Le lendemain du baptême, le Baroudeur était venu faire des repérages à la lisière de la forêt. La Compagnie arriverait probablement par l’est, la plaine, pour se déverser dans la vallée. Il prévoyait donc de se poster avec un tantum à la lisière de la forêt qui faisait face à la scène. La position était légèrement surélevée et offrait une vue imprenable sur la vallée et la frontière de la Teppiante. Avec une arme longue portée comme le tantum, il pourrait sans doute abattre n’importe qui se trouvant sur l’autre versant. Et c’était bien ce qu’il avait l’intention de faire.
- Barou !
Kotla traversa la rivière en pressant son cheval.
- C’est maintenant que tu reviens ! Ça fait six jours que tu es parti !
Le Pokla mit pied à terre, l’air affolé.
- Je cherchais un grand gyron dont la zone de chasse qui se trouve entre ici et la Teppiante.
Le Baroudeur eut un instant de silence.
- Quoi ?
- Tu sais les rapaces qui…
- Mais pourquoi tu cherches un piaf ?
- Pour qu’il guette l’arrivée de la Compagnie ! Il peut repérer même les éclaireurs. D’ailleurs…
- Depuis quand tu parles aux oiseaux ?
- Parler, c’est pas le mot… disons que je communique avec eux…
Le Baroudeur le considéra avec des yeux sceptiques.
- Mais il y a plus important ! s’exclama son ami. Justement, le grand gyron a repéré la Compagnie qui arrive !
Il décida de croire le Pokla.
- Combien ont survécu à l’incendie ? À quelle distance sont-ils ?
- Combien, je sais pas, le gyron ne sait pas compter jusqu’à trois milles, mais j’ai estimé leur position grâce à ses indications. Ils devraient être à à peine deux jours de marche. Leurs éclaireurs ne vont pas tarder à nous atteindre…
- Y a intérêt à ce que cette historie ne soit pas un délire due à l’herbe-soupir !
- Bien sûr que non, tu sais bien que…
- Faut qu’on soit prêt avant l’arrivée des éclaireurs, sinon on sera grillés ! Va te reposer, toi !
Le Baroudeur sauta sur le cheval de Kotla qui n’eut pas le temps de protester. Il talonna la monture qui s’élança dans la pente jusqu’au camp des Kaplas.
- Pâ ! cria-t-il en arrivant à la tente du chef. La Compagnie arrive, c’est maintenant ! Il y intérêt pour vous que la poudre fonctionne.
La mâchoire du vieil homme se contracta. Au-delà de l’animosité qu’il nourrissait envers son invité, ses yeux brillèrent de rage et de détermination. Il hocha gravement la tête avant de se lever pesamment pour distribuer ses ordres.
***
Le plan allait marcher. Bien sûr qu’il allait marcher.
Le Baroudeur, accompagné d’un petit groupe de guerriers, s’était posté à la lisière de la forêt. Pendant que la majorité des femmes et des enfants était évacuée vers le plateau du Pageant, il avait installé le tantum le plus récent que les Kaplas possédaient. Il regrettait son magnus-35 confisqué par la Compagnie lors de sa première capture. Avec lui, il aurait pu atteindre une précision infaillible.
Ça allait marcher. Il le fallait.
Le Baroudeur essayait de suivre le petit point qu’était Sora du regard. La jeune femme, comme les autres appâts, faisait semblant de vaquer à ses occupations entre les tentes apparemment pleines, son fils dans les bras.
Il le fallait.
Kotla se tenait près de lui. Perché dans un arbre se tenait le gyron, plus grand rapace de Nouvelleterre. Il fixait les humains avec curiosité, ne détournant les yeux que pour lisser brièvement ses plumes. Le Pokla avait assuré que grâce à lui, l’ordre de faire exploser le barrage atteindrait bien plus vite l’amont. Mais le Baroudeur avait tenu à ce qu’un messager à cheval se tienne prêt au cas où l’oiseau ne serait pas coopératif.
Ça va le faire.
