En retrouvant Liiva derrière la cabane de jardin, je voulus me jeter dans ses bras mais elle fit un pas en arrière. Sa réaction me blessa, alors que je l’avais cherchée dans tout Emisal pendant de longues minutes. Son regard fuyant, ses mains croisés sur sa taille m’inquiétèrent : de quoi avait-elle peur ? Personne ne nous verrait derrière la cabane de jardin, personne ne nous entendrait : tous étaient occupés à finir leurs valises. Le visage baissé, Liiva finit par se justifier d’une voix méconnaissable :
— Hildje, j’ai parlé avec mon père.
— De quoi ?
— On n’aurait jamais dû. C’est mal ce qu’on a fait.
— C’était juste un baiser.
— Les filles peuvent pas s’embrasser entre elles. C’est interdit.
Ces mots me coupèrent le souffle, écrasèrent toute réponse dans ma gorge. Comment pouvait-elle dire une chose pareille ? Pourquoi avait-elle parlé de nous à son père ? Comment pouvait-elle croire qu’il lui suffisait de quelques phrases pour balayer ce moment ? À mes yeux, il avait signifié tellement plus. Des larmes de colère naissaient déjà sous mes pupilles lorsqu’elle m’infligea un nouveau coup de poignard :
— Hildje, désolée. C’est fini.
*
Colère.
Le miroir de la salle de bain se fendillait un peu plus à chaque fois que mes poings frappaient le verre.
Tristesse.
Quand mes genoux s’abattirent sur le carrelage, il ne me resta plus qu’à crier l’abîme de ma détresse.
*
Pendant toutes ces années au Château, à la Ferme, j’avais cru construire un bouclier impénétrable. Et voilà que quelques phrases avaient brisé toutes mes défenses. Cette blessure-là avait un goût différent des autres, teinté d’une tendre amertume. Pourtant, qu’est-ce qu’elle me faisait mal. Enfermée dans les toilettes de ma chambre, je demeurais de longues minutes à genoux, effondrée entre mes coudes. Plus de pleurs, seulement ma respiration rauque et régulière. Je n’avais plus la force de me lever, d’affronter mes dernières heures à Emisal. Je regrettais de tout mon cœur tous ces jours passés dans l’insouciance.
Plié en boule entre mes mains, le dessin d’oiseau sans ailes de Liiva. J’avais hésité à le déchirer, à le jeter dans la cuvette mais n’avait pu m’y résoudre. Il continuait de m’évoquer la douceur des moments passés avec Liiva, malgré tout. Notre rencontre dans les couloirs obscurs, la part de gâteau au chocolat, la découverte du repère des milans, nos pas de danse et notre baiser au goût de menthe. Je ne pouvais renier ces moments si précieux. Même si cela apaisait ma terrible douleur.
Je croyais être un peu comme cet oiseau. J’avais plané le temps de quelques instants dans les airs, grisée par la hauteur. Mes plumes avaient effleuré Liiva, je m’étais crue l’être le plus proche d’elle. Puis une rafale des vents m’avait séparée d’elle, si brusquement. Je regrettais déjà ce sentiment d’unité si précieux, cette euphorie aérienne, consciente qu’elle ne me reviendrait jamais plus. Sans ailes, je ne pouvais plus que tomber.
Je me croyais perdue pour de bon dans cette tempête d’affliction quand on frappa doucement à la porte. Ma respiration se calma et je me redressai avec la peur d’avoir été entendue. Cette tristesse n’était qu’à moi. Je me tus en essayant de réprimer gémissements et battements de cœur. Hinnes s’obstina, me demanda d’une voix ferme :
— Ouvre-moi.
Après m’être relevée avec peine, j’essuyais mon visage avec le rideau de la douche, me recomposai une mine acceptable devant les restes du miroir. Puis je tournai le verrou en prenant une grande inspiration. L’illusion ne trompa pas mon ami, qui tira ma main vers lui avec inquiétude.
— Hildje, ça va ?
— Non.
Hinnes eu la délicatesse de ne rien me demander. Cependant mon fardeau était trop lourd pour être tu et je lui avouai :
— J’ai embrassé Liiva à la boum. La fille du concierge. Elle vient de me dire que c’était une erreur, que…
Cette phrase s’acheva dans un hoquet douloureux. Je ne la repris pas : Hinnes n’avait pas besoin de plus. Il s’accroupit contre moi et je frémis quand sa main chaude se posa sur mon épaule. Je pris une grande inspiration en laissant mes larmes refluer et la présence de mon ami m’apaiser. Comme je me sentais bien quand il était près de moi.
— Tu regrettes ? finit-il par demander.
Je me surpris à répondre aussitôt :
— Non. C’était bien.
