Narhem longea la jungle vers l’est et se trouva nez à nez avec un fleuve. De l’autre côté se présentaient les marécages. Narhem se trouvait plutôt en forme, comme si les terres sombres le touchaient moins. Il remonta le fleuve, chaque pas pesant moins que le précédent.
Il atteignit le lac Lynia en un temps record. S’il le contournait par l’ouest, il tomberait sur les elfes des bois. Il préférait aller à l’est et retrouver les elfes noirs pêchant sur le lac. Pour cela, il fallait traverser le fleuve.
Il décida de traverser à la nage. Il se dévêtit et réalisa un baluchon de ses vêtements au milieu duquel il plaça ses armes puis se lança. La traversée fut bien plus aisée qu’il ne l’aurait cru. Le froid ne le mordit pas autant qu’il l’aurait supposé. La fatigue ne l’envahit pas. Ses biens ne furent pas mouillées. Il se rhabilla et reprit sa route, heureux.
Chaque pas l’éloignant des terres sombres augmentait sa force, sa vitesse, son bien-être. Il retrouvait sa vitalité. À la nuit tombante, il trouva le village des pêcheurs, en cendres. Tout avait brûlé. Il n’en restait rien. Des cadavres flottaient sur le lac. Narhem sourit. Les esclaves rebelles avaient bien travaillé en son absence.
Narhem poursuivit sa route en L’Jor vers Abeba, pressé d’entendre Dolove lui raconter son succès. Il avança sans s’arrêter et sans jamais croiser un seul elfe noir. Il traversa des villages vides et d’autres peuplés d’hommes, de femmes et d’enfants. Narhem se demanda d’où ils provenaient. Après tout, les seuls esclaves à L’Jor étaient des hommes. Cette question serait l’une des premières qu’il poserait à Dolove.
La ville d’Abeba s’était métamorphosée. Les huttes en terre, en bois, en argile, en pierres simples et aux toits de chaume avaient cédé la place à des hautes bâtisses en pierre lisse et blanche, de plusieurs étages, solides et brillantes.
À l’emplacement de l’ancienne hutte du roi se trouvait un palais gigantesque, englobant l’ancien camp des esclaves et les cuisines.
Narhem n’en revint pas. Comment avaient-ils pu construire tout cela en aussi peu de temps en plein milieu du désert ? Cela semblait totalement invraisemblable. Narhem entra dans le palais facilement mais il fut rapidement arrêté par des gardes alors qu’il tentait de pénétrer plus profondément.
- Bien le bonjour, dit Narhem aux gardes en ruyem. Je souhaite parler à Dolove.
- Dolove ? répéta le garde dans la même langue. Connais pas.
- De Mercath ? proposa Narhem qui supposa que les gardes ne connaissaient leur souverain que par son nom de famille.
Le garde secoua la tête négativement.
- Qui commande ici ?
- L’empereur Arnouf Bellam, annonça le garde.
Narhem n’avait jamais entendu parler de lui.
- J’aimerais m’entretenir avec lui, annonça Narhem.
- Qui dois-je annoncer ?
- Narhem Ibn Saïd.
Le garde fit la moue puis s’éloigna. Il disparut derrière une porte puis revint quelques instants plus tard.
- Son Altesse me demande de vous rappeler que les rencontres avec le peuple se font à chaque nouvelle lune. Vous pourrez indiquer votre problème à ce moment-là.
- Je n’ai pas de problème, répliqua Narhem, en dehors du fait que l’empereur ne veut pas me parler. Je veux le voir, maintenant !
- Son Altesse ne reçoit pas le peuple comme ça, gronda le garde.
- Je ne suis pas le peuple, grogna Narhem.
- Veuillez sortir du palais, ordonna le garde d’une voix ferme et menaçante.
- Sinon quoi ?
Les deux gardes s’avancèrent vers Narhem. Ils tombèrent raide mort sans avoir eu le temps de dégainer. Narhem n’était peut-être expert Tewagi, mais grâce aux entraînements rigoureux avec Khala, il avait atteint le niveau 4. Largement de quoi battre n’importe quel soldat humain !
