Bintou retrouva la cour extérieure. En la voyant, le professeur soupira et secoua la tête. Bintou resta à l’écart en observant son cours. Elle était curieuse de savoir si elle les sentirait utiliser le shen alors elle l’activa.
La vision la prit par surprise. Pendant tout le cours, elle observa chaque personne présente. Autour de chacun d’eux se trouvait un assemblage de cordes blanches. Les apprentis proposaient des liens de tailles variables. Bintou s’en détourna rapidement pour admirer celui du professeur, ne pouvant s’empêcher de sourire. Le sien était beau, un entrelacs de courbes gracieuses parsemé de quelques nœuds qui l’enlaidissaient à peine.
Lorsque les étudiants s’éloignèrent, Bintou en profita pour utiliser le matériel sous les yeux du professeur. Elle réalisa les différents exercices sans difficulté. Pas de mal de crâne. Faire bouger des pierres ou allumer des bougies cachées relevait d’une telle simplicité maintenant.
- Que tes nuits soient sombres, dit-elle au professeur qui attendait les étudiants suivants.
Il détourna le regard et ne lui adressa pas la parole.
- J’arrive parfaitement bien à réaliser les exercices que tu demandes à tes apprentis. Accepterais-tu de me montrer la difficulté au dessus ?
Il ne daigna pas lui accorder la moindre once d’attention. Bintou hocha la tête en s’éloignant. Elle comprit qu’il ne lui dirait rien. Il ne voulait pas d’elle. Tout ça pour rien. Bintou se taillada le corps pendant tout le reste de la journée avant de s’endormir, épuisée.
Le lendemain, elle se rendit à l’herboristerie pour annoncer qu’elle allait au village. Elle avait besoin d’air. Comme d’habitude, aucun des eoshen préparateurs ne lui adressa la parole. Ils la méprisèrent.
Elle fit les courses de la même manière mais en rajoutant d’autres produits inhabituels qui lui faisaient envie. En rentrant, elle se mit au travail et commença à mélanger sous le mépris total des préparateurs. Elle réalisa les produits habituels puis se lança dans une création originale.
Bintou commença à s’amuser, faisant des tests, s’arrangeant avec les recettes, manipulant des produits à volonté, sans limite de quantité. Le village fournissait, de toute façon.
- Que tes nuits soient sombres, dit-elle à l’eoshen venu de dehors pour remplir sa besace.
Une fois par lune environ, l’un d’eux se présentait pour refaire le plein. Celui-là se tourna vers elle, lui accordant un regard. Le cadeau était inestimable en soi. Elle lui tendit un flacon. Il s’en saisit en levant un sourcil interrogateur.
- Contre la psyfy et le lepriom, indiqua-t-elle.
L’eoshen plissa des yeux, déboucha le flacon, sentit son contenu avant de le reboucher et de le mettre dans sa besace. Il repartit sans lui avoir adressé un mot. La lune suivante, un autre eoshen vint remplir sa besace. Après être allé voir les préparateurs, il se plaça devant Bintou.
- Que tes nuits soient sombres, lui dit-elle.
- Que tes nuits soient sombres, répondit-il.
Il venait de lui répondre ! Il venait de la saluer ! Elle n’en revenait pas. Il tendit sa main paume ouverte devant lui.
- La même chose, s’il te plaît.
- Tu déconnes ! s’étrangla un des préparateurs. Tu viens de refuser le mien !
- Parce que le sien est meilleur, expliqua l’eoshen sans lâcher Bintou des yeux.
Bintou attrapa un flacon et le donna volontiers à l’eoshen qui quitta la pièce tandis que les préparateurs transperçaient Bintou des yeux. Elle ne venait pas d’améliorer sa situation. Bien au contraire. Ils allaient la haïr encore plus.
Peu lui importait. Elle fit abstraction des deux eoshen en rage pour continuer sa préparation. Elle comptait bien leur en mettre plein la vue. Cet onguent n’était qu’un amuse bouche.
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Bintou se promenait dans Ketema à la recherche de produits différents. Les eoshen nomades remplissaient leurs aumônières à moitié avec ses créations mais Bintou manquait de matière première. Elle se retrouvait bloquée, frustrée.