Je choisis ce mot à défaut d’un autre, car merveilleux ou extraordinaire aurait sonné faux dans ma bouche. Car aucune description ne pouvait vraiment rendre justice à ce baiser.
— C’est bizarre, hein ?
— Quoi, Hinnes ?
— Quand c’est terminé. Il ne reste plus qu’un souvenir un peu flou mais avec plein de détails. C’est un peu comme au réveil, après un joli rêve. Moi, elle s’appelait Nirces, elle avait un an de plus que moi et elle venait de Losival. Elle était venue animer la veillée des petits avec moi pour pas me laisser tout seul le soir de la boum. Quand ils se sont couchés, on a rangé la salle ensemble et puis…
Mon ami laissa planer un silence rêveur, les yeux perdus dans la contemplation du robinet. Surpris qu’Hinnes ne m’en ait jamais parlé, je lui demandai :
— C’était quand ?
— Il y a deux ans, la première fois que je suis venu à Emisal. On est restés assis ensemble tout le retour. À la gare, on s’est promis de s’écrire, elle m’a dit qu’elle m’inviterait dans la maison de ses parents pour les vacances d’hiver. Sur le moment, j’ai été content d’entendre ça. Je lui ai écrit, elle aussi m’a envoyé une lettre. Et puis c’est tout. Mes espoirs de retrouvaille sont morts à petit feu et l’année suivante, elle n’était plus là. Ça m’a fait mal d’être seul dans le train. À ce moment-là, je me suis dit que j’aurais préféré qu’elle me dise qu’on ne se reverrait pas. Que c’était mieux comme ça. Un joli souvenir.
— Je suis désolée. C’est à cause de moi que tu es parti seul. J’aurais dû être là, j’aurais dû….
— Non ! C’est la faute d’Arèle et des adultes ! C’est eux qui t’ont chassée du Château ! Ne t’accuse pas de leurs erreurs ! Tu méritais d’aller à Emisal.
La douceur avait laissé place à la colère. Que sa colère me faisait du bien ! La voix d’Hinnes chassa un poids de mes épaules chargées de culpabilité. Puis elle les enveloppa d’une couverture aussi douce que chaude :
— Ne sois pas trop triste, Hildje. Beaucoup de gens t’aiment et encore beaucoup d’autres t’aimeront.
*
Au milieu des chants joyeux, j’entendais la pluie clapoter sur la vitre du bus. Encouragé par nos cris, le chauffeur klaxonna en éclaboussant le trottoir. Un instant, mon regard se perdit dans la contemplation des sols arides, de la végétation sèche, enfin irrigués. Puis j’aperçus le panneau. Emisal.
Barré de rouge.
*
— Hildje, viens voir !
Daanio m’attira à l’écart de la soute où les enfants attendaient leurs valises. Il portait une élégante chemise de soie blanche à boutons bleus, peut-être plus rassurante aux yeux des parents. Je me demandais ce qu’il allait me dire. En l’observant au petit-déjeuner et lors du rangement, je l’avais deviné affecté par notre départ. Il avait beau arborer le sourire rassurant de celui qui a vécu mille adieux, un soupçon d’inquiétude et de tristesse s’y étaient glissés. Il posa sa main sur mon épaule et me chuchota d’une voix grave :
— J’ai appelé le Château hier soir pour parler de ton retour.
Ces mots sonnaient comme un adieu. Ils me déchiraient le cœur en me rappelant que Daanio était un adule soumis aux mêmes lois et devoirs que les autres. Suspendue à son verdict, je l’écoutai ajouter :
— Je n’ai pas réussi à avoir Eemke, elle n’était pas là. Mais je sais que c’est elle qui vient reprendre Hinnes, elle me l’a dit le jour du départ. Je verrais avec elle ce qu’on fait pour toi.
— Je voudrais rester ici.
Ma réponse sonna faux. Je n’étais pas certaine de vouloir d’un Emisal sans Hinnes, Julve, Miil et tous les autres. Ce que j’aurais vraiment voulu, c’était que notre séjour se poursuive pour toujours. Cependant, le rangement, les adieux avec Liiva et le trajet dans le bus avaient déjà commencé à clore ce chapitre de ma vie. À quoi bon essayer de rester dans un rêve lorsque le soleil brûle les yeux ? Daanio raffermit sa prise sur mon épaule, comme pour me consoler.
— Ne t’inquiète pas. Je ne te laisserai qu’entre les mains de personnes de bien, je te l’assure. L’année passera vite et on se retrouvera dans quelques mois. C’est court, tu verras.
