Les perles d’eau ruisselaient sur les vitres derrière Mateja. La grande fille était voûtée sur un tabouret, affalée sur une pile de cahiers. Je frémis en retrouvant celle qui avait failli briser mes rêves d’Emisal. J’étais partagée entre des relents de haine et la gêne de découvrir les traces de mes coups. Son visage était couvert de croûtes, d’ecchymoses et de pansements. Bien que replacé, son nez gardait une légère inclinaison. Cependant, ce qui me mit le plus mal à l’aise, ce fut son regard morne, plongeant. Où était passée sa colère ? Pourquoi ne m’insultait-elle pas comme à l’hôpital ? Pourquoi voulait-elle me revoir ? Avant même que je m’assoie, sans même lever les yeux, elle lança :
— Bonjour, Hildje.
Je peinai à lui rendre son salut. Lui parler comme à n’importe quelle autre adolescente me paraissait absurde après ce qui était arrivé. Mateja se leva, sans parvenir à croiser mon regard, avança à ma hauteur et me glissa :
— Je n’aurais pas dû t’insulter à l’hôpital. J’accepte tes excuses.
Puis elle sortit, comme pour fuir une situation insupportable. Je demeurai immobile en entendant son pas nerveux s’éloigner et ses mots résonner. Deux phrases maladroites, insuffisantes, mais qui portaient un poids inattendu : celui d’une fragile trêve.
*
Treizième jour
— Alors, tu sais qui tu vas inviter ?
Hinnes balaya la question de Tejko d’un geste de dédain.
— Personne, j’en ai rien à faire de la boum. C’est long, bruyant et tout le monde est serré ! Je demanderai aux anims de rester avec les petits.
— Ah bon ? D’accord.
L’échange des deux garçons brisa mes derniers espoirs d’inviter Hinnes pour la veillée. Naïvement, j’avais espéré qu’il surmonterait ses appréhensions pour rester avec moi, et même que nous pourrions danser ensemble. J’avais cru que la magie d’Emisal opérerait une fois de plus, rendant possible l’inconcevable. Mon enthousiasme pour l’avant-dernière veillée du séjour se mua en angoisse. Déjà, j’imaginais le pire : me retrouver à l’écart des danseurs, seule dans le noir.
— Ça va, Hildje ?
Julve s’était aperçue de mon malaise et posa sa main sur mon épaule. Elle distribuait les barres chocolatées pour le goûter et s’accroupit à ma hauteur. Je me hâtai de la rassurer :
— Oui, je commençais à avoir faim !
Mon sourire factice la trompa et elle s’éloigna pour aller servir les autres adolescents. Daanio et Sivline nous distribuèrent des gobelets de sirop et les conversations s’éteignirent une à une. Les olympiades de la veille avaient éreinté le groupe : ce répit était bienvenu. Je bâillai, en regrettant la trop courte sieste du début d’après-midi. Soudain, Miil se leva.
Tous les regards se tournèrent vers la petite blonde, dont le visage était empreint d’une ferme résolution. Elle avait enlevé ses lunettes et toussota pour s’éclaircir la voix.
— Breen. Je voulais t’inviter pour ce soir.
Le grand garçon aux boucles brunes se figea, embarrassé par l’attention qui se tournait vers lui. Son souffle se suspendit, trahissant son émoi. Il serra ses mains contre son ventre, comme pour s’empêcher de chuter. Il serra les lèvres, troublé autant de gêne que d’émotion. Il trouva cependant le courage de répondre d’une voix quasi inaudible :
— Oui. Je… Oui.
Les applaudissements de ses voisins fusèrent, éclipsant son hésitation. Plusieurs de ses amis se levèrent en le congratulant, Daanio frappa des mains en entonnant une sérénade, aussitôt reprise par l’ensemble du groupe. Galvanisée par les encouragements, Miil avança jusqu’à son amoureux et alla s’assoir pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille. Le chant se mua en explosion de joie générale. J’applaudis à tout rompre, touchée par cette étape finale de métamorphose.