D’autres gardes présents dans la cour intérieure réagirent et un combat s’engagea. Les hommes criaient. Narhem tuait avec précision, frappant de sa dague les reins, le cœur, les intestins. Il en blessa deux qui s’écroulèrent en hurlant, pris par les hallucinations causées par le métal noir pur.
- Quel est tout ce raffut ? s’exclama une voix forte masculine.
Les gardes survivants s’écartèrent pour laisser apparaître un homme grand, à la musculature apparente forte, blond, à la mâchoire carrée et aux habits aux coutures dorées. Il arborait fièrement un collier en or, des bagues et des armes aux gardes brillantes de pierres précieuses. Narhem regarda l’empereur avait un dédain complet. Il était tout ce qu’il détestait : un homme plus attiré par l’argent et le prestige que le bien-être de son peuple.
- Cul à orc ? s’exclama l’empereur faisant frémir Narhem. Je te croyais mort ! Tu étais où pendant la révolte ? Enterré dans ton trou à trembler de peur ?
- Où est Dolove ? interrogea Narhem.
- Connais pas, répondit Arnouf.
- Un homme de ma brigade t’a apporté une outre pleine de soupe de poisson en te disant de te révolter au coup de sifflet, rappela Narhem.
- Et je l’ai fait ! s’écria Arnouf. Quel beau combat ! Les cris, les hurlements, le sang, la terreur… Quel bonheur ! Le plus beau jour de ma vie ! J’ai pris le commandement et personne ne m’en a empêché. Normal ! Je suis le plus fort !
- Où est ma brigade ? demanda Narhem.
- Les batailles ont fait de nombreux morts, indiqua Arnouf. Ils font probablement partie des pertes… ou pas. Qu’en sais-je ?
- Tu ne connais personne se nommant Dolove de Mercath, Olivier, Mynard ou Bryam ?
- Non, annonça Arnouf. Tes amis sont morts ou partis cultiver leurs terres dans un petit village tranquille après être allés chercher leur famille ou une femme de l’autre côté de la frontière.
- Vous êtes allés chercher… vos femmes et vos enfants ? Et… ils ont accepté de vous suivre ? s’étonna Narhem.
- La plupart, oui, annonça Arnouf.
- Pourquoi ? demanda Narhem qui s’imaginait mal quiconque quitter ses terres natales pour une chimère de l’autre côté des montagnes, au milieu d’un désert aride.
- Parce que nos lois leur conviennent davantage que celles d’Eoxit et de Falathon. Ici, les femmes ont les même droits que les hommes et l’empire protège son peuple.
Narhem hocha la tête. Cela se tenait. Il observa Arnouf, puis les gardes autour de lui. Nul ne savait qu’il était à l’origine de la révolte, qu’il était parti en emmenant avec lui tous les Tewagi, ouvrant une voie royale aux anciens esclaves. Nul ne le suivrait. Il ne voulait pas tuer d’êtres humains. Il avait déjà trop de sang sur les mains. L’Jor venait de lui échapper.
Il secoua la tête puis baissa les yeux, avant de s’incliner devant Arnouf.
- Puisse ton règne être long.
- Je te remercie, cul à orc.
- Narhem… Je m’appelle Narhem.
Arnouf haussa les épaules, leva les yeux au ciel avant de s’éloigner sans un mot de plus. Narhem sortit du palais et se dirigea droit vers l’ouest, ruminant la perte de ce pays magnifique. Il lui restait encore Eoxit, heureusement.
La traversée du désert en solitaire lui amena de sérieux doutes. Roi des elfes noirs, il ne l’était plus par manque de peuple. Roi de L’Jor, il ne l’était plus par manque de reconnaissance. Roi d’Eoxit ? Il ne l’avait jamais vraiment été. Que lui restait-il ? Quel avenir ? Né dans la poussière, il s’était élevé jusqu’au rang le plus haut par sa persévérance et sa force, pour finalement retourner à la poussière. Des larmes coulèrent de ses yeux.