*
Après son élimination par le conseil du village, Julve vint s’asseoir à mes côtés sur la banquette du train, à la place d’Hinnes. Il n’y prêta pas attention, trop occupé à animer la partie de louvenuits. Je crus d’abord qu’elle voulait me réconforter de ma défaite précoce et je levai les yeux au ciel. Je m’étonnai de la voir se contorsionner pour sortir un papier chiffonné de sa poche. Elle le posa sur la table en me murmurant :
— C’est de la part de Liiva. T’inquiète, j’ai pas lu.
Puis elle retourna à sa place pour ouvrir une livre, aussi discrète et insaisissable qu’un chat. Je ne pensais pas à la remercier, trop préoccupée par le contenu de cette lettre. Je me demandais si Julve avait deviné quelque chose et lui sus gré de sa délicatesse. Comme je sentais une bouffée de chaleur me monter au visage, je me tournai vers la vitre du train. Il était hors de me question que l’on me demande ce qui m’arrivait : j’en mourrais de honte.
La gorge serrée, je dépliai le papier à gestes hésitants, redoutant le dernier cadeau de Liiva. Avait-elle écrit pour m’enfoncer davantage ? Ou bien, une part de moi l’espérait de tout cœur, voulait-elle me dire combien je comptais à ses yeux, qu’elle espérait me revoir ? Rien de cela n’aurait eu de sens mais mon esprit avait perdu tout sens logique. Qu’est-ce que cette fille me voulait ?
À ma plus grande surprise, je vis d’abord une silhouette griffonnée au crayon de bois, portrait sommaire de Liiva. Elle avait les yeux baissés et les mains serrées, le visage entouré d’ombres. En dessous, elle avait écrit Madame Maladroite. Je dévorai les quelques phrases écrites en bas de page.
Hildje, je suis désolée de ce que je t’ai dit. D’avoir été si maladroite. J’aurais voulu que nos adieux se passent autrement.
Je ne veux pas que tu gardes une mauvaise image de moi, et d’Emisal. J’ai été contente de faire ta rencontre, de passer ces beaux moments avec toi. Tu es une fille formidable.
Je te souhaite le meilleur où que tu ailles.
Affectueusement,
Liiva
Je relus ces mots plusieurs fois, jusqu’à entendre la voix de Liiva. Sa lettre était belle, un aurevoir plus à la hauteur du lien puissant et éphémère qui nous avait unies. Je la gardai ensuite contre mon cœur en laissant mon regard se perdre par la vitre du train. Quand on me proposa de rejoindre une nouvelle partie, je me contentais de secouer la tête. Une nuée d’émotions se brouillaient dans mon esprit. Je finis par retrouver assez de lucidité pour attraper mon sac à dos. Je repliai la lettre et la glissai dans la poche arrière, là où se trouvait déjà le dessin de milan. Rangeant parmi mes souvenirs ces derniers mots à la fois si doux et si amers.
*
Les pins avaient laissé place aux chênes, le sable à la mousse, la lumière aux ténèbres. Nous avions plongé dans Velas comme dans un tunnel sous la montagne. L’obscurité de la plus grande forêt du pays avait fait sombrer tout notre wagon dans le sommeil. De l’autre côté de l’allée, Miil et Breen se serraient plus que les cordes d’un nœud, profitant de leurs dernières heures ensemble. Quant à Hinnes, il ronflait doucement, la tête penchée en arrière. Épuisée par le rythme intense du séjour, j’aurais voulu l’imiter mais j’en étais incapable après avoir lu la lettre de Liiva. Songeuse, je laissais les images d’Emisal se succéder dans mon esprit, priant pour n’oublier aucune d’entre elles.
Une crampe me sortit de ma somnolence. Je me redressai en étirant mes jambes, me tournai vers l’intérieur du train. Alors que je cherchais une position confortable, mon regard fut attiré par la tablette d’Hinnes. Il y avait laissé son carnet, fermé avec un crayon de bois dessus. Je l’avais vu noircir ses pages tous les soirs depuis le début du séjour, mais il n’avait jamais voulu m’en parler. Lorsqu’il écrivait, il cachait ses notes avec son autre main.
La curiosité m’envahit : qu’écrivait-il ? Des souvenirs d’Emisal ? Une histoire semblable à celles qu’il me contait au Château ? Des secrets ? Je fus tentée de l’apprendre et je posai sur la main sur la couverture de cuir. J’hésitai, consciente de violer le jardin secret de mon meilleur ami mais la curiosité était trop forte : je saisis le carnet. Après m’être assurée du sommeil d’Hinnes, j’ouvris la première page. J’y découvris une vieille photographie en noir et blanc.
Elle représentait une petite fille assise sur une balançoire, au milieu d’un jardin en fleurs. Elle semblait sur le point de s’élancer d’avant en arrière, souriait comme par anticipation. Le vent faisait flotter une robe légère aux motifs floraux autour de ses jambes. J’approchais l’image de mes yeux pour m’intéresser au visage de l’enfant. Je connaissais son nez fin, ses lèvres aux courbes délicates, son regard rêveur. J’avais l’impression de regarder une version féminine d’Hinnes, l’insouciance du regard en plus. Sa sœur, j’en étais sûre.