Elle parcourut le village, s’éloignant du marché, à la recherche de… Elle ne savait pas trop. Quelque chose de…
Bintou s’arrêta devant la boutique, le nez au vent. Dans cet endroit, il y avait exactement ce qu’elle cherchait. Elle poussa la porte pour découvrir des étagères croulant sous des flacons. Le monde des elfes noirs était assez peu odorant. Cette petite pièce contenait toutes les senteurs de L’Jor.
- Que tes nuits soient sombres, lui dit un elfe noir derrière le comptoir.
- Que tes nuits soient sombres, lui répondit-elle.
Elle adorait Ketema. Les habitants la regardaient avec neutralité et lui parlaient normalement. Cela faisait du bien.
- Que puis-je faire pour toi ?
Bintou avança le nez en l’air, guidée uniquement par ses narines. Elle finit par attraper un petit flacon, le déboucha précautionneusement avant de hurler de joie intérieurement. Le produit correspondait parfaitement à son besoin.
- Je veux ça, annonça-t-elle.
L’homme répondit deux mots en réponse. Le premier était un nombre. Bintou ignorait lequel. Elle le savait juste très grand. Le second était le nom de la monnaie de L’Jor.
- Je suis esclave au foyer, indiqua-t-elle et l’homme blêmit avant de se reprendre.
- Pardon, hein, mais… J’ignorais que les eoshen avaient le droit d’avoir des esclaves.
Il ne la croyait clairement pas.
- Tu veux que je fasse venir un eoshen pour qu’il confirme ? bluffa-t-elle.
Cela avait fonctionné avec tous les autres marchands.
- Oui, indiqua-t-il.
« Merde », pensa Bintou. « Aucun d’eux n’acceptera de se déplacer jusque-là ».
- Euh… Je… Je sors à leur place parce qu’ils préfèrent rester au foyer alors… ils…
L’homme la transperça des yeux. Bintou décida de changer d’angle d’attaque.
- Je te comprends. Ce truc est super cher donc très difficile à faire.
Il hocha la tête.
- Apprends-moi à le faire, proposa-t-elle. Comme ça, je le réaliserai moi-même au foyer et tu…
Il ricana.
- Quoi ? gronda-t-elle.
- Le faire toi-même ? s’exclama-t-il. Je suis expert. Il faut des années pour parvenir à une telle maîtrise !
- Je ne suis pas pressée, indiqua-t-elle.
Il la regarda de travers.
- Excuse-moi, siffla-t-il, mais si tu es vraiment l’esclave des eoshen, je doute qu’ils te laissent passer du temps avec moi.
Être débarrassés d’elle devait au contraire leur plaire énormément.
- Je pense le contraire, grinça-t-elle. Si tu penses que je suis leur esclave, alors tu dois me donner gratuitement le flacon. Dans le cas contraire, je peux bien passer tout mon temps ici à nettoyer tes flasques et frotter le sol, tout en te regardant travailler en silence.
Le parfumeur sourit. Elle venait de le confronter à un dilemme impossible.
- Soit, dit-il. Passe derrière.
Dès qu’elle fut dans l’arrière boutique, Bintou commença à ranger, à nettoyer, à mettre de l’ordre.
- Tu as de bonnes bases pour être capable de faire ça, remarqua-t-il.
Bintou sourit. La cloche de la porte d’entrée tintinnabula. La jeune femme resta derrière tandis que le parfumeur sortait accueillir le client.
- Oh ! l’entendit-elle s’exclamer. Que vos nuits soient sombres, eoshen. Merde… C’est réellement votre esclave alors…
Bintou se montra dans la boutique.
- Que tes nuits soient sombres, Yarhi, dit l’un des préparateurs. Oui, cette humaine est notre esclave mais elle a l’autorisation de rester là, jour et nuit si elle veut.
- Euh… Je n’ai pas très envie de…
- Elle n’a pas besoin de manger, ni de boire, ni de dormir, indiqua-t-il.
Yarhi lui lança un regard sévère avant de se retourner vers l’eoshen.