Que se passerait-il lorsque les nobles d’Eoxit le verraient revenir seul, sans son armée et ses gardes du corps ? Ils lui riraient au nez. Et s’il les tuait, cela montrerait l’exemple. Il lui suffisait de tuer tout ceux s’opposant à lui pour…
Narhem secoua la tête. Voilà qu’il lui venait l’envie de tuer ses semblables ! Non ! Plus jamais. Les elfes noirs l’avaient trop forcé à avoir du sang humain sur les mains. Il ne tuerait plus. Il allait devoir prouver sa valeur, montrer qu’il méritait ce titre, se montrer à l’écoute, patient, attentif, convaincant.
Plus de mort. Pas de guerre. La paix, les négociations, la politique, les intrigues, la corruption, le renseignement, l’utilisation de toutes les ressources, voilà la solution. Dolove lui manqua énormément. C’était son domaine et voilà que Narhem allait devoir apprendre sur le tas, délaisser ses armes pour la parole. Une année à apprendre l’art, la musique, le théâtre et la danse. Quel gâchis ! Il aurait pu mettre ce temps à contribution d’une bien meilleure manière ! Il cracha au sol et jura.
Il atteignit la capitale la tête plein d’idées irréalistes mais également d’envies, d’espoirs, de volonté, d’ardeur. Il comptait tenter sa chance. Après tout, les nobles auraient peut-être peur de lui et lui laisseraient tout de même le trône. Cela valait le coup d’être tenté. S’il était mis dehors, il obtempérerait sans combattre et sortirait pour réfléchir à un autre plan, voilà tout.
Les gardes laissèrent passer Narhem sans broncher. L’ancien roi put se promener dans le château royal jusqu’à atteindre la cour où un jeune homme siégeait sur le trône. Narhem l’avait déjà vu mais il ignorait son nom. Il fallait dire qu’il ne s’était guère intéressé à Eoxit lorsqu’il était lui-même sur le trône.
- Le fantôme est de retour, s’exclama le nouveau roi d’Eoxit. Tu es parti. Tu as perdu ce trône. Il est mien désormais. Je suis Jafry Zawj Karim Ibn Jayad. Tuez cet usurpateur !
Narhem ne put dégainer que des dagues se plantaient dans ses reins. Il tomba à genoux, sonné mais la douleur disparut. Narhem toucha la blessure dans son dos : aucune trace de sang. Comment cela était-il possible ? Il se releva, surpris de ne pas être mort. Une seconde dague lui transperça le cœur. À nouveau, il tomba, ses jambes incapables de le porter.
- Ma dague n’a pas de trace de sang ! entendit Narhem.
- C’est un démon ! hurla quelqu’un.
Des cris féminins retentirent un peu partout.
- Jetez-le aux oubliettes, ordonna le roi. Qu’il disparaisse !
Narhem, encore sonné, ne put que se défendre misérablement. La chute fut rude. Sa tête heurta la pierre et il perdit connaissance.
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Il ouvrit les yeux mais ne vit rien que le noir absolu. Sans repère, il vacilla. Il cligna plusieurs fois des yeux pour ne rien percevoir au milieu de la pénombre totale. Les bras devant, il avança comme un aveugle pour rencontrer un premier objet. Lorsqu’il reconnut un os, il le relâcha dégoûté et décida de ne plus bouger.
Il ne sortirait jamais d’ici. Il n’aurait ni soif, ni faim, ni sommeil. Forcé à l’enfermement dans le noir pour… l’éternité. C’était sa punition pour avoir exterminé deux peuples entiers, pour avoir voulu sa vengeance, pour avoir libéré le monde des esclavagistes tueurs d’humains et des orcs sodomites.
Combien de temps ? Deux jours ? Deux ans ? Deux siècles ? Il ne pouvait le savoir. Dans le noir complet, sans la faim ou la soif, le temps se tordait.