Hinnes ne m’avait presque jamais parlé de sa famille. Je savais qu’il était arrivé au Château à cause des maltraitances de son oncle et c’était tout. J’ignorais même si ses parents et cette mystérieuse sœur vivaient toujours. J’avais seulement l’intime conviction qu’Hinnes n’accrocherait pas sur son carnet la photographie d’une morte. Quel âge avait sa sœur ? Où vivait-elle ? L’avait-il revue depuis son placement ? Ou cette photographie constituait-elle la dernière image qu’il possédait d’elle ?
Toutes les réponses devaient se trouver dans ce carnet. Ce trésor aux pages jaunies et usées. On pouvait deviner l’écriture soignée d’Hinnes, découpée en paragraphes, un par journée. Cependant, tourner la page suivante me mettait trop mal à l’aise. Je me souvins des mots d’Hinnes. Tu ne veux pas savoir. Je ne pouvais lui arracher les secrets qu’il m’avait toujours tus. Je décidais plutôt de découvrir les dernières pages, écrites à Emisal. Je pensais alors que ces secrets là m’étaient accessibles, ils touchaient à des moments que nous avions vécus ensemble.
J’arrivais aux deux tiers du carnet. L’encre des dernières phrases était encore fraîche. Il y avait trois taches rouges sur le haut de la page, laissées par des gouttes de sang. Elles dataient du treizième jour de séjour. J’eus beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souvenais par avoir vu Hinnes se blesser. Se pouvait-il que ? J’eus un frisson d’horreur en l’imaginant se scarifier dans son lit, juste à côté de moi.
À cet instant, Hinnes grogna en s’étirant. Je reposai brusquement le carnet à sa place, puis le crayon, me tournai vers la vitre, craignant d’avoir été démasquée. Après quelques secondes de silence, je repris une respiration régulière : Hinnes n’avait rien vu. Cela n’y changeait rien : j’avais profané son jardin secret, trahi sa confiance. Je maudis ma curiosité en me disant qu’Hinnes avait raison : je ne voulais pas savoir.
*
Nous descendîmes du train en désordre, pressé par les cris des contrôleurs. C’était le début de l’après-midi et nous entrâmes dans la gare comme dans une fournaise. Quand sa verrière monumentale se déploya au-dessus de nos têtes, j’eus l’impression d’être à l’intérieur d’une gigantesque bulle brillante de soleil. Le vacarme de la foule résonnait au loin et je lançais un regard sur mes amis de séjour. Étaient-ils aussi inquiets que moi ?
Non, bien sûr. La joie de retrouver leur famille succèderait bientôt à leurs mines tristes. Ce soir, ils seraient chez eux alors que moi, je pouvais être envoyée à l’autre bout du pays. À quelques mètres de la fin du quai, les animateurs nous arrêtèrent pour nous rendre nos valises. On nous fit asseoir et on nous distribua des fruits tandis que le train repartait en sifflant. À l’avant, un premier groupe de petits fut conduit par des animateurs vers leurs parents. Puis un autre. Et encore un autre. Et chaque fois, la séparation se rapprochait un peu plus.
Aslem fut le premier à me dire au revoir. Il évoqua quelques souvenirs avec un sourire timide avant de me serrer la main, aussi formel qu’à son habitude. Puis Miil se décolla de Breen pour se fondre dans mes bras, sans retenue. Elle y pleura à gros sanglots. Je l’étreignis avec force. Elle non plus n’aurait pas un retour joyeux, elle qui s’apprêtait à affronter la séparation de ses parents. Son amoureux l’imita tandis qu’elle me disait :
— Merci, Hildje. Merci pour tout.
Ma gorge était si nouée que je ne pus lui répondre. Son émotion m’avait envahie et j’acquiesçai en essuyant mes premières larmes du jour. Puis les visages et les adieux se succédèrent dans les sourires et les larmes. Je saluai Tejko, Mateja et tous les autres. Ceux que j’appréciais comme ceux à qui je n’avais pas dit un mot : ça n’avait plus aucune importance. Tous, nous avions partagé la même aventure au sein d’un groupe soudé comme il en existe peu. Nous avions vécu l’exception.
Julve fut une des dernières que je pris dans mes bras. Elle ne pleurait pas mais nos adieux eurent une tonalité particulière. Sa spontanéité, son empathie et son rire allaient autant me manquer que sa maladresse et sa timidité. Notre relation me laissait un goût d’inachevé. J’avais la sensation qu’avec un peu plus de temps, nous aurions pu être des amies soudées. Je n’avais pas envie de me séparer d’elle, pas envie d’attendre une année entière dans un hypothétique espoir de retrouvailles.