Je me souvenais encore de la timidité de Miil lors des premiers jours, de son regard fuyant, de ses réponses brèves, de ses mises en retrait lors des jeux. Chaque jour, elle s’était davantage ouverte, pour prendre une place grandissante dans le groupe. Elle avait révélé son caractère bavard, sa bonne humeur et son altruisme. Voilà qu’elle nous montrait son courage.
Son acte inspira car deux autres jeunes suivirent son exemple, poussé par les encouragements bienveillants des animateurs. Mes yeux glissèrent vers Julve, que je vis hésiter à se lever plusieurs fois. Elle se tordait les mains et en tournant la tête vers Aslem, je compris qu’il partageait son appréhension. J’essayais de lui faire un signe d’encouragement mais elle ne me regardait pas. Je commençais à m’inquiéter de voir l’un des deux oser quand Tejko se leva à la surprise générale. Il lança d’une voix bégayante :
— Hildje, est-ce que tu veux bien… être ma cavalière ?
*
Les animateurs avaient installé des spots lumineux dans tout le réfectoire, tapissé les murs de paillettes. Un buffet de boissons et de confiserie était installé près de l’entrée, à la place du bar du casino. Le gramophone était posé sur une chaise au milieu de la salle et diffusait un morceau au rythme endiablé. Nous n’étions qu’une trentaine, le groupe des adolescents et des plus de dix ans, et la salle semblait immense.
J’avançai vers le centre de la pièce en tenant la main moite de Tejko, suivant les autres couples formés à l’occasion, Daanio et Sivline en tête. Les deux animateurs s’élancèrent les premiers sur la piste de danse, sans talent ni retenue. Leurs gestes maladroits et leurs rires apaisèrent la tension générale. Miil et Breen leur emboîtèrent le pas, avec plus d’adresse. En quelques instants, nous nous retrouvâmes tous à tournoyer autour du gramophone, à l’exception des rares solitaires partis au buffet.
Je n’avais jamais dansé en couple et je laissais Tejko me guider. Malheureusement, le pauvre garçon ne semblait pas plus inspiré que moi. Nous nous heurtâmes plusieurs fois, obstruâmes le passage d’autres danseurs. Le désarroi du garçon se lisait sur son visage perdu. Dès que le morceau s’acheva, il me lâcha. Ses mains commencèrent à trembler, il me remercia d’un murmure inaudible et tourna les talons. Je me retrouvai seule, déçue de ne pouvoir accompagner le ballet enthousiaste.
J’hésitai un instant à soit me diriger vers le buffet pour rejoindre Julve, soit à quitter la salle pour retrouver Hinnes. Je m’apprêtais à choisir cette deuxième option quand une main connue m’attrapa le poignet.
— Bah alors, Hildje, on t’a abandonnée ? demanda Liiva, un brin moqueuse.
— T’es là ?
— Bah ouais, je viens toujours à la boum !
— Je sais pas danser.
— Viens je t’apprends. Regarde mes pieds.
Je m’exécutai, ravie de me retrouver avec cette professeure. Elle me donna de brèves explications avant de m’entraîner à nouveau sous les projecteurs. Liiva commença par des gestes simples, orchestrés avec assez de lenteur pour que je ne m’y perde pas. Nous nous promenâmes d’un bout à l’autre de la piste en accélérant doucement. L’adresse de ma cavalière me déstabilisa : je craignais d’être de piètre compagnie. Je lui écrasais deux fois le pied, cognais d’autres danseurs. Liiva ne parut pas s’en apercevoir, trop concentrée sur la danse.
— Détends-toi, me glissa-t-elle. On dirait une bûche !
J’appliquai ses conseils et, petit à petit, ils commencèrent à faire effet. Sous le regard encourageant de Liiva, tout semblait possible. Soudain, le magnétophone diffusa une mélodie familière. Je reconnus la voix cassée de Sovleg, avec son timbre rauque, ses accents graves, portée par un doux air de piano. Arèle me l’avait souvent fait écouter au Château. C’était sa chanson préférée.