Il se releva. Après tout, peut-être y avait-il une sortie quelque part, loin de sa vue ? Un trou d’eau, un tunnel rejoignant l’air libre ! Accepter sa sentence ? Jamais ! Il rencontra de nombreux os, des crânes, des mains, des pieds, des côtes. Il trouva enfin un mur, fit le tour à tâtons, allant de haut en bas pour ne rien rater. Combien de tours de sa prison avait-il fait ? Il finit par placer des objets au sol afin de retrouver son point de départ. Il le retrouva sans avoir trouvé de sortie. Il resta debout, immobile et pleura.
Il entendit le bruit du vent, sentit l’eau fraîche dans sa gorge, goûta le miel sucré, sentit la douceur de la peau de la femme dans ses draps de soie, fut ébloui par la lueur du soleil par la fenêtre… Il s’ébroua pour retrouver le froid humide, l’odeur de pourriture et de mort, le noir complet. Il se jeta sur le mur, se fracassa la tête contre la pierre dure. La douleur ne lui parvint qu’à peine, comme s’il avait reçu une petite tape gentille. Il passa sa main sur son crâne pour ne rien sentir d’autre que ses cheveux.
Il se rappela alors la dague dans son dos, dans son cœur… L’absence de blessure, de sang… « Je t’offre la vie éternelle » avait dit cette sorcière noire en robe blanche l’ayant aidé à finir le boulot. Il n’en avait guère tenu compte. Il avait eu tort. Il ne sortirait jamais d’ici. La mort lui était interdite. Ce tombeau… pour l’éternité.
Il essaya de faire du feu et y parvint après un temps qu’il aurait été incapable d’estimer. Sa prison lui apparut dans toute son horreur : minuscule, haute et remplie de cadavres. Les murs étaient couverts de marque d’ongles. Les gens ici étaient jetés vivants mais eux avaient au moins eu la chance de finir par mourir de soif.
Narhem tenta de grimper grâce à la lumière obtenue. Il trouva quelques accroches mais tomba à de nombreuses reprises. La fumée envahit l’endroit. Narhem se mit à suffoquer. Allait-il enfin mourir ? Il perdit connaissance avec l’espoir de quitter enfin ce cauchemar.
Il ouvrit les yeux et son nez lui envoya une meilleure odeur que d’habitude. Le feu avait un peu assaini l’air. Un trait de lumière arrivait d’en haut. Il leva péniblement les yeux pour voir le rayon coupé par un objet en chute libre. Il s’écarta juste à temps et le noir revint. Dans un choc sourd, le corps s’écrasa juste à côté de lui. Narhem s’en éloigna en silence. Il connaissait l’endroit par cœur. L’autre découvrait.
Des gémissements lui annoncèrent que son colocataire était en vie. Narhem s’était promis de ne plus tuer d’êtres humains. Il n’avait rien contre le nouveau venu. Il ne souhaitait pas lui faire de mal mais connaissait la nature humaine et se méfiait. Personne n’était jeté aux oubliettes sans raison. Lui-même n’avait-il pas pris le pouvoir par les armes ? Le titre de double régicide lui valait bien sa place en enfer.
Des sanglots lui parvinrent aux oreilles. L’autre pleurait. Il l’entendit ensuite murmurer sans saisir le sens des mots prononcés. Il suppliait probablement un ancêtre ou une idole quelconque de le sortir de cette situation ou de lui offrir une mort rapide. L’autre se mit à bouger. Vu la taille de l’endroit, une rencontre devenait inéluctable.
- Tu n’es pas seul en ce bas monde, annonça Narhem en ruyem.
L’autre hurla en entendant ces mots.
- Qui est là ? Qui est là ? Montre-toi, démon !
- Je ne suis pas un démon, précisa Narhem. Je suis prisonnier, envoyé aux oubliettes comme toi.
- Personne n’a été jeté ici depuis des années ! s’écria l’autre. Tu mens, démon !