Je pleurais désormais sans retenue, tandis qu’elle me serrait très fort contre elle. Je sentais son cœur battre la chamade contre le mien. À cet instant si proche mais bientôt si loin. Je ne voulais pas que ça se termine. Julve était comme l’ancre qui retenait la fin d’Emisal. Si Hinnes ne s’était pas approché de moi, j’ignore ce qui aurait pu me faire lâcher. À regret, je la laissais rejoindre d’autres filles. Nos regards restèrent accrochés de longues secondes avant d’être séparés par un corps. Je me retournais sans cesser de pleurer.
Mon ami avait le visage pâle, le regard fixe. Il avait répondu sans conviction aux adieux des autres jeunes. Il semblait déjà ailleurs. Je glissai mon bras dans son dos, posai mon visage dans le creux de son épaule. Lui, non plus, je ne voulais pas le perdre. Je ne pouvais pas le perdre. Cependant, je me souvenais des mots de Daanio, rassurants : Eemke viendrait pour nous. Les deux adultes en qui j’avais le plus confiance au monde réunis : rien ne pouvait m’arriver. Je ne savais quelle solution ils trouveraient mais je n’y réfléchissais pas trop : plusieurs fois, ils avaient déjà surmonté l’improbable.
Puis vint notre tour d’avancer. Comme dans une étrange cérémonie, nous avançâmes ensemble vers la foule grouillante d’où perçaient les visages des parents. Mes voisins chuchotaient à la hâte quelque derniers mots, Mateja quitta le groupe pour courir vers un homme au manteau d’hermine appuyé sur une canne d’ivoire. Ce fut la seule. Tous nous profitions de cette ultime marche commune, qui rappelait notre escapade sur la côte. Puis nous sortîmes du quai et en quelques instants, tout se brisa.
Chacun alla rejoindre son père, sa mère, son frère, sa sœur : se jeter dans ses bras pour lui raconter ses aventures. Une ambiance joyeuse de retrouvailles qui m’écœura assez pour arrêter mes larmes. Avec Hinnes, nous restâmes seuls, près des animateurs. Je savais que les choses se passeraient ainsi mais cela n’enlevait rien à l’infâmie de notre situation. Personne n’était là pour nous. Je cherchais le visage d’Eemke des yeux mais elle n’était pas là. Hinnes rencontrait le même déboire que moi. Ma sérénité s’étiolait un peu plus à chaque seconde. Alors que je m’apprêtais à aller vers Daanio, une main me tira le bras. Julve.
Cette dernière m’entraîna vers une femme qui lui ressemblait trop pour ne pas être sa mère, coiffée d’un élégant béret rouge. Elle était radieuse, ravie de voir deux de ses univers se rencontrer.
— Maman, je te présente Hildje ! C’était ma meilleure amie, cette année !
— Bonjour, Hildje. Je suis ravie de faire ta connaissance ! Tes parents ne sont pas là ?
— Ils arrivent, mentis-je.
— C’est la première fois que ma fille me présente une de ses amies ! Quelle joie de voir tous ces sourires !
Leur joie était trop grande pour ne pas m’atteindre et je souris, moi aussi. Entendre Julve verbaliser son affection pour moi me touchait en plein cœur. J’acquiesçai un peu stupidement à ce que disait sa mère sans la quitter des yeux. Cet amour de fille. Puis sa mère inventa un prétexte futile et me salua avant de se retourner. Julve m’embrassa sur la joue avant de la rejoindre, me glissant :
— Prends soin de toi, Hildje ! À l’année prochaine !
— Toi aussi, Julve. Toi aussi.
En revenant vers Hinnes, je m’aperçus que tous mes amis du séjour avaient disparu. Je ne vis que Breen, qui s’éloignait avec son frère aîné. Ils disparurent derrière la devanture d’une boulangerie. C’était fini, et pourtant Eemke ne venait toujours pas. Avec horreur, j’aperçus soudain deux hommes s’approcher. Tuniques grises, cravates noires. Les mêmes uniformes que ceux qui m’avaient conduite au Château, puis à la Ferme. Les ombres silencieuses qui m’avaient toujours accompagnée vers le malheur.
Je voulus croire qu’ils étaient des inconnus, venus pour une autre raison. Leur pas déterminé dans ma direction chassa malheureusement cette incertitude. Ils étaient là pour moi. Leurs silhouettes menaçantes m’infligèrent une terreur viscérale. J’étais une proie acculée, promise à la séparation puis à un nouveau voyage cauchemardesque. Je voulus me cacher derrière Hinnes mais il n’esquissa pas le moindre geste. Il semblait résigné, comme s’il savait d’avance ce qui allait arriver. Alors je me jetais vers mon dernier espoir, occupé à discuter avec un contrôleur. Je criai :
— Daanio !
