Chapitre 16 : Une tombe dans le ciel

 

Le Baroudeur fixait la vallée comme s’il cherchait à l’écraser de son regard.

La rivière avait recraché en contrebas des centaines de corps plus ou moins vivants sur ses berges sanglantes. Les prisonniers s’empilaient dans la boue, mais les Kaplas n’en voulaient pas. Les Automates survivants allaient bientôt être envoyés à la casse.

Ils ne résistaient même pas. Sachant que leur camp avait perdu, ils se livraient aux vainqueurs sans se préoccuper de leur sort. Le système RICET était puissant, il parvenait à faire oublier à l’Homme ses sentiments comme ses instincts les plus primaires. Le Baroudeur assista de loin aux premières exécutions. Mais il se fichait du sort des Automates. Il n’y avait qu’une seule chose qu’il guettait : un enfant. Ou, à défaut, son corps.

Sora arpentait les berges en hurlant le nom de son fils, lui essayait d’avoir la vision large en se positionnant en hauteur. Mais il savait déjà que c’était déjà vain.

Deux jours s’écoulèrent, les Kaplas eurent le temps d’enterrer les prisonniers. Ils purent enfin se préoccuper de leurs morts. Une grande cérémonie fut organisée à la faveur du crépuscule. Le Baroudeur n’y participa pas.

Il restait en hauteur, observant la vallée et les silhouettes qui s’agitaient près de grands feux. Il ne savait pas définir le sentiment qui l’habitait, il savait seulement que ça ressemblait étrangement à ce qu’il avait vécu quand il avait ressorti le corps de Chiara de la rivière.

Une ombre se détacha du groupe en contrebas et gravit pesamment la colline pour le rejoindre.

Les longues tresses de Sora se hérissèrent quand le vent tenta de les chasser. Elle porta sur le Baroudeur un regard vide.

- Je te l’avais dit, déclara-t-il d’une voix lourde. Rien ne se passe jamais comme on le veut.

Elle se répondit pas et tomba à genoux dans l’