Narhem frémit. Des années à pourrir dans le noir, interdit de mort, interdit de vie. Entre deux, pour l’éternité.
- Je vais te renvoyer d’où tu viens, démon et je serai remercié par une mort rapide.
Narhem se plaça derrière son compagnon d’infortune et lui brisa la nuque.
- Je viens de réaliser ton souhait, murmura-t-il un goût amer dans la bouche.
Il venait encore de tuer un être humain. Il avait envie de pleurer, de hurler, de se jeter sur les murs, de se fracasser tous les os. Il savait cela inutile et vain. Il en ressortait toujours indemne. Narhem plaça son regard sur le sol où il savait, malgré la pénombre complète, se trouver le cadavre de l’homme dont il venait de prendre la vie. Bientôt, il allait pourrir et puer. Narhem alluma un feu et utilisa tout ce qu’il put pour l’alimenter, ses propres vêtements y compris. Lorsqu’il fut assez fort, il se plaça dedans, désireux de mourir brûlé. La douleur ne fut qu’une piqûre, sa peau brûlée se soignait plus vite que le feu ne la dévorait. Finalement, le feu s’éteignit et Narhem, nu, dut se rendre à l’évidence : la mort ne voulait pas de lui.
La folie le fit courir le long de sa petite geôle, se jeter contre les murs, ronger des os, se trancher un pied pour le sentir repousser, perdre parfois connaissance mais se réveiller, encore, et encore, et encore. Il essaya tout. Il échoua systématiquement.
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Des bruits lui parvinrent de là-haut. Des lames s’entrechoquaient. Il hurla, indiquant sa présence, criant qu’on lui vienne en aide. La lourde pierre bouchant l’entrée se souleva. On l’avait entendu ! Narhem ne revint pas.
- Aidez-moi, s’il vous plaît !
Narhem attrapa la corde lancée, y attacha ses armes puis grimpa aisément jusqu’en haut avant de tirer la corde pour remonter ses deux lames de métal noir pur. Malgré les années, ses muscles réagissaient parfaitement. Il ne ressentait ni douleur, ni faim, ni soif, ni fatigue d’aucune sorte.
- Merci, mon ami, dit Narhem une fois arrivé à la surface.
- Si tu es enfermé là, c’est que tu es l’ennemi de notre ennemi, répondit son sauveur, un jeune homme armé habillé noblement. Comment t’appelles-tu ?
- Je suis Narhem Ibn Saïd et toi ?
Dans le regard vide de son sauveur, Narhem sut qu’il ignorait totalement qui il était. Un ancien roi, pantin, n’ayant rien fait, oublié de l’histoire, sans intérêt.
- Je suis Galois, de la lignée Milo. Je suis un banneret de sa Majesté Brenn Ibn Hombras, vrai roi d’Eoxit. Nous nous battons pour lui rendre son trône. Nous accompagneras-tu ?
- Dès que j’aurais trouvé de quoi m’habiller, répondit Narhem malicieusement.
Des cadavres jonchaient le sol dont certains à peu près de la corpulence de Narhem. Avec l’aide de Galois, il en dévêtit certains pour passer leurs frusques. Narhem fut heureux de retrouver un peu d’humanité.
Des cris de combat retentirent alors même que Narhem n’avait pas eu le temps de passer des chausses. Galois et lui accoururent et vinrent en aide aux bannerets de Brenn.
- Quel combat extraordinaire ! s’exclama un homme une fois le combat terminé.
- Je suis heureux de t’avoir sorti des oubliettes, mon ami, dit Galois. Tu es un allié de poids, à n’en pas douter.
Narhem avait fait en sorte de tuer afin de ne pas dévoiler les propriétés redoutables de ses lames de métal noir. Cependant, il n’était pas heureux. Il venait encore de prendre quatre vies humaines. Il avait envie de hurler face à ce destin bien trop meurtrier.
