambres sont occupées. D’autres établissements sont disponibles pour…

— On vient à la demande d’un sénateur pour la chambre huit, s’impatienta Joshua. Alors, mam’zelle, soyez gentille.

— Navrée, s’agaça le robot, mais toutes les chambres sont… »

Piquée, Neila plaqua le chèque sur les yeux du robot récalcitrant, qui l’attrapa avec rage. Sur le point de les admonester, ce qui lui servait de nerfs crâniens au bord de l’explosion, elle fut frappée par le nom présent sur le papier. Sans attendre, elle martela sa machine à écrire, demandant leurs noms. « C’est noté, toutes mes excuses. La chambre huit est à vous. »

Ils esquivèrent un couple et son enfant dans les escaliers, qui descendait avec rage jusqu’à la tenancière, bagages en main. Braquant un fax, et demandant ce qu’il se passait, le père fulminait. Clamant : « Mais il va pleuvoir ! Vous n’imaginez pas que nous allons rester dehors tout de même ?! »

Neila les abandonna assez vite, satisfaite de voir un énorme lit, ainsi qu’un plus petit. Elle s’étala sur le premier, en étoile, lâchant tout l’air de ses poumons. Sa lunette glissa sur l’oreiller, aussi doux qu’un nuage, aussi chaud qu’une caresse, aussi piégeux que… qu’un oreiller. Son esprit s’envolait déjà, mais il fut vite ramené à l’ordre, quand elle sentit ses bottes quitter ses pieds.

« Que… ?

— Ce n’est pas bien de s’allonger avec ses chaussures, la corrigea Lyza en les lui retirant. Oh… »

Une lettre dorée glissa de sa botte, pour venir profiter du matelas. Le regard des filles communiqua un instant, avant que Neila ne sautât dessus pour la récupérer et la coller contre sa poitrine, presque jalouse.

« Je ne comptais pas te la voler.

— Et donc on s’allonge où, nous ? demanda Joshua. Hors de question que j’occupe la même place que toi.

— Tu dors par terre ! clama Neila.

— Djjj, djjjj… Djjj, djjjj… Djjj, djjjj… Ding ! »

C’est le bruit que produisit le fax, qui venait d’arriver.

Les trois jeunes s’étaient tus, et tenus immobiles face à ce quatrième arrivé. Il trônait silencieusement sur la petite machine murale, sur laquelle était écrit : « Télégraphe huit – Service exclusif ».

Seule Neila osa s’approcher. Posant ses pieds sales sur la moquette chauffée, à tâtons comme pour ne pas réveiller la bête, elle tendit un œil dessus. Écrites sur un papier blanc, des lignes courtes. Elle attrapa doucement la fiche, et régla sa lunette.

« C’est sûrement de Swaren, jugea Joshua.

— Ça m’en a tout l’air…

— Djjj, djjjj…

— AAH !

— Djjj, djjjj… Djjj, djjjj… Ding ! »

Un autre télégraphe venait de sortir, celui-ci prit par Lyza, depuis que Neila avait fui à l’autre bout de la pièce, d’un sursaut. La musicienne se racla la gorge, et lut à voix haute.

« “Ici Mirène et Marcello, STOP. Amenons gâteau semaine prochaine, STOP. Pas bouger de Canard F, STOP.” Ça doit être au couple de tout à l’heure… je vais le leur amener.

— Attends, on s’en fiche de ça, s’exaspéra Joshua. On a plus important à faire, mais alors nettement plus !

— Vous m’expliquerez », dit-elle simplement, tenant absolument à fuir tout sujet impliquant l’Araignée. Ainsi, elle s’éclipsa, laissant Neila et Joshua seuls pour affronter ce bout de papier. Après avoir vérifié que la machine ne vomirait pas un nouveau message, les deux lurent côte à côte le télégramme.