- Ils arrivent, souffla guerrier nommé Poulkoa.
En effet, l’horizon se para soudain d’ombres. Des milliers de silhouettes parfaitement alignées avançaient au rythme d’un métronome de pas retentissant. La fière cavalerie entourait le rouleau compresseur qui fondait sur eux.
Le Baroudeur sentit son cœur s’affoler. Il se coucha sur le ventre et observa par le viseur du tantum l’armée qui approchait. Lorsqu’il repéra Spart à l’avant de la troupe, tous ses muscles se contractèrent. Il sera tant les mâchoires que ses dents grincèrent. Autour de lui, la tension se fit palpable. Les guerriers fléchirent les genoux comme s’ils pouvaient bondir sur leurs assaillants.
Des ordres furent lancés et la Compagnie accéléra soudain son rythme, se divisant en rectangles pour descendre dans la vallée. La cavalerie s’élança et encercla la petite île sur laquelle se trouvait le camp. Un mur de chevaux et d’armes enferma les Kaplas.
- Pas tout de suite, dit le Baroudeur à Kotla.
Une fois la prison rendue infranchissable, l’étau se resserra. Sur l’île, on mimait la surprise et la terreur. Les femmes se mirent à courir, se cachant dans les tentes, tandis que les guerriers s’armaient pour faire face. Sora, elle, se réfugia non loin du bosquet qui bordait l’eau.
Spart, qui s’était positionnée en surplomb, n’allait pas tarder à voir malgré l’agitation que le nombre de barbares dans le camp était bien inférieur aux indications que lui avait données son cher cartographe.
- Maintenant !
Kotla se tourna vers le grand gyron. Un seul regard suffit pour que l’oiseau s’envole en direction de l’amont de la rivière. Le Baroudeur fut étonné de voir ce redoutable prédateur se montrer si serviable. Les cris perçants qu’il poussait étaient sans doute déjà parvenus au niveau du barrage.
Le tireur reporta son regard sur la vallée. Une rangée de chevaux avait déjà atteint l’île par le guet et quadrillait les tentes en proie à la panique. Des combats éclatèrent, des corps inanimés commencèrent à tomber.
Une détonation lointaine ébranla soudain l’air. Les soldats en train de batailler ne réagirent pas mais tous ceux qui n’agissaient pas activement se tournèrent vers leurs officiers. Spart, silhouette minuscule et pourtant déjà impressionnante, balaya le paysage du regard. Le Baroudeur posa le doigt sur la gâchette. Il tremblait beaucoup trop.
Peu à peu, un grondement enfla. De diffus, il devint tonitruant. Alors seulement les Automates comprirent d’où ce tonnerre venait. Une déferlante apparut et s’abattit sur l’île. Poulkoa poussa un hoquet en voyant les tentes être emportées. Parmi les petits points qui s’agitaient dans l’eau bouillonnante, difficile de déterminer qui était qui, mais il était certain que tous les « appâts » n’avaient pas plus rejoindre la sécurité du bosquet qui, légèrement surélevé, offrait le seul abris sûr. L’île verdoyante fut presque totalement ensevelie sous une rivière boueuse. Le Baroudeur chercha Sora sans la trouver. Il espérait qu’elle s’était réfugiée dans les arbres.
- Barou, maintenant ! lança Kotla.
Le tireur reporta son attention fébrile sur le groupe d’officiers pris de panique devant le désastre. L’immense majorité des troupes envoyées à l’assaut venait de se faire balayer et tentait désormais de survivre là où se trouvait une minute plus tôt un champ de bataille. L’effet dévastateur était grandement renforcé par les pluies torrentielles des jours précédents. Mais la moitié des forces républicaines était encore indemne.
Le Baroudeur se força à respirer lentement. Il avait beau être un excellent sniper, la distance de ses cibles rendait le tir difficile, même pour lui.
Une goutte de sueur vint gêner sa vision. Il la chassa d’un geste rageur.
- Ça va aller, Barou, tu vas réussir, souffla Kotla en lui posant une main sur l’épaule.