Elle était là d’vant moi, prête à m’embrasser
Et maintenant, j’me d’mande c’ qu’il vient de se passer
Et mon cœur bat, bat, bat comme la musique
Et mon cœur bat, bat, bat comme la musique d’une trop courte soirée d’été
Ces mots ravivèrent un flot de souvenirs amers qui rendaient par contraste l’instant présent jouissif. Je continuai de danser, en chantant le refrain à tue-tête. Mon enthousiasme fit rire Liiva et son rire avait des accents encore plus doux que ceux de la musique. Prise d’euphorie, je sentis mon environnement s’évaporer peu à peu. Oubliée la maladresse, oubliés les danseurs, oubliés les bruits de fête, oubliés les soucis. Il n’y avait plus que la musique, elle et moi. C’était magique.
Il y eut d’autres morceaux dont je perdis le compte, infatigable. Mes vêtements avaient beau se tremper de sueur, des gouttes ruisseler dans ma nuque, je refusai de m’arrêter. Je voulais continuer de suivre l’ange qui me guidait, continuer à tenir ses mains, à plonger dans ses yeux. Avec elle, j’étais si bien. Ce fut Liiva qui s’arrêta la première.
— Tu viens ? On va boire un truc ?
J’acquiesçai, le souffle trop court pour dire quoi que ce soit. Elle m’entraîna vers le buffet, me servit un jus de pomme au citron. Ma gorge était si sèche qu’elle aspira la boisson comme une terre aride la pluie. J’enchaînai plusieurs verres d’eaux sans pouvoir étancher ma soif. Cela fit rire Liiva. Encouragée par ses accents cristallins, j’exagérai mes gestes jusqu’à ce qu’elle se plie au sol, n’en pouvant plus. Je l’aidais à se lever et elle me glissa :
— J’ai besoin de prendre l’air.
Je tirais Liiva vers la sortie, évitant les groupes de discussions formés aux quatre coins du réfectoire. Je traversais le couloir, descendit la dizaine de marches qui menaient à la sortie de secours. Nous nous retrouvâmes sur une plateforme métallique semblable à celles des chantiers, à une dizaine du mètre du sol. Le ciel était couvert de nuages et je peinais à discerner autre chose que les ténébreuses silhouettes des pins. Je raffermis ma prise sur la paume de Liiva. Dans cette obscurité, je craignais de la voir disparaître.
Après la fournaise du réfectoire, l’air tiède de l’été me parut glacial. Voyant que je tremblais, Liiva posa ses bras sur mes épaules, les caressa doucement. Son visage se rapprocha. Ses pupilles noisette étaient les lunes au milieu de la nuit, leur éclat m’électrisait. Je me mis sur la pointe des pieds pour arriver à sa hauteur et sa tête se pencha vers la mienne. Mon cœur tambourina dans ma poitrine tandis que l’odeur des produits d’entretien s’immisçait dans mes narines. Jamais elle ne me parut plus douce que ce jour-là. Elle me rappelait notre rencontre dans les couloirs endormis.
Son nez effleura ma joue, ses bras minces m’enveloppèrent. Une chaleur enivrante tourbillonna dans mon ventre. J’entendis sa respiration saccadée, sentis son souffle sur ma peau. Puis il y eut le goût de ses lèvres. Douces mais gercées à force d’avoir été mordillées, elles portaient encore l’arôme du sirop du buffet. Un goût de menthe comme un goût de découverte, de nouveauté.
Un goût de menthe comme un goût de liberté.
*
Quatorzième jour
La chanson de Sovleg ne me sortait plus de l’esprit. Je la fredonnais au petit-déjeuner, en jouant au louvenuit, en marchant dans les bois, au repas, en faisant ma valise, en rangeant la chambre. Lorsqu’il m’entendait la fredonner, Hinnes me lançait un regard un peu triste. Je savais qu’une part de lui regrettait de ne pas être venu la veille. Je ne lui en voulais plus. S’il était venu, Liiva ne m’aurait peut-être jamais invitée à danser.