 

À CHAMBRE HUIT – STOP RETOUR

LS CONTACTE LUNETTE – STOP – TÉLÉPHONER SŒUR MAINTENANT – STOP – DEMANDER LIBÉRER SONNEUR VITE – STOP – CAPTURERA AVANT QU’IL SONNE ET PERMETTRA ACCUSER MUSICIEN PACOTILLE – STOP – INNOCENTERA SŒUR – STOP – NE PAS BOUGER ENSUITE – STOP RETOUR

LS CONTACTE FILS – STOP – NE PAS BOUGER PLUVIÔSE – STOP – QUAND ORDRE ARRIVER VOIR PÈRE ET DONNER CODE – STOP – DEMANDER CODE À FILLE LUNETTE MAINTENANT – STOP – RÉCOMPENSE EST VÉRITÉ SUR MORT FRÈRE – STOP RETOUR

LS CONTACTE JOLIE – STOP – NE PAS BOUGER JAMAIS EN AUCUNE FAÇON – STOP – NE RIEN DIRE AUX DEUX AUTRES – STOP RETOUR

DÉSOBÉIR MORT – STOP ET FIN

 

Dire que cela n’avait ni queue ni tête était exagéré. C’était compréhensible, et… cela fit peur à Neila. Les cent pas que fit Joshua lui permirent de comprendre qu’elle n’était pas la seule – il fallait être fou pour rester impassible face à cela. D’autant que désobéir, ce qui leur vaudrait une fin certaine à tous, n’était pas une option… car Swaren se trompe !

Il pensait que Shelly était la poupée. Non seulement il se fourvoyait, et cela empêchait Neila de faire quoi que ce fût qu’il attendait d’elle, mais en plus… elle venait de comprendre quelque chose. Ou, du moins, elle espérait avoir mal interprété les propos du télégramme. Il a parlé d’un sonneur… ce ne serait pas, par hasard…

« Je suis revenue », soupira Lyza en rejoignant sans attendre le petit lit. Elle étira ses jambes, et fixa le télégramme avec deux yeux apathiques. « Ça dit quoi ?

— Vois par toi-même, la tança Joshua en lui envoyant férocement le papier à la tronche. T’as rien à faire : rester là, et c’est tout !

— Attends. » Neila s’interposa, récupérant le fax avant que Lyza ne pût poser son regard dessus. Si Victor apprenait ce qui y était marqué, tout capoterait. « Je vais te le lire, écoute bien. »

Les yeux en amande de la musicienne n’oscillèrent pas une seconde, en entendant le message. Comme si elle s’attendait à ce qui y était inscrit. Peut-être une habitude de côtoyer ce genre de gens ? D’abord Victor, maintenant le sénateur aux six bras ?

« Lyza ! osa claironner Neila, une fois fini. Le… le sonneur… est-ce que c’est…

— Oui, la coupa-t-elle. Je n’ai pas vraiment d’autres choix que de l’avouer, d’autant que tu l’as vu. Ça ne sert à rien de le nier.

— Vous m’expliquez ? ragea Joshua. Le sonneur… il parlait bien du dingue qui s’amuse à pirater les cloches de l’hôtel de ville ?

— Personne ne pirate rien, précisa Lyza. Joshua, j’aimerais que tu quittes la pièce un instant. Non, ne hurle pas, je n’ai pas fini, continua-t-elle en levant l’index. Étant donné que tu n’as rien à voir avec notre histoire, il serait préférable que tu n’en entendes pas parler. À moins que t’attirer des ennuis soit ton fantasme, ce dont je doute. Ce qui est certain en revanche, c’est que toi et moi cherchons la même chose : se servir de la lanterne. Je n’en aurais besoin qu’une seule fois. Après notre affaire, tu l’auras.

— Je peux parler ?

— Oui.

— Très bien ! Alors, non, je refuse. Parce que je ne sais pas quand j’aurais ce putain de cube… et que, secundo, je veux surtout sa combinaison. Et j’en ai besoin maintenant. Swaren n’est pas homme à qui l’on désobéit si aisément, et j’en ai assez des menaces de mort. Neila, tu vas me donner ta combinaison, et je quitterai la chambre seulement après. »

L’intéressée s’effondra sur le matelas, serrant contre son cœur la lettre de sa sœur. Remettant sa lunette en place, une fois, puis une deuxième fois, détachant le bouton de son gant de cuir avant de le remettre, elle naviguait dans sa pensée. Elle prit soin de mettre sa lettre à l’abri dans sa chemise, au même endroit où était naguère la lettre de Victor.

Celle que, comme un bel idiot, Swaren avait attrapée, confondant toutes les informations.

Sûrement que le sénateur avait lu le journal – ou peut-être même était-il l’auteur de cette machination. Ce qui ne le rendait pas moins dangereux, car il avait donc visé Shelly. Ce plan avait mué en une alliance dangereuse avec un trio de jeunots manipulables, et Neila n’était pas assez idiote pour ne pas s’en être rendu compte. Néanmoins, l’Araignée avait faussement relié la fausse Shelly de la photo, et la lettre de Victor : « Le garçon au bandana, qui recherche cet artéfact cubique, reçoit des ordres d’une de mes proches. » Ainsi, le lien était clair : Shelly est la poupée.