Il suivit ses nouveaux compagnons qui avançaient dans le château et à la première occasion, il leur faussa compagnie et disparut dehors. Il ne comptait pas participer à cette attaque dont il ignorait tout. Il avait déjà sauvé la vie de Galois lors du premier combat. La dette était payée. Il pouvait s’en aller l’esprit libre.
Voir le soleil, sentir l’air frais sur son visage, se faire caresser la plante des pieds par de l’herbe tendre, boire l’eau claire d’un ruisseau, manger une baie rouge et sucrée… Narhem profita de chaque moment magique, redécouvrant la vie. Il pleura, longuement, incapable de croire qu’il était libre, enfin…
Il erra ainsi plusieurs jours, marchant sans arrêt, ignorant lui-même sa destination. Où aller ? Que faire ? Qui devenir ? Il avait l’éternité devant lui. Il pouvait être qui il voulait, faire ce qu’il voulait. Au milieu de terres arides dans lesquelles il n’avait trouvé aucun point d’eau depuis des jours, il fut surpris de trouver des hommes. Au départ, de loin, il avait cru voir des elfes noirs mais il s’agissait bien d’humains à la peau sombre. Ils vivaient dans des tentes en peau de bête et utilisaient des outils en bois et en os et non en fer ou en acier. Curieux, Narhem s’approcha.
Les hommes furent méfiants et apeurés. Narhem tenta de les rassurer mais il comprit que ceux-là ne parlaient pas le ruyem. Il ignorait qu’il existât des humains ne communiquant pas dans cette langue. Il aida un homme à porter un gros tronc pour consolider une hutte. Il fit un feu pour réchauffer un enfant à la tombée de la nuit. Il agit de la sorte pendant plusieurs jours, aidant dès qu’il le pouvait et finalement, la tribu se montra moins méfiante. On lui adressa la parole et Narhem constata que des années d’enfermement n’avaient pas altéré ses capacités mentales. Comme à L’Jor, les sons s’assemblèrent rapidement et prirent sens en quelques jours seulement.
- Je m’appelle Narhem Ibn Saïd, annonça un matin Narhem dans l’idiome de cette tribu.
- Merci de nous aider, dit une femme.
- Je t’en prie. J’aimerais… savoir qui vous êtes. Pourquoi vivez-vous ici, dans ces terres inhospitalières alors qu’il y a tant de riches terres libres plus loin ?
- C’est notre fardeau, notre punition, annonça la femme.
- Nous sommes pourchassés et tués dès que nous mettons un pied hors de la Landrya, dit un homme.
- Qu’avez-vous fait de mal ? demanda Narhem.
- Nous avons nourri et protégé les magiciens. Nous leur avons offert asile et pouvoir. Nous leur avons fait confiance sans écouter les conseils, réticences et avertissements de nos voisins.
Narhem frémit. La magie était le mal. Elle devait être brûlée et détruite.
- Finalement, la magie a tout détruit. Nous avons été obligés de fuir des terres ravagées mais le mal ne s’est pas arrêté là. Il a anéanti les terres de nos voisins et de leurs voisins. Nous avons été bannis ici, sur ces terres vierges où nous portons le poids de cette faute.
Narhem approuvait totalement. Ce genre d’exemple était nécessaire pour que la magie disparaisse. Ce peuple payait afin que nul n’oublie et que jamais personne n’ose à nouveau soutenir les magiciens. Dommage en revanche que nul ne connaisse cette histoire. Ce bannissement n’aurait d’effet que si l’ensemble de la population s’en emparait, du simple paysan au haut noble.
Narhem quitta cette tribu pour rencontrer d’autres groupes. Il écouta les vieux raconter, découvrant l’histoire de chaque peuple, chaque village, chaque bourg, des paysans aux éleveurs, des pêcheurs aux tisserands, découvrant un royaume bien plus vaste, riche et varié qu’il ne l’aurait imaginé. Il en avait le tournis. Qui pouvait commander un pays aussi divers, aux attentes si différentes et pourtant parfois si communes ?