- Ah bon… Euh… d’accord. Vous désirez quelque chose ?
- Ce que notre esclave est venue chercher au village, indiqua-t-il en attrapant le sac posé par terre devant le comptoir. Que tes nuits soient sombres, Yarhi.
- Que vos nuits soient sombres, eoshen, salua le parfumeur.
Le magasin redevenu vide, il se tourna vers Bintou.
- T’es vraiment leur esclave, murmura-t-il, atterré.
Bintou haussa les épaules.
- Je suis désolé, dit-il.
- Pas de mal, assura-t-elle avant de retourner vers l’arrière boutique.
Un client entra alors Bintou resta un moment seule avant que Yarhi ne revienne. Elle l’observa travailler, découvrant le matériel. Il accepta volontiers de lui indiquer le nom de chaque outil, fiole, vasque, produit, matière. Usant de son palais mental pour classer chaque nouveau mot, elle retint chaque découverte.
- Putain, il disait vrai, bredouilla le parfumeur au matin. Tu dors pas, tu manges pas, tu bois pas. Putain…
Bintou sourit.
- Et t’apprends vite ! J’ai jamais vu quelqu’un s’en sortir aussi bien aussi rapidement.
Bintou sourit de plus belle. Pendant une lune entière, elle fit le ménage sans jamais se plaindre, réalisant les corvées les plus éreintantes et monotones, remuant sans arrêt toute une journée si besoin. Il prenait volontiers le relai, s’arrêtant régulièrement à cause de douleurs.
La première fois, Bintou n’avait pas caché sa surprise.
- Je suis trop vieux pour rester debout toute une nuit.
Elle sourit. Tous les elfes noirs avaient une haute régénération naturelle, enseignée par les femmes dans les palais de coton durant leurs premières années. Yarhi se disait vieux. Combien de générations humaines pouvait-il avoir ?
- Tu veux un…
- Un quoi ?
- Je ne sais pas dire ça en amhric, se rendit-elle compte. Poser les mains sur toi et appuyer pour t’aider à détendre tes muscles douloureux.
- Massage, lui apprit-il. Oui, je veux bien.
Bintou et les autres protecteurs s’en faisaient souvent les uns les autres. Elle massait souvent sa mère pour l’aider à démettre son cou douloureux d’avoir beaucoup porté sur sa tête.
- Que fais-tu ? demanda-t-il tandis qu’elle récupérait quelques éléments.
- De l’huile de massage, indiqua-t-elle. Ça sera plus agréable !
Elle prépara la mixture en quelques instants, choisissant avec soin les ingrédients. Les elfes noirs étant très sensibles aux odeurs, elle devait se montrer très prudente afin de ne pas dégoûter les narines fragiles du parfumeur.
- Enlève ta chemise et allonge-toi, demanda-t-elle.
Le vieil homme le fit volontiers et Bintou commença. Elle s’arrêta au bout d’un long moment. Yarhi dormait depuis longtemps.
- Je n’ai pas aussi bien dormi depuis… commença le parfumeur le lendemain au réveil.
Il ne termina pas sa phrase, réfléchit, puis annonça :
- Jamais, en fait. Merci, Bintou.
- De rien.
- L’huile sent très bon. Tu devrais essayer de faire un parfum toi-même. Je pense que tu es prête.
- Tu crois ? Super ! s’enthousiasma-t-elle.
Il la félicita pour sa première création. Le soir-même, il lui demanda, très timidement, un autre massage. Bintou accepta volontiers et cela devint une habitude.
Bintou assemblait les produits en vue de la création d’un nouveau parfum, son quatrième. Yarhi revint de la boutique.
- J’ai tout vendu, indiqua-t-il. Il ne me reste plus rien de la fournée précédente.
Bintou sourit.
- Est-ce que tu as le droit de passer des niveaux ?
Elle s’arrêta pour le regarder, la tête penchée.
- Ça permet de gagner de l’argent, c’est ça ?
Il hocha la tête.
- Tu veux que j’en fasse quoi, de cet argent ? demanda-t-elle.
- Ce n’est pas parce que tu n’as pas besoin de boire et de manger que tu ne dois pas le faire. C’est agréable.