- Tu transpires de la paume, c’est dégueulasse.
Le Pokla retira sa main avec un sourire incertain.
Le Baroudeur orienta son viseur sur Spart. La tête pensante devait être éliminée en premier. Mais au moment où il ajustait son tire, elle tourna la tête vers lui. Il se glaça. Bien qu’indiscernable, il avait senti son regard implacable le frapper aussi surement qu’un coup de poing. Il ne put respirer pendant quelques secondes. Elle le voyait. Elle n’avait pas de jumelles, mais elle paraissait le fixer. Il déglutit difficilement. Il devait faire vite, où il perdrait cette occasion précieuse.
Mais son doigt jouait des castagnettes sur la gâchette. Avec un grognement de rage, il fit pivoter le canon et abattit aussitôt l’officier qui se tenait à la droite de Spart.
Rigid fut atteint en pleine tête et s’effondra sous les yeux effarés de ses collègues. La panique gagna les rangs d’officiers, mais le temps qu’ils réagissent, l’ennemi invisible avait déjà abattu le capitaine Gobie, le lieutenant Reinel et le caporal Smith. D’autres suivirent bientôt alors que le petit groupe s’excitait sur les étriers de leur monture pour qu’elles bondissent à couvert. Seulement, ils se trouvaient du côté plaine, et hormis un rocher solitaire assez lointain, il n’y avait aucun abris.
Tuer tous ceux qui l’avaient torturé aurait pu être plaisant si le Baroudeur n’avait pas été aussi nerveux. Spart se tenait parfaitement immobile sur son cheval. Une statue inébranlable et hautaine. Elle le défiait.
Et il fut incapable de tirer sur elle.
Une rumeur s’éleva et détourna l’attention du général. Les guerriers Kaplas menés par Imôtep fondaient sur la Compagnie restée en retrait. Avec la mort d’une grande partie des officiers, les simples soldats lobotomisés étaient complètement démunis. Malgré leur nombre supérieur, les Kaplas pourraient aisément les vaincre s’ils étaient désorganisés.
S’il étaient désorganisés.
Spart talonna sa monture pour rejoindre ses troupes. Le Baroudeur entendait presque sa voix claquer comme un fouet. Les soldats se positionnèrent en rang compact. Un mur sur lequel s’écrasa les Kaplas.
- Baroudeur, tire !
- Baroudeur, que fais-tu ?! Il faut abattre le général au plus vite !
- Vos gueules !
Il respirait par à-coups et n’arrivait pas à se concentrer. Il vit Spart disparaître dans la mêlée, et avec elle toutes les chances de victoire des Kaplas.
- Putain !
Il se redressa et commença à descendre à découvert, portant le long tantum.
- Qu’est-ce que tu fais ?! s’écria Kotla en le suivant.
- Je suis trop loin maintenant faut que je m’approche pour tirer !
- Mais tu t’exposes !
- Sans blague !
Il faillit trébucher dans la pente mais se rattrapa in extremis. Il parvenait à l’endroit où le torrent, qui s’était un peu calmé, charriait des troncs et diverses débris. Un certain nombre d’Automates étaient parvenus à atteindre la sécurité de la berge mais n’étaient pas en état de combattre. Un cheval errait, hagard, sur la rive.
- Parfait, marmonna le Baroudeur avant de l’enfourcher.
L’animal protesta à peine, comme ses cavaliers, il ne savait qu’obéir.
- Il y a trop d’eau, tu pourras pas passer par le guet ! s’exclama Kotla.
- Mais tu vas me lâcher !
Il força sa monture à pénétrer dans le torrent. Comme il le pensait, le courant avait faibli, et la hauteur de l’eau aussi. Mais les flots parvenait au garrot de l’équidé qui avait le plus grand mal à avancer. Le Baroudeur observait la bataille qui se déroulait sur l’autre versant avec anxiété. Les Kaplas avaient bénéficié de l’effet de surprise, mais la tendance s’était vite inversée. La Compagnie était infiniment plus efficace et équipée. Même sans l’avantage numérique, ils n’avaient aucune chance.