Après de longues lunes d’errance, il se décida à retourner à la capitale. Il ne se rendit pas à la salle du trône mais à la bibliothèque. Il entra sans se faire voir et passa ses journées et ses nuits à lire – il avait appris auprès d’érudits acceptant de lui transmettre leur savoir, sa vision nocturne lui permettant de voir sans difficulté sous la lumière de la lune et des étoiles.
Il apprit la stratégie, la géographie et la cartographie, qu’il adora et qu’il décida de mettre en application en établissant une carte précise d’Eoxit. Plus que tout, il découvrit que les livres mentaient. Les écrits différaient énormément des discours oraux entendus un peu partout. Narhem comprit que le vainqueur écrivait sa version, parfois très éloignée des narrations des hommes et des femmes sur le terrain. Il forma ainsi son esprit critique et se modela vers la prudence et la circonspection face à des informations reçues.
Il se fit ensuite engager comme serviteur dans une maison noble. Il se contenta d’écouter, d’apprendre encore, de mieux saisir les enjeux. Il agit ainsi pendant encore des lunes, changeant régulièrement de maison, parcourant le pays, apprenant les liens, comprenant les intérêts de chacun.
Il se décida un jour. Cette vie-là serait la bonne. Il se fit engager comme maître d’armes au palais royal. De temps en temps, il conseilla le roi avec désinvolture, comme on parle à un ami, sans s’engager ni rien demander en retour, une simple discussion, des bavardages entre deux amis. Les conseils étant bons, le roi commença à se rapprocher de lui, à se confier de plus en plus, à l’inclure dans des conseils d’abord secondaires puis de premier plan. Ses mots commencèrent à porter, ses décisions à compter, son avis à primer.
Le roi mourut trop vite. Narhem ne s’y était pas préparé. Cinq noms de nobles mâles adultes furent tirés au sort. Le conseil des nobles ainsi formé se réunit. Aucun des participants ne pouvait devenir roi mais de cette entrevue devait sortir le nom de celui qui siégerait sur le trône. Le conseil était censé se tenir à huit clos mais le temps que les désignés, venant parfois de loin, arrivent à la capitale, de nombreuses personnes avaient pu leur parler et les influencer.
Cette fois-là, tous les participants étaient déjà mariés et pères de famille. Une bonne chose. Un était grand-père. Aucun d’entre eux n’avait émis le désir d’être roi. La situation était bonne. Narhem savait qu’il ne pourrait pas être choisi car bien que le conseil puisse, en théorie, choisir n’importe qui, le nom était systématiquement celui d’un noble. Narhem n’avait pas eu le temps de raffermir ses prises. Il n’était connu d’aucun des cinq membres du conseil. Il savait qu’il ne gagnerait pas.
Narhem sourit en apprenant le nom de l’heureux vainqueur. Cet homme lui faisait déjà entièrement confiance. Ils étaient en très bon terme. Narhem avait eu raison de se rapprocher de ce noble influent d’une haute famille. Narhem continua à lui apporter de bons conseils et ce fut ainsi qu’il resta à la cour, rongeant son frein.
Il aurait voulu offrir tellement plus à son royaume mais il avait appris la patience et le calme. S’il proposait des idées révolutionnaires trop vite, il serait mis au banc et cela, il ne le supporterait pas. Il préférait poser ses jetons, avancer ses pièces l’une après l’autre, contourner prudemment la défense de l’adversaire, reculer stratégiquement si besoin.
- Je suis vieux, dit un soir le roi dans son lit. Et toi ? Tu n’as pas vieilli.
- Je ne vieillis pas, annonça Narhem.
- Tu n’as pas non plus besoin de manger ou de boire. Tu le fais par politesse ou par diplomatie mais je sais la vérité.
- Je n’ai jamais cherché à te la cacher, répliqua Narhem.
- Je sais, mon ami, dit le roi. Le temps, le poison, les lames, les maladies, rien n’a de prise sur toi.
- Comment peux-tu savoir si le poison me touche ? demanda Narhem soudain méfiant.