— Hildje, ça va ?
— Ils viennent pour moi ! Protège-moi !
Je me jetais contre le torse de l’animateur comme à une bouée de sauvetage. Lui seul pouvait me protéger. D’abord surpris, il posa une main apaisante sur mes cheveux. Il aperçut les deux uniformes et comprit.
— T’inquiète pas, Hildje. Je suis là.
Le plus grand des tuniques grises s’arrêta près de Sivline. Ils échangèrent quelques mots puis elle me montra du doigt. L’homme, un quadragénaire à la barbe soignée avec de petites lunettes, marcha vers nous d’un pas tranquille. Il montra un badge de toile bleue à Daanio, lui tendit un papier couvert de signatures officielles.
— Je viens chercher la petite Hildje.
L’animateur hésita, aussi pris au piège que moi sans Eemke. Jamais absence n’avait paru si cruelle. Il se gratta le cou, en proie à une réflexion intense, puis répondit :
— Je vois. Pouvez-vous attendre quelques minutes ? La personne qui vient chercher son ami est son ancienne éducatrice et elles ne se sont plus vues depuis plusieurs mois.
— C’est malheureusement impossible. Un taxi nous attend à la sortie de la gare.
— Je vous rembourserai le temps d’attente. Juste un instant, je dois l’appeler. Hildje, profites-en pour aller dire au revoir à Sivline !
Daanio se retourna sans laisser le temps à la tunique grise de répondre. Profitant de la porte de sortie qu’il m’offrait, j’allais me cacher derrière les animateurs, eux aussi en train de faire leurs adieux. Plusieurs partirent sans prêter attention à moi. Pendant ce temps, Daanio alla vers la cabine téléphonique au milieu de la gare, réussit à force de pourparlers à remonter la file d’attente. Puis il saisit le combiné et je crus entendre la sonnerie résonner. Personne ne lui répondit. Il revint vers moi en se mordant les lèvres, à court d’arguments ou de stratégies. Les deux uniformes lui coupèrent la route, énervés par l’attente.
— La comédie a assez duré ! Signez ce papier qu’on parte avec la gamine !
— Un peu de patience, messieurs. Je…
— L’enfant n’est plus sous votre responsabilité ! Le séjour est terminé.
Le ton montait en même temps que ma tension intérieure. Je serrai mes poings contre mes hanches et me mordit les lèvres. J’aurais voulu disparaître. Soudain, une quatrième voix rejoignit celle des adultes :
— Laissez Hildje tranquille ! Vous n’avez pas le droit de nous séparer !
Hinnes. Je ne l’avais jamais entendu crier aussi fort. Il avait bondi vers les uniformes et les menaçait des poings. Je fus heureuse de le voir enfin sortir de son apathie, enfin voler à mon secours. Terrifiée de le voir se mettre en danger.
— T’as pas ton mot à dire, sale gosse !
— Monsieur, dites-lui de reculer immédiatement ou j’appelle la police !
Fou de rage, Hinnes se jeta sur le premier des uniformes dans un élan aussi héroïque que dérisoire et frappa sur son torse avec ses petits poings. L’autre lui tira les cheveux en arrière pour le maintenir à distance. Mon ami se libéra en lui griffant les mains puis lui mordit le bras avec un regard effrayant, rempli de haine. Je compris que ce n’était pas que pour moi qu’il avait attaqué. Derrière, Daanio demeurait pétrifié, aussi choqué que moi par la transformation d’Hinnes. Il révélait une facette de sa personnalité qu’il m’avait toujours dissimulée : la rage. La rage d’années d’impuissance contrôlée, la rage de ceux à qui l’on a tout arraché, la rage qui dévore tout, la rage incendie. Je découvrais les Hinnes des rumeurs du Château, le Hinnes qui se battait avec les adultes, qui avait mis le feu à sa chambre. C’était terrifiant.
Hinnes eut le temps de frapper son adversaire au visage avant d’être repoussé d’une violente gifle. Une décharge électrique me traversa la nuque en même temps que la main claquait sur le visage de mon ami. Ce coup nous réveilla, Daanio et moi. L’animateur chargea à son tour sur l’uniforme, le saisissant au col en clamant :
— Vous ne pouvez pas frapper un enfant ! Vous ne pouvez pas !