Le Baroudeur atteint enfin l’île qui avait un peu émergé. Mais le sol était trop instable et ruisselant pour qu’il y pose sont tantum. Il dut donc parvenir à un rocher autrefois situé non loin de la tente du Pâ. Il installa son arme tout essayant de repérer Spart. Ce ne fut pas si difficile, elle était presque la seule encore à cheval. La position du rocher était loin d’être idéale, mais il n’avait pas le choix.
Suffoquant, il dut réunir toute sa volonté pour faire cesser les tremblements de son corps. Il visa, oubliant qui était sa cible. Spart paraissait invincible, mais elle restait humaine. Et mortelle. Il tenta de s’en persuader sans vraiment y parvenir.
- Fais un effort, putain, se morigéna-t-il.
Il inspira. Expira. Inspira. Expira. Inspira.
Et tira.
Spart fut atteinte à la poitrine, au niveau de la clavicule. Il poussa un cri en la voyant tomber de scelle. Il savait qu’il aurait pu la tuer sur le coup, mais il avait raté son tir. Enfin, pas tout à fait.
Le général fut rapidement évacué. Il ne restait que quelques officiers mineurs qui face à la situation décidèrent vite de sonner la retraite. Loin d’être d’une débâcle, la retraite de la Compagnie fut organisée et efficace. Les Kaplas, malgré leur victoire évidente, harcelaient les Automates. De nombreux Estiens tombèrent encore.
Puis, lentement, l’armée implacable quitta le champ de bataille, emportant ses blessés. La marée grise se résorba vers la plaine avant de disparaître à l’horizon.
C’était la première défaite militaire de la Compagnie en Nouvelleterre.
Le Baroudeur s’affaissa légèrement. Il avait réussi. Partiellement, certes, mais était parvenu à tirer sur Gloria Spart. C’était un miracle. Mais le plus grand miracle, c’était qu’à peine deux cents guerriers avaient tenu tête à une armé de trois milles hommes organisée et suréquipée. Il n’aurait jamais cru cela possible.
Il eut soudain l’impression d’être en face de Chiara.
Elle l’observait d’un air fier et malicieux
Je te l’avais bien dit.
Elle aurait pu réussir, réalisa-t-il. Chasser la Compagnie, unir les Estiens et les colons. Elle aurait pu réussir.
Si elle avait vécu.
Il se frictionna le visage de ses mains agitées.
- Baroudeur !
Il tourna la tête pour voir une silhouette courir vers lui, slalomant entre les débris et manquant de trébucher dans la boue. Sora arrivait à sa hauteur, des mots se bousculèrent dans sa bouche pour donner une phrase inintelligible.
Le Baroudeur ne fit pas un geste vers elle. Il fixait l’absence d’enfant dans ses bras.
Bravo les Polkas \o/ bravo Barou \o/ Bravo Kotla \o/ bravo l'oiseau \o/
J'étais surprise que Gloria se soit prise une balle, c'est marrant, elle me paraissait tellement inaccessible, et boum ! bien fait pour elle è.é!
Si l'armée est en supériorité numérique et en train de gagner, ça m'étonne qu'ils sonnent la retraite juste parce que la chef est touchée, quand meme
Le bébé absent... ne tirons pas de conclusions hatives ! il est peut-être juste en train de dormir hein ? je te connais lol, tu nous ferait pas ça xDD... T_T
Ah c’est super que t’aies ressenti ça par rapport à Spart c’est exactement ce que je voulais faire ressentir^^
Le problème de cette armée c’est que les soldats et les sous-officiers sont incapables de prendre des décisions. À ce moment ils ont perdu la moitié de leur troupe + la majorité des officiers donc ils se replient pour limiter les pertes, pas parce qu’ils vont perdre (même si y a quand même un risque). Ils ne pourront pas garder des prisonniers en étant si peu nombreux. Tu crois que je devrais l’expliciter ?
:x