Le professeur de musique avait pris soin de taire toute mention de sa « fille » sur sa lettre, dans le cas où Swaren l’intercepterait. Raté : cela avait compliqué les choses. La fille à lunette devait l’admettre, c’était en partie de sa faute. Si elle ne s’était pas déguisée à Montnimbe, elle n’en serait pas là… et Noah ne l’aurait pas trahie non plus.

Ce sale traître, justement ! Si la poupée était celle qui libérait le « sonneur », selon Swaren, il s’agissait donc de Lyza. Cette fille était donc liée à Noah. Rien, rien, rien ! pour arranger Neila.

Quand elle se sentit d’aplomb pour poursuivre la conversation, elle bondit sur ses pieds, et fouilla la machine à fax : « Joshua, j’ai survécu à un train, à deux trahisons d’affilée, à une course poursuite avec toi, et à une rencontre face à un sénateur. Est-ce que d’après toi tu serais assez doué pour m’extorquer la combinaison ?

— J’avais pensé à te péter les dents jusqu’à ce que tu craques, mais tu vas bien finir par ne plus en avoir… Et sans pouvoir parler, ça risque d’être compliqué de t’arracher l’information.

— Héhé ! Je te propose un deal. » Elle réussit à dévisser la machine, avec le petit tournevis que – pourquoi ? Dieu seul le savait – elle avait gardé dans un coin de sa ceinture. Elle en sortit une feuille, et tourna autour d’elle pour chercher de quoi dessiner. « Lyza, toi qui sais écrire, tu as un stylo ?

— Oui, mais je ne vois pas à quoi il pourrait te servir du coup.

— File-le-moi ! » Elle le lui arracha des mains, sitôt sorti, puis s’installa sur le petit bureau. Elle essaya de le tenir en main, ce qui ne fut pas évident. Sa propriétaire dut la corriger plusieurs fois, avant qu’elle ne comprît comment tracer un seul trait. Enfin, elle reprit : « Joshua, je te filerai la combinaison si tu me rends un service. Ce service, tu le feras avec moi. On devra sortir.

— Sor… sortir ?! Tu es folle ! Swaren nous a bien répété de…

— Ne pas bouger ? Comment veux-tu qu’il le sache ?

— Tu n’imagines même pas combien d’espions ce type peut avoir, à chaque coin de rue. Le Maître des Chouette est plus savant car il a un essaim gigantesque et inoffensif au premier abord, personne ne se doute même qu’il existe à part certains de la noblesse comme moi. Mais il ne faut pas sous-estimer un homme qui contrôle cette ville depuis des décennies, voire plus…

— Des siècles, le corrigea Lyza.

— Et en plus, continua Joshua, il va pleuvoir. Comment veux-tu qu’on sorte ? »

Neila ne l’écoutait déjà plus : elle s’amusait à tracer des ronds sur le papier, telle une gamine. Les deux la secouèrent afin de la faire atterrir.

« Bon, bon ! s’écria-t-elle. Joshua, tu n’auras pas ma combinaison sans ma demande. Petit garçon a la frousse de l’araignée et de son papa, alors petit garçon obéit à madame, pigé ?

— Tu ferais mieux de ne pas la tuer maintenant, le prévint Lyza, ça nous compliquerait la tâche. »

Joshua était rouge de colère, fumant jusqu’aux oreilles, puis il sortit un paquet de cigarettes de sa poche, fonçant vers la porte. « J’vais fumer. »

Enfin seules, Neila put commencer. Elle prit une nouvelle feuille et dessina plusieurs carrés, six au total. Comme les faces d’un cube. Pour chacun, elle dessina des cercles, concentriques, avec des chiffres (elle dut demander à Lyza de l’aider) et des flèches. Peut-être était-elle dysgraphique, mais le dessin, ça la connaissait ! Un bâton, un terrain sableux, et rien n’arrêtait ses après-midis imaginatifs. Après un troisième brouillon, le plan était prêt.

« Bien… voilà. Tu as la combinaison. Tu arrives à la déchiffrer ?

— Difficilement. Mais, je vais essayer. »

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