- Il me suffit de dire « foyer » et j’ai ce que je veux gratuitement, rappela-t-elle.
- Tu n’es pas leur esclave, gronda-t-il.
- Si…
- Non. Putain, si j’avais une esclave comme toi, je ne la laisserais pas travailler pour mon voisin.
- Je suis une nuisance.
- Une nuisance ? s’étrangla-t-il. Ce sont des abrutis s’ils ne voient pas ta valeur.
- Hé bien disons que ce sont des abrutis alors, murmura Bintou qui tentait de se concentrer sur son mélange. Un, deux, trois, quatre, cinq…
- Bintou ?
- Hum ?
- Tu fais ça souvent et… vu que je ne comprends pas ce que tu dis, je suppose que tu parles dans ta langue natale…
Elle se figea. Elle venait de dire ces mots à voix haute.
- Excuse-moi. Je suis vraiment désolée. Je ferai plus attention à l’avenir pour garder ces mots-là dans ma tête.
- Pourquoi ne comptes-tu pas en amhric ?
- Parce que je ne sais pas. Je n’ai jamais rien compris.
- Je peux t’apprendre si tu veux.
- Volontiers, dit Bintou. Ceci dit, ça n’est pas gagné… J’ai déjà essayé… Je n’y comprends rien.
Il essaya, tous les jours… pour laisser rapidement tomber. Décidément, non, ça ne passait pas. Bintou parvenait à réaliser des parfums extraordinaires mais compter jusqu’à dix, impossible. Les sons changeaient en fonction du contexte. Jusqu’à quatre, ça allait mais au delà, Bintou ne voyait aucune logique. Son choix était toujours mauvais et les combinaisons étaient bien trop nombreuses pour être apprises par cœur. Il y avait sûrement une logique mais elle échappait totalement à Bintou.
- Que tes nuits soient sombres, eoshen, dit Yarhi depuis la boutique. Que puis-je pour toi ?
- Que tes nuits soient sombres, Yarhi, répondit l’eoshen. Bintou ! Viens là.
Elle le rejoignit en courant.
- Tes produits, dit-il en désignant son aumônière.
Bintou se figea un instant puis annonça :
- Je n’en ai pas ici et je ne suis pas allée au foyer depuis…
Il la transperça des yeux. Yarhi frémit, sentant l’atmosphère s’alourdir brusquement.
- Je vais t’en faire, dit Bintou. Tu veux quoi ?
- Tout, précisa-t-il.
- Ça va prendre du temps, indiqua-t-elle.
- Alors ne perds pas de temps en bavardages.
Bintou hocha la tête puis se rendit dans l’arrière boutique pour commencer à réunir le matériel et les éléments nécessaires. Yarhi l’observa un instant avant de lancer :
- Tu fais quoi ?
- Des onguents, des pommades, des baumes…
- Je peux t’aider ?
- Volontiers ! s’exclama-t-elle.
Elle lui annonça une liste de courses.
- Indique bien que c’est pour le foyer, surtout !
Yarhi hocha la tête. Lorsqu’il revint, une grande quantité de bases étaient prêtes.
- C’est vraiment super de tout avoir gratuitement, indiqua Yarhi tout en déballant ses emplettes.
Bintou resta concentrée sur sa tâche.
- Réduis-ça en poudre, s’il te plaît.
Yarhi s’empressa de le faire.
- T’as l’air de savoir exactement ce que tu fais. Tu es experte ? demanda le parfumeur.
- Ça n’existe pas chez les eoshen, indiqua Bintou.
- Tu mériterais.
- Je ne saurais que faire de l’argent, rappela Bintou.
- Et la reconnaissance ? murmura Yarhi.
Bintou se figea un instant. Être vue des eoshen ? Cela ne risquait pas d’arriver. Elle reprit son travail, comptant avec précision chaque ingrédient. L’eoshen s’approcha d’elle.
- Quoi ? dit-elle. J’ai bien fait attention de ne pas le dire à voix haute.
- Je n’ai rien dit, annonça l’eoshen en attrapant le premier produit qu’il plaça dans son aumônière.
À la nuit tombée, l’eoshen partit, son sac plein.
- Je ne comprends vraiment pas, annonça Yarhi.
- Quoi donc ?
- Ils vont se servir de tes créations pour soigner, n’est-ce pas ?
Bintou hocha la tête. Yarhi secoua la tête.
- Si j’ai, je ne sais pas, une irritation. T’es capable de me soigner ?
- En effet, annonça Bintou.
Yarhi grimaça.
- Je suis une nuisance, rappela Bintou.
- Parce que tu es capable de faire la même chose qu’eux, diminuant ainsi leur valeur ?
- La présence de cet eoshen ici prouve que je fais mieux qu’eux, maugréa Bintou.
Yarhi grogna.
- Ils sont jaloux, comprit le parfumeur.
- Je suis une nuisance dont ils se passeraient bien.
Yarhi ricana.
- Au lieu d’en profiter pour tenter de te dépasser, de s’élever, d’en conclure qu’ils doivent s’améliorer, ils te rejettent en t’envoyant loin d’eux ?
Bintou haussa les épaules.
- Lui, en tout cas, semble voir ta valeur, indiqua-t-il en désignant la porte.
- Il n’a pas apprécié de devoir attendre. Ça te dérange de me prêter un bout de ton arrière boutique pour que j’y range des produits auquel tu ne devras surtout pas toucher ?
- Fais comme chez toi, précisa Yarhi.
- Merci.
- De rien.
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- Bintou, la grande fête de la pluie va se tenir à Adama. Comme tous les ans, je m’y rends car les femmes raffolent de mes produits.
- Oh ! Bon voyage ! s’exclama Bintou.
- Tu veux venir avec moi ?
Bintou se figea.
- Yarhi… Je… Je n’ai pas le droit de quitter le village.
- Ah bon ? Pourquoi ?
Elle désigna l’extérieur en direction du nord.
- Tu es une nuisance. Plus tu es loin, plus ils sont contents, rappela Yarhi. Tu n’as qu’à emmener tes produits. Qu’ils aillent les chercher ici ou là-bas, honnêtement, ça ne change rien !
- Yarhi, je… Non.
- Tu sembles avoir peur. De quoi ?
- Je… Je ne suis déjà pas censée être là.
- Comment ça ?
- J’ai reçu pour ordre de rester au foyer et de ne pas en sortir.
- Tu as l’autorisation d’être là, rappela Yarhi.
- Celui venu me le permettre n’a pas autorité pour le faire, grimaça Bintou.
- Je ne comprends pas.
- Je ne suis pas l’esclave des eoshen, indiqua Bintou.
- Comment ça ?
- Je suis l’esclave d’un eoshen, précisa Bintou.
Yarhi fronça les sourcils.
- Où est ton maître ?
Bintou haussa les épaules.
- Quelque part… à L’Jor. Qu’en sais-je ?
- Avant de partir, il t’a ordonné de demeurer au foyer.
- C’est ça… Mais… J’ai extrapolé… Il voulait juste m’interdire de rentrer chez moi.
- Tu viens d’Adama ?
Bintou rit.
- Non, Yarhi mais… Je ne sais pas si ça t’est déjà arrivé mais je me suis déjà prise - moi j’appelle ça une boule blanche mais ça doit porter un autre nom…
Yarhi perdit tout sourire à cette révélation.
- Nech’i kwasi, murmura-t-il en tremblant.
- Je ne tenterai pas le coup, précisa Bintou. Bon voyage. Je tiens la boutique en ton absence si tu veux. Tu peux amener mes créations et dire que ce sont les tiennes. Je m’en fiche.
- Tes parfums sont excellents. Tu mérites de recevoir les honneurs.
- T’inquiète. J’ai l’habitude. Tu peux partir tranquille. Je prendrai soin de ton bien.
- Merci, Bintou.
Il allait s’éloigner lorsqu’il se retourna :
- Pardonne ma curiosité.
Bintou leva les yeux vers lui.
- Tu avais fait quoi pour mériter ça ?
- J’avais parlé le ruyem.
- La langue dans laquelle tu comptes ?
- Non, je compte en mbamzi, ma langue natale.
Yarhi fronça les sourcils.
- Tu parles trois langues ?
Bintou hocha la tête. Le parfumeur leva les yeux au ciel. Il n’en revenait clairement pas.
- Enfin, pas tout à fait, précisa Bintou. Je ne sais pas compter en amhric.
- Et tu ne sauras jamais, maugréa-t-il. Je lâche l’affaire.
Bintou rit.
- Tu avais parlé à ton maître en ruyem ? insista Yarhi.
Bintou le transperça des yeux.
- Je suis trop curieux, lança-t-il.
- Non, non, ça ne me dérange pas. Non. Je ne lui ai jamais adressé la parole dans cette langue.
- Tu as parlé le ruyem en sa présence ?
- Non.
- Tu as parlé le ruyem en présence d’un autre elfe noir qui le lui a rapporté ?
- Non, répéta Bintou. J’ai parlé le ruyem avec un humain en présence d’autres humains. Mon maître était occupé dans une pièce voisine.
- Tu as parlé assez fort pour qu’il t’entende ?
- Non, j’ai chuchoté, précisa Bintou, mais les eoshen n’entendent pas qu’avec leurs oreilles.
Ce disant, elle toucha son front.
- Il t’a punie d’une Nech’i kwasi pour ça ? s’étrangla Yarhi. Tu lui avais dit quoi, à cet homme ?
- Comment utiliser le produit soignant que je venais de lui fournir.
- La vache. Il est intransigeant, ton maître.
Bintou soupira et choisit de ne rien répondre.
- Tu dois être contente qu’il soit loin.
Elle préférerait mille fois être avec lui. Il lui manquait tant. Elle rêvait de le suivre dehors, de voyager en sa compagnie. Il lui parlait. Ils échangeaient. Il était exigeant mais juste et bienveillant. Surtout, il la voyait. Le souvenir de son odeur l’envahit et Bintou sentit ses yeux se remplir de larmes.
- Pardonne-moi. Je n’aurais pas dû, s’excusa Yarhi.
Bintou essaya ses larmes d’un revers de la main.
- Pas grave, t’inquiète. Je t’aide à préparer ton voyage ?
- Volontiers.
Bintou fut ravie de pouvoir se changer les idées. Elle l’aida à choisir les produits et lui proposa même de lui faire une création originale, ce qu’il accepta avec joie. La veille du départ, Yarhi annonça :
- Il ne reste plus qu’à mettre l’alambic.
Bintou regarda l’appareil fragile.
- Tu veux l’emmener ? s’étrangla-t-elle.
- Il n’y en a pas là où je vais. Ne t’inquiète pas. Il restera dans la charrette. Je ne m’en servirai pas. C’est juste pour épater la galerie.
Bintou sourit.
- Je vais aller demander de l’aide, dit Yarhi en faisait mine de s’éloigner.
- Pas besoin, annonça Bintou.
- Tu te rends compte du poids de…
Bintou contacta le shen et fit voler l’alambic avant de le déposer en douceur dans la charrette. Yarhi était blême.
- Bintou… Tu…
- Cherche pas, dit Bintou. Tiens, prends.
Yarhi regarda la lourde caisse contenant douze flacons de la dernière création odorante de Bintou. Bintou le transperça des yeux alors il la prit et la porta lui-même dans la charrette, comprenant qu’elle n’utiliserait pas la magie pour le faire.
- Bintou…
- Ne dis rien. Allons manger un morceau pour profiter de nos derniers moments ensemble avant ton départ.
- Avec plaisir. Par contre, tu me laisses payer. Pas de « foyer ».
- D’accord, promit Bintou.
Ils passèrent une agréable soirée à l’auberge voisine et le lendemain, ils se quittèrent. Dès qu’il fut parti, Bintou mit de l’ordre puis observa l’emplacement vide de l’alambic. Elle n’en aurait pas besoin. Elle avait suffisamment de matière première pour s’amuser à volonté. Elle sourit. Elle comptait bien s’en donner à cœur joie.
- Que tes nuits soient sombres, dit Bintou.
- Que tes nuits soient sombres, Bintou ! s’exclama le vendeur d’épices. Comme d’habitude ?
- Non, indiqua-t-elle. Tiens, échantillon gratuit.
L’elfe noir se saisit du minuscule flacon, ahuri. Elle le lui reprit, le retourna, le déboucha puis déposa la goutte humidifiant le bouchon sur la tenture au dessus des étals. Elle fit cela trois fois avant de redonner le flacon au vendeur.
- Tu as fait quoi, là ?
- Boutique de Yarhi si tu en veux davantage, indiqua Bintou avant de s’éloigner sans un mot de plus.
Elle agit de la même manière sur cinq magasins avant de retourner à la boutique. Le vendeur d’épices fut le premier à ouvrir la porte.
- Que tes nuits soient sombres, Bintou. Il y a quoi là-dedans ? s’exclama-t-il en remuant le petit flacon d’échantillon.
- Que tes nuits soient sombres. Plus rien, je dirais, répondit Bintou, malicieuse.
- Les clients affluent. J’ai triplé mes recettes. C’est de la magie ?
- Non, assura Bintou. J’ai juste suscité l’envie chez les passants. Vous, les elfes noirs, êtes très sensibles aux odeurs, à un point dont vous n’avez pas idée. J’en profite, c’est tout. Tu en veux davantage ?
- Carrément ! s’exclama-t-il.
Bintou sortit un flacon puis prononça trois mots. La signification des deux premiers restaient un grand mystère pour Bintou. Il s’agissait d’un grand, très grand nombre. Lequel exactement ? Elle n’en avait aucune idée. Le dernier était la monnaie locale.
Le vendeur d’épices hoqueta.
- Tu déconnes !
- Le flacon que tu tiens n’était qu’un échantillon, rappela Bintou. Celui là est beaucoup plus gros.
Elle le leva afin qu’il le voie mieux. Il contenait cent fois plus de parfum mais Bintou ignorait comme dire cela en amhric. Elle devait se contenter d’être vague.
- C’est hors de prix !
- Ça tombe bien. Tu viens de tripler tes recettes, répliqua Bintou.
Il ronchonna puis sortit de la boutique en grondant et en marmonnant des insultes. Bintou sourit. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard.
- Tu as changé d’avis ? demanda-t-elle en levant les yeux. Oh ! Pardon ! Que tes nuits soient sombres, eoshen.
- Tu attendais quelqu’un d’autre ?
- Oui, excuse-moi.
- Pas de mal. Tu as mes produits ?
- Bien sûr ! Je…
La porte s’ouvrit et l’épicier entra dans la boutique.
- Je dérange peut-être… Je… euh…
Il tenait son manteau serré contre un objet masqué. Il avait peur de se faire voler ou de perdre autant d’argent.
- Viens. Ça ne prendra qu’un instant, eoshen. Tiens.
L’échange se fit en un éclair.
- Tu ne vérifies pas ? demanda le client.
- Non, je te fais confiance, bluffa Bintou qui n’avait, de fait, pas la moindre idée de combien elle avait demandé et ne pouvait donc pas vérifier. Merci de ta visite. Reviens quand tu veux !
L’épicier sortit en serrant prudemment la fiole précieuse. L’eoshen s’avança et ouvrit la poche en cuir. Il se figea en constatant son contenu.
- Tu sais combien il y a là dedans ? s’étrangla-t-il.
- Honnêtement, non… Beaucoup.
Bintou prit la petite poche, qu’elle cacha derrière un meuble.
- Mais bon, ce n’est pas pour moi alors peu importe. Je ne fais que tenir la boutique d’un autre.
L’eoshen en resta muet. Bintou disparut dans l’arrière boutique et commença à préparer les produits pour l’eoshen. Il l’y rejoignit rapidement. Il ramassa les produits.
- Il y en a un nouveau, annonça Bintou qui lui tournait le dos. C’est un…
Un bruit lourd de chute retentit derrière elle.
- Somnifère puissant, finit Bintou en soupirant. Et merde…
Elle se retourna. L’eoshen gisait de tout son long sur le sol.
- Il marche bien, ce somnifère… Je me demande si je n’ai pas un peu forcé la dose, quand même…
En retenant sa respiration, elle attrapa le flacon qu’elle reboucha avant d’aérer convenablement la pièce. Puis elle s’accroupit à côté de l’eoshen endormi. Si elle ne faisait rien, il s’éveillerait à la tombée de la nuit. Elle l’appela plusieurs fois mais il ne réagit pas. Peut-être qu’avec la magie, cela marcherait mieux…
Peu certaine de la marche à suivre, elle activa le shen et se figea avant de caresser les fils blancs entourant l’eoshen. Jamais elle n’avait vu un assemblage aussi beau ! Jusque-là, il s’agissait de cordes grossières. Dans le meilleur des cas, un filet de pêche plus ou moins rêche, percé et emmêlé.
Celui-là présentait un… tissu voletant autour de lui. C’était magnifique. Les pans de tissu le traversaient, passaient les uns dans les autres, bougeant sous un vent intangible.
Le regard de Bintou fut attiré par une imperfection. Un petit nœud était visible près de l’épaule gauche de l’eoshen. Il dormait. Elle ne put s’en empêcher.
Elle attrapa les fils et dénoua le nœud tout en regardant autour d’elle apeurée par… rien. Il n’y avait personne. Elle grimaça avant d’épousseter l’épaule, comme pour faire disparaître son acte. Les fils déliés volaient dans le vent, librement. Elle aurait préféré qu’ils rentrent dans l’ensemble mais ils restèrent là à profiter de leur liberté retrouvée.
Bintou ressentit un profond sentiment de satisfaction. Elle sourit pleinement, envahie par une joie intense, avant de poser une main sur celle de l’eoshen et de l’appeler avec son cœur et sa magie, instinctivement, sans trop savoir ce qu’elle faisait exactement.
L’eoshen ouvrit les yeux, clignant plusieurs fois, éberlué, cherchant à comprendre.
- C’était un somnifère, indiqua Bintou. Je suis désolée.
- Ne le sois pas, maugréa-t-il. Je n’avais qu’à pas mettre mon nez n’importe où.
- J’ai dû te toucher pour te réveiller. J’espère que tu ne m’en veux pas.
- Au contraire, merci, indiqua-t-il avant de se lever et Bintou fit de même. Ouah !
Il attrapa le flacon sur la table avant de le regarder bizarrement. Il resta ainsi un long moment avant de revenir à la réalité.
- Je prends. Merci beaucoup, Bintou.
- Je t’en prie, indiqua-t-elle en souriant.
Il compléta son aumônière puis s’en alla, l’air ravi et songeur.
Bintou reprit sa vie. Les trois autres marchands vinrent chercher le flacon entier et payèrent tous la somme due. Le bouche à oreille fit son effet et bientôt, la boutique ne désemplit pas. Entre les parfums et les baumes, Bintou n’avait plus de temps morts. Tant mieux. Cela l’empêchait de penser à chez elle, à sa tribu, à sa famille, à son maître…
Pour l'instant, mon hypothèse semble se confirmer, Bintou a fait des expériences dont une qui a mal tourné et serait à l'origine des terres noires.
Autre hypothèse : la magie vient de quelque part, et comme Bintou est devenue magicienne super puissante, elle a sans le vouloir drainé la magie des forêts et les a transformées en terres noires
J'aime beaucoup ton chapitre ! Les personnages sont fascinants et la trame de l'histoire passionnante !
Alors des eoshen ont survécu ? Ils sont réfugiés du palais des cocons ou ce sont des autres ? Et ils sont combien ?
Autre petite question : ce chapitre se déroule après, avant ou en même temps que l'histoire de Narhem et Elian ?
Je suis très contente que ça te plaise. Tu dévores les chapitres !
Toutes tes questions trouveront réponse dans le roman (même s'il faudra parfois se montrer patient). Tu te poses les bonnes questions. Je suis ravie d'avoir un retour de lecteur qui s'interroge et veut en savoir davantage. Ca veut dire que j'ai réussi à donner cette curiosité, cette envie de comprendre, de reconstituer le puzzle. Promis : tout sera expliqué.