Puis il le jeta au sol d’un coup de poing en pleine mâchoire. Je courus le rejoindre, brûlant d’assaillir la tunique grise quand les gendarmes intervinrent. La foule s’était écartée autour du lieu de la dispute et ils n’eurent aucun mal à intervenir. L’un d’eux m’attrapa le bras et le tordit dans mon dos avant de me faire reculer à deux bons mètres de Daanio. On fit de même avec Hinnes tandis que deux agents tentaient de maîtriser l’animateur. Alors même qu’on lui passait les menottes, il continuait de crier :
— Salauds ! Voleurs d’enfants !
Puis, comme on l’éloignait de moi, il se calma brusquement et tenta d’expliquer la situation aux gendarmes. En vain. Leur chef parlementait déjà avec les tuniques grises et acquiesça lorsqu’il leur tendit le papier. Quand il vint vers Daanio, ce fut pour dire :
— La petite rentre avec eux. Vous, vous nous accompagnez au poste avec le garçon. Ses parents viendront le reprendre là.
C’était un cauchemar trop horrible pour être irréel. Je hurlai en me débattant de toutes mes forces tandis que l’on emmenait Daanio et Hinnes. Quand leurs silhouettes disparurent, mon visage retomba, frappé de désespoir. Je me mordis les lèvres jusqu’à sentir du sang chaud couler sur mon menton. Je me frappai le visage de mon poing libre. J’avais l’impression que ma tête allait exploser. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas possible.
Quand le policier me lâcha, je n’étais plus qu’une loque désarticulée. L’homme frappé par Daanio, un mouchoir couvert de sang sur le nez, m’attrapa le poignet et me tira vers la sortie. Je vis comme dans un étrange songe les visages ébahis des animateurs, pétrifiés devant mon départ. Les tuniques grises me ballotèrent sans ménagement à travers la foule, jusqu’aux pied des voûtes de pierre qui formaient l’entrée de la gare. J’essayais de me libérer de toutes mes forces mais mon geôlier était trop fort. Il me jeta sur le siège du taxi comme un paquet trop lourd. Alors que je me redressais, il me gifla.
Je fus projetée en arrière et ma joue commença à brûler. Une douleur sourde pulsait dans mes tempes, des gouttes vermeilles suintaient de mes lèvres. J’avais mal, si mal. Le chauffeur se retourna, choqué par la violence du coup, mais le regard de mon bourreau le dissuada de toute intervention. Il reprit sa pose de conduite, les yeux fixés sur son volant. J’étais seule.
Pourtant, ils avaient fait tout ce qu’ils avaient pu. Hinnes s’était jeté sur deux adultes, sacrifiant son corps pour moi. Daanio les avait affrontés avec un courage admirable, acceptant d’être humilié devant ses collègues, devant la foule, me défendant comme si j’étais sa fille. Hinnes et Daanio, mes héros.
Eux ne m’avaient pas abandonné. On me les avait arrachés.
Eh bien, changement d'ambiance radical en cette fin de chapitre. La rupture avec Emisal est dure, même si on pouvait s'y attendre.
Beaucoup de choses se passent en tout cas. L'histoire avec Liiva s'éteint, ça lui donne vraiment une dimension amour de vacances, on rentre un peu plus loin dans le passé d'Hinnes... Cette histoire de journal, cette sœur, c'est vrai que c'est intéressant. J'avais plus ou moins décidé dans ma tête que vu que c'était suite aux problèmes avec son oncle qu'il avait été séparé de sa famille, c'est qu'il vivait avec lui avant le Château, mais ça semble plus compliqué que ça.
Puis concernant la fin... Mais où est passée Eemke ?! Pas dispo la veille, pas dispo le jour J... Je trouve ça plutôt inquiétant. S'est-elle attiré des ennuis en aidant Hildje à s'évader ? Ça reste un kidnapping techniquement, même si c'était pour son bien...
En tout cas la réaction de Hinnes et de Daanio est belle, dans leur envie de protéger Hildje. Je suis contente qu'elle ait cela, ne serait-ce que pour la consoler, qu'elle sache qu'ils ont essayé.
Quant à elle, forcément c'est l'appréhension, on se demande ce qui va lui arriver à présent... J'espère qu'elle ne retournera pas au même endroit, même si il y a Givke à retrouver. Mais je doute qu'on la renvoie au Château, donc ça va être une nouvelle séparation d'avec les gens à qui elle tient...
Hâte de lire la suite !
Je n'ai pas été très attentive à la forme mais j'ai quand même noté ceci :
"retourna à sa place pour ouvrir une livre"
À bientôt :)
En effet, je voulais marquer une rupture sur l'ambiance, mais ce qu'Hildje a vécu à Emisal va lui servir pour la suite du roman.
Oui, je voulais carrément ça : un amour de vacances.
Content que ça t'intéresse la backstory d'Hinnes, il y a en effet de nouveaux éléments ici qui seront explorer plus tard.