- Ta présence près de moi crée des convoitises, tu le sais. J’ai réussi à déjouer plusieurs tentatives d’assassinat… pas toutes. J’en ai raté une, il y a très longtemps. Ton verre était empoisonné. Je suis arrivé trop tard. Je m’apprêtais à te pleurer longuement. Tu es resté souriant, vivant, comme s’il s’agissait simplement d’un bon vin. Depuis, j’ai arrêté de chercher à stopper les tentatives d’assassinat te visant. Cela me prenait de l’énergie pour rien.
Narhem ricana. Que de temps perdu en effet !
- Combien de lames d’assassins t’es-tu pris ?
- Je ne les compte plus, maugréa Narhem.
Le roi voulut rire mais cela lui déclencha une quinte de toux.
- Tu seras le prochain roi.
- J’en doute, répliqua Narhem. Mes idées sont…
- Admirables, le coupa le roi. Elles déplaisent aux nobles parce que tu veux leur enlever une partie de leur pouvoir mais c’est toi qui a raison. Notre système est censé permettre à n’importe qui de devenir roi mais les nobles n’élisent qu’entre eux.
- Difficile de mettre un paysan inculte sur le trône, ceci dit, rétorqua Narhem.
- Il y a des gens très bien parmi le peuple, murmura le roi en transperçant son plus proche conseiller du regard.
- Moi, c’est différent…
- Ah bon ? Pourquoi ? N’es-tu pas… tonnelier ?
Narhem grimaça. Il s’était beaucoup confié au roi. Peut-être un peu trop…
- Dans une autre vie… Il y a bien longtemps…
Narhem secoua la tête. Il ne voulait pas se souvenir. Se rappeler ce passé-là lui faisait trop de mal. La vie était simple à l’époque. Souvent, il aurait préféré qu’elle le reste mais les elfes noirs lui avaient volé ce parcours normal, le forçant à l’enfer. Narhem comptait bien prouver sa valeur. Il ne serait pas un simple tonnelier, ni un esclave, ni le meilleur coq de l’arène, et encore moins un roi exterminant son propre peuple. Il ne comptait pas laisser seulement cette trace-là de lui sur ce monde. Il allait devenir le meilleur et il serait adulé non pas pour sa force mais parce qu’il aurait rendu ce pays libre, équitable, juste, riche, propre, grandiose.
- Il n’empêche que tu appartiens au peuple et que dans quelques jours, tu seras roi.
- Non, répliqua Narhem.
- Si, dit le roi en s’endormant, un sourire aux lèvres.
Ou alors peut-être que Narhem est sorti des oubliettes bien après Elian.
Bonne lecture !
Deux remarques :
- Je trouve ça bizarre que Narhem se fasse si facilement vaincre par les soldats humains de son successeur, alors qu'il est niveau 4 Tegawi, il devrait être à même d'anticiper leurs mouvements et d'esquiver leurs attaques
- Il ignorait qu’il exista => qu'il existât
Oui, il se fait avoir, mais pas tant par ses adversaires (nombreux et qui l’attaquent dans le dos sans sommation) que par son ahurissement devant sa propre immortalité. Et puis, il a beau être doué en combat, quand quinze adversaires vous attaque par surprise, ça reste compliqué. Le premier coup en plein cœur le sonne (il n’a pas franchement l’habitude) et les autres s’acharnent, d’où sa défaite (Narhem n’est pas intouchable non plus, surtout à ce moment-là. Cet événement va lui servir de leçon et ensuite, il va se montrer méfiant).
Merci pour la coquille.
Pour la rapidité, j’ai déjà rallongé par rapport à la première version (entre autres, le moment dans l’oubliette a été triplé). Je ne sais pas trop comment détailler davantage sans ennuyer le lecteur. Peut-être que ce moment n’est pas assez fouillu dans ma tête et que ceci explique cela.
Encore merci pour tes commentaires.
Bonne lecture !
Merci. Ca me donne du grain à moudre ;)