Hinnes avait beau pousser ma balançoire de toutes ses forces, le frisson de la vitesse était bien fade après les sensations de la veille. Mon corps et mon esprit étaient en ébullition. Mes pensées étaient gouvernées par un seul horizon : les retrouvailles que Liiva m’avait promises, à la tombée de la nuit, sur le balcon. Je rêvais de précipiter ce moment, d’accélérer le temps. Même la perspective de la dernière veillée ne m’excitait plus.
Julve vint nous chercher. Nous allâmes avec elle jusqu’au réfectoire, où les enfants de tous âges s’étaient rassemblés. Une scène sommaire avait été dressée là où se trouvaient habituellement les chariots de victuailles. Une ligne de bougie et des armoires couvertes de draps la délimitaient. Les suppositions allaient bon train sur la teneur de cette soirée dont les animateurs avaient refusé de parler. Enfin, Sivline parut, vêtue d’une longue tunique blanche. Un mouvement circulaire des bras lui suffit pour obtenir le silence.
— Mes chers amis, bonsoir ! Je suis la magicienne A’Mir et j’ai le pouvoir de réaliser tous les rêves. Car oui, je sais que vous rêvez tous, de choses bien différentes. J’ai sondé les âmes de chacun d’entre vous et ce soir, oui ce soir, je vais donner vie à vos aspirations les plus profondes, vos souhaits les plus chers. Pour commencer, j’aimerais appeler à moi Mour.
Un garçon du groupe des petits se leva, intimidé par les dizaines de regards braqués sur lui.
— Heureuse de te voir, mon garçon. J’ai su que tu souhaitais aller sur les Lunes. C’est bien cela ?
Mour acquiesça en rougissant. Sivline lui banda les yeux et deux animateurs amenèrent des disques illuminés de néons lumineux, les cachèrent derrière un drap. On installa l’enfant sur une chaise en lui racontant tout son voyage jusqu’aux lunes, qu’il put finalement toucher, émerveillé. Le garçon retourna à sa place sous les applaudissements avec un sourire béat. Puis Sivline appela un autre enfant, et encore un autre. L’un apprit à voler, l’autre obtint un loup de compagnie. Rivalisant d’ingéniosité, les animateurs avaient trouvé le moyen de faire plaisir à tous les enfants. Je réalisai peu à peu que mon tour finirait par arriver.
Je me rappelai du petit papier que l’on nous avait fait écrire quelques jours plus tôt. Ce souvenir était vague et je ne me souvenais plus de ce que j’avais choisi. Je me souvenais avoir parlé de revenir à Losival mais mes deux autres rêves m’échappaient. Cependant, je n’y pensais plus trop, happée par le spectacle merveilleux qui se jouait devant nous. Daanio, Sivline et tous leurs collègues avaient dû abattre un travail monstre pour arriver à de tels résultats. Je ne comprenais pas quand ils avaient pu préparer ce spectacle : ils passaient toute la journée avec nous. Ils étaient à mes yeux des magiciens, capables de nous faire rêver avec du carton, des ficelles, de la peinture et des déguisements. Des magiciens capables de me faire oublier la Ferme, le Château, et même Liiva le temps de quelques heures.
Entre chaque rêve, Sivline comblait le temps de préparation du suivant en narrant l’histoire de sa vie de magicienne. Elle était si convaincue par son récit que je finis par la confondre avec son personnage. J’avais oublié assister à une veillée quand les animateurs du groupe des petits reparurent pour aller les coucher. Tranche d’âge par tranche d’âge, chaque enfant fut mis à l’honneur, amené sur la scène, applaudi. Tous souriaient.
Peu à peu, le public se dégarnit. Quand ce fut à Julve de rejoindre Sivline, je réalisai qu’il ne restait plus que nous, les adolescents. Je sentis mon rythme cardiaque augmenter : je pouvais à présent être appelée à tout instant. J’étais aussi intriguée par les rêves notés par mes amis. Quand Julve eut les yeux bandés, Sivline nous invita à tous nous lever pour former une longue chenille. Le gramophone diffusa un bruitage de chemin de fer et Julve se mua pour quelques minutes en conductrice de train. Ce rêve loufoque nous fit rire, danser.
Tejko rencontra Daanio déguisé en Avora, le chanteur vedette qu’il adulait. Hinnes fut installé entre trois armoires de bibliothèques, bercé par une musique douce. Mateja fut accueillie dans l‘immense château de carton dont elle venait d’hériter. Miil et Breen eurent droit à leur faux mariage sous un jet soutenu de riz, s’embrassèrent sous un tonnerre d’applaudissements. Aslem gravit le Pic de Givre sous nos encouragements, réduit ce soir-là à une table drapée de noir. Et mon tour vint.
— Hildje, lança Sivline, viens à moi ! Ferme les yeux et imagine que tu es sur un paquebot. Cela fait des semaines que ta croisière dure, l’arrivée n’a jamais été aussi proche. Tu as le cœur qui bat en t’imaginant fouler enfin cette terre qui te fascine tant. Amarina.
Quand le foulard glissa de mes yeux, je découvris Daanio vêtu d’une longue robe de soie blanche. Son col montant était parsemé de boutons en tissu, ses manches amples liserés d’or. Une ceinture d’écailles, un turban de tissu noir et un pendentif de jade autour du cou agrémentaient le tout. Ce n’était pas un déguisement.
Je me souvins de ses descriptions des gardiens d’In-gû et compris qu’il portait le costume de son père. Pour réaliser mon rêve. Daanio était resplendissant. Si beau que je ne pus d’abord avancer vers lui, aussi intimidée qu’émerveillée. Même le mot rêve ne saurait décrire l’exaltation qui me saisit à cet instant. J’étais envahie par un tourbillon d’émotions en découvrant ce fragment de culture si fascinant, ce fragment d’identité que l’on m’avait arraché.
Daanio souriant en savourant ma joie. Ses yeux brillaient encore plus que les miens : il était au bord des larmes. Derrière lui, un décor avait été peint sur un panneau de bois contreplaqué. Aussi maladroit que minutieux, le trait représentait une forêt marécageuse grouillant d’animaux inconnus, un ciel couvert de nuées d’oiseaux. Je sus qu’il l’avait réalisé seul, seulement pour moi. Il avait dû y passer des heures. Mon cœur déborda de reconnaissance et j’allai me jeter dans ses bras.
Aucun de mes gestes ou de mes mots ne pouvait dire assez ce que je ressentais pour cet homme. Lui qui m’avait donné tant d’amour en si peu de jours. Daanio, dont le nom rimerait toujours avec héros.
*
Quand les animateurs annoncèrent une nuit à la belle étoile, une joie extatique souleva mes camarades. À quelques heures du départ, on offrait au groupe un sursis, d’ultimes moments de partage. Malgré la tentation de rester avec eux, je me dirigeai vers la sortie. Je n’aurais pas de meilleure occasion de me retirer sans être vue et je devais me dépêcher si je voulais profiter de Liiva. En me glissant dans le couloir, j’eus l’impression de quitter le groupe fusionnel dont j’avais été membre, d’anticiper la séparation plutôt que de la subir. Je garde un souvenir amer de ces pas dans le couloir où j’entendis les cris s’éloigner avec la chaleur et la lumière.
— Hildje !
Je sursautai en voyant Julve sortir des toilettes. Je ne l’avais pas vue quitter la veillée. J’esquissai un sourire avant de reprendre mon chemin.
— Attends ! Je voulais te dire que je m’inquiète pour Hinnes. Il est monté tout seul dans votre chambre. Je crois qu’il ne va pas bien.
Je soupirais de ce désagrément inattendu, d’abord tentée d’ignorer cette nouvelle. Hinnes pouvait bien se débrouiller quelques heures sans moi, me laisser profiter de mon dernier soir avec Liiva. Je hochai la tête et me dirigeai vers la sortie de secours. Elle n’était qu’à quelques pas, sans doute penchée sur la balustrade, fascinée par la voûte nocturne. Il me semblait que le couloir sentait la menthe. J’avais hâte de me tenir entre ces bras.
Cependant, je ralentis. Une image me revint à l’esprit et mon excitation se mua en inquiétude. Les cicatrices à l’arrière de ses bras. Se pouvait-il qu’Hinnes se scarifie à nouveau ? Un violent frisson me traversa la nuque à cette horrible pensée. Je ne pus attendre un instant de plus : je devais vérifier. Me maudissant de ma négligence, je courus vers notre chambre, tournai le dos à Liiva.
Je débouchai dans notre chambre haletante, le cœur emballé. Je poussai un long soupir de soulagement en voyant Hinnes accoudé sur la fenêtre grande ouverte. Il semblait contempler les étoiles. Il me sembla respirer pour la première fois depuis le début de ma course : j’avais craint le pire. Je vins m’accrocher à l’épaule de mon ami comme nous avions l’habitude de le faire dès que nous étions assis ensemble. Ce fut quand je le touchai qu’Hinnes s’aperçut de ma présence :
— Tu n'es pas avec eux ?
— Je m’inquiétais pour toi. Tu m’as dit que tu irais à la veillée des petits et…
— Je n’avais pas envie. Ils font trop de bruit. Je préfère le silence.
La voix de mon amie était éteinte, son visage dénué de toute émotion. Il me répondait sans même me regarder, comme si un voile nous séparait. Julve avait raison : il allait mal. Je voulus déchirer ce qu’il y avait entre nous, comprendre enfin ce qui lui faisait si mal. D’une voix résolue, je demandais :
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Rien. C’est… C’est… C’est stupide. Je sais qu’il ne sera pas là.
— Qui ?
— Mon oncle. J’ai l’impression que c’est lui qui m’attendra à la gare. Ça me fait toujours la même chose le dernier soir. Je le vois m’attendre sur le quai, me tirer par la main jusqu’à sa camionnette et me ramener chez lui. J’ai peur.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Un éclair de terreur traversa les yeux de mon ami. Il répondit d’une voix ferme :
— Tu ne veux pas savoir.
Il y eut quelques instants d’un douloureux silence avant qu’Hinnes ajoute :
— Il vit à Losival et pourtant il me hante partout. Quand je me réveille la nuit, j’ai l’impression qu’il est penché au-dessus de mon lit. C’est horrible. Je préfère toutes les douleurs à ça. Je crois que je ne serais tranquille qu’au jour de sa mort.
— Jamais je ne laisserai personne te faire du mal !
— Hildje, demain Emisal, c’est fini. Tu vas rentrer dans ta famille et moi je vais encore me retrouver tout seul.
Son visage se tordit d’une grimace de souffrance, ses yeux s’emplirent de larmes. Il articula difficilement :
— Il n’y a qu’avec toi que je me sens bien.
— Oh, Hinnes !
Je l’étreignis avec la même force qu’au jour de nos retrouvailles, sous le Chêne. Je m’en voulus de ne pas avoir davantage profité de lui. Mon premier ami. Dans quelques heures, je risquais de le perdre, d’être renvoyée à l’autre bout du pays. Nous n’avions plus qu’une nuit et une poignée d’heures de train. Plus que jamais, je réalisais ce que je m’apprêtais à perdre. Je tentai de nous rassurer tous les deux :
— Cette fois, je ne laisserai personne nous séparer. Daanio ne les laissera pas faire.
— Daanio n’est qu’un animateur, il ne pourra rien faire. Et toi, ils te diront que t’es qu’une enfant. Hildje, demain c’est fini.
— Ça sera jamais fini ! Ils peuvent m’emmener où ils veulent, je viendrai te retrouver ! Je m’enfuirai et j’irai à Osivel ! Je suis là, Hinnes. Je te promets que je serai toujours là.
Par la fenêtre, les yeux de la nuit brillaient. Témoins de ma promesse.
Je commence par mes petits chipotages, comme ça c'est fait :
"J’avais oublié assister à une veillée quand les animateurs du groupe des petits reparurent pour aller les coucher. " : Je ne crois pas que la forme oublier+infinitif soit correcte. Je pense qu'on dit plutôt "J'avais oublié que j'assistais..."
"La voix de mon amie était éteinte, son visage dénué de toute émotion." : de mon AMI, non ?
Aaaah, j'avoue que je m'étais demandé si Hildje était attirée par les filles. Sa relation avec Givke est basée sur l'empathie et le partage de leur pénible quotidien, mais il y a quand même une certaine tendresse qui semble dépasser un peu le seul instinct de protection ou la seule amitié. Et comme Liiva lui ressemble, en plus (et qu'elle est très sympa), ce rapprochement paraît tout à fait cohérent. Je trouvais aussi que la relation entre Hildje et Hinnes semblait bien platonique et fraternelle. Mais tu as traité tout ça avec beaucoup de subtilité, c'est vraiment très bien fait !
La veillée des rêves, j'ai l'impression que tu as continué à te faire plaisir. Mais ça marche drôlement bien : j'avais les yeux humides pour le rêve d'Hildje avec ce que Daanio lui avait préparé ♥
C'était encore un chapitre très agréable à lire, mais je vais quand même reprendre ma réflexion du commentaire précédent, parce que je pense que j'ai compris ce qui m'embêtait et pourquoi je te suggérais d'amplifier l'intensité des introspections de Hildje. En fait, je trouve que dans les chapitres qui se déroulent à Emisal, le contraste avec le reste de l'histoire est tel qu'on finit même par avoir l'impression que ce n'est plus la même histoire. D'abord parce que (à mon avis) le contexte animation/colo/loisirs n'a pas tout à fait la même intemporalité que le reste de l'histoire. Ce sont des pratiques et des notions assez modernes, je pense, alors que la vie au Château ou à la ferme semblait s'inspirait de références plus anciennes. Et ensuite, parce que comme dit avant, la vie de Hildje change radicalement puisqu'elle passe du statut d'esclave à celui d'un enfant en vacances, bien entouré, bien nourri, écouté et compris. Aucun de ces deux éléments ne me pose de problème en soit : ce sont des choix intéressants ! Mais je pense que pour les mettre en valeur, il faudrait souligner le changement radical, et surtout son ou ses impacts sur Hildje. Pour l'instant, j'ai un peu l'impression qu'elle ne pense absolument plus à sa vie d'avant, et même qu'elle l'a oublié. Par exemple : pour la première fois de sa vie, elle réalise que certains enfants vivent comme ça tout le temps, qu'on ne leur demande pas de travailler, qu'ils sont aimés, compris, écoutés quand ils sont malheureux... je trouverais ça intéressant de savoir ce que ce constat lui fait : est-ce que ça la met en colère, ça la rend, jalouse, ça lui donne de l'espoir ? Est-ce qu'elle se fait des promesses par rapport à ça ?...
Est-ce que ce que je dis à du sens ?
J'ai hâte de découvrir la suite, en tout cas !
A très vite
Top ! Trop cool de lire ton retour sur les relations Hinnes / Hilde / Givke / Liiva, tu as complètement compris où je voulais en venir avec l'amourette Liiva / Hildje. C'est chouette que ça semble subtil.
"La veillée des rêves, j'ai l'impression que tu as continué à te faire plaisir. Mais ça marche drôlement bien : j'avais les yeux humides pour le rêve d'Hildje avec ce que Daanio lui avait préparé ♥" Ouiiiii, carrément, ce chapitre là est au moins (sûrement un peu plus) aussi personnel que le précédent, et le rêve préparé par Daanio me tenait grave à coeur.
Effectivement, ce que tu dis est pertinent. Je pense qu'il y a moyen d'ajouter un peu plus d'introspection et de réflexion. Après, ce ne sera pas non plus trop parce que mon intention c'est aussi de montrer qu'Hildje embrasse complètement le présent, oublie ses soucis le temps de ses vacances, n'a pas trop envie de penser au futur et à ses inévitables problèmes... Mais ça aussi, je dois le développer davantage.
Merci de ton retour !!
Bien alors je valide ce chapitre dans l'ensemble, la fin particulièrement qui donne enfin une ouverture sur le mal-être d'Hinnes (et ça fait froid dans le dos d'ailleurs, on peut imaginer des choses plutôt sordides concernant cet oncle...).
Concernant Liiva... Peut-être parce que je n'ai pas relu le début de relation avec Liiva après que tu aies modifié son personnage, mais je ne m'attendais vraiment, vraiment pas à cette tournure d'événement. Du coup ça m'a fait bizarre parce que malgré que tu m'aies prévenue, dans ma tête elle était plus âgée que Hildje et il y avait un côté jeune adulte qui du coup raisonne curieusement avec ce rapprochement. Je sais que tu as modifié son âge entre temps mais j'arrive pas à en faire totalement abstraction, je suis désolée ^^ Comment se rencontrent-elles au départ, du coup ? Peux-tu m'indiquer à quelle chapitre a lieu la rencontre ?
Puis zut, je sais que c'était une amitié à ce stade, mais j'avoue que j'avais un peu un œil sur un rapprochement Hinnes / Hildje ^^ Ils ont une fondation solide, je trouvais que c'était joli à explorer.
Remarques diverses :
- "Son visage était couvert de croûtes et d’ecchymoses, avec quelques pansements." -> la virgule coupe bizarrement la phrase. Le "avec quelques pansements" me semble mal placé.
- " touché par cette étape" -> touchée
- "— Hildje, est-ce que tu veux bien… être ma cavalière ?" -> Beh ! Et la suite ? La réaction, l'émotion de Hildje...? Cette coupure me frustre un peu ! ^^ Ça doit lui faire un petite quelque chose, quand même, non ?
- "Son col montant était parsemé boutons en tissu" -> manque un mot
À bientôt ! ^^
Oui je pense que ces changements ont un peu gâché ta lecture, j'en suis désolé ! C'est vrai que j'ai changé le rôle de Liiva du tout au tout. J'ai préféré laisser le rôle de mentor exclusivement à Daanio. Du coup, j'ai changé non seulement son âge mais aussi une partie du fond de ses interactions avec Hildje, c'est un personnage vraiment différent.
Si tu souhaites relire pour te refaire une idée, les deux passages que j'ai modifié principalement sont :
Chapitre 11, tout le passage après "Premier Jour" jusqu'à "Emisal c'était bien"
Chapitre 13 après "Troisième Jour" jusqu'à "en la laissant me guider"
Ahah intéressant de te lire sur le Hinnes x Hildje, c'est clair qu'il y aurait de la matière à une potentielle romance. Je préfère ne rien te dire plus à ce sujet mais je suis évidemment très curieux de voir ce que tu penseras du développement à venir de cette relation.
Top si tu as apprécié le reste, et notamment les révélations sur Hinnes. C'était effectivement un meilleur timing pour explorer son mal être que la scène de scarification.
Oui, je pourrais développer le passage qui suit la demande de Tejko, j'avoue que je ne pensais pas que ce serait si frustrant à la lecture^^ Merci de ton retour du coup
Bien vu pour les coquilles, tout est corrigé !
Merci de ton commentaire et à très bientôt (=
À bientôt ^^