En effet, tout ça est inquiétant, tu fais des remarques intéressantes pour Eemke et je suis content que tu aies noté l'importance des réactions d'Hinnes et Daanio pour Hildje. Même s'ils ne peuvent rien faire, ça compte.
Bien vu pour la coquille !
Merci beaucoup de ton commentaire !
Détails et pinaillages :
"Je fus tentée de l’apprendre et je posai sur la main sur la couverture de cuir. " : et je posai la main
"Je me jetais contre le torse de l’animateur comme à une bouée de sauvetage. " : tu ne peux pas mettre "à une bouée" parce que le premier membre de ta comparaison est fait avec "contre". Il faudrait mettre "Je m'accrochais à son torse/à lui comme à une bouée de sauvetage"
Re-bienvenue à toi dans la guilde des auteurices sadiques XD C'est vrai que la trêve avait déjà duré plusieurs chapitres, il fallait bien que ça s'arrête (trop de bonheur tue le bonheur ? Pas sûr... XD)
C'est vrai que ça ne partait déjà pas super bien avec le revirement de Liiva, mais je me disais que maintenant, entre Eemke et Daanio, il allait bien se passait quelque chose... Alors non seulement je me trompais, mais je n'avais vraiment pas vu venir cette nouvelle épreuve ! Séparée d'Hinnes et de Daanio, renvoyée à la ferme, frappée... tu n'as pas lésiné. Le choc est vraiment rude, j'ai mal pour cette pauvre Hildje. Et un peu peur pour Daanio et Hinnes, aussi. Voire pour Eemke qui a organisé le séjour à Emisal.
Une petite remarque : pendant le voyage du retour, quand Hildje se demande ce qui va se passer ensuite, elle ne pense pas une seule fois à Givke. D'ailleurs, elle n'en a pas parlé depuis longtemps. Ca peut-être cohérent à Emisal parce qu'elle est tellement loin de la vie qu'elle partage avec Givke qu'on peut comprendre qu'elle n'a pas beaucoup d'occasions de penser à elle, mais c'est plus surprenant pendant le voyage de retour, non ?
A très vite !
"Re-bienvenue à toi dans la guilde des auteurices sadiques XD C'est vrai que la trêve avait déjà duré plusieurs chapitres, il fallait bien que ça s'arrête (trop de bonheur tue le bonheur ? Pas sûr... XD)" AHAHAHAH. En vrai, je me suis carrément éclaté à écrire celui-là aussi. C'est un des seuls que j'écris presque entièrement d'une traite, après l'avoir fini j'étais trop content de moi (c'est pas si souvent xD) Donc oui, il est aussi un peu spécial.
Ton retour sur le perso de Givke est très juste. De toute façons, elle aura en général plus de place dans les pensées d'Hildje quand je réécrirai.
Merci beaucoup de ton commentaire !
Voilà de véritables montagnes russes émotionnelles. La fin de la (courte) relation avec Liiva, le groupe qui se soude comme jamais, puis qui se sépare, puis ces hommes en gris... il ne se passe pas un moment de tranquillité !
Et pourtant, tout ceci parait naturel. Tous les évènements du camp de vacances ne sont que des tracas classiques de jeunes, amplifiés par le lourd passé de Hildje.
Je me demande en revanche si tu vas expliquer comment les hommes en gris l'ont retrouvé, ou si ce n'est qu'une fatalité !
Je n'ai pas beaucoup de remarques à faire sur ces derniers chapitres. De fait, je suis admiratif. Le texte coule, il est passionnant, tu transmets la joie aussi bien que la tristesse ou la détresse, et tu arrives à faire ça à travers les yeux d'une adolescente. J'ai particulièrement aimé la scène de l'escalade, où tu arrives à décrire l'action avec des termes de néophyte et pourtant la rendre très facile à s'imaginer.
Me voilà à jour sur l'histoire. Mais j'attends la suite !
LX
Merci de ce retour ! Pour tout te dire, j'ai fait une modif plutôt importante sur le séjour, sur le personnage de Liiva, donc j'étais curieux d'avoir un oeil neuf sur cette version. Tant mieux si ça marche !
Oui, des montagnes russes émotionnelles, comme toutes les colos j'ai envie de dire xD Mais oui, ça couplé à la vie chaotique d'Hildje, ça donne un sacré cocktail.
Pour les hommes en gris, je te laisse découvrir ça dans le chapitre 17.
Merci pour ce retour, c'est hyper encourageant !! Pour la scène de l'escalade, c'est cool si elle fonctionne bien, j'avais commencé à en faire régulièrement quand j'ai écrit le chapitre, faudrait que je m'y remette^^
La suite arrive vite, l'air de rien la fin du pdv Hildje approche tout doucement^^
Merci de ton retour !!
A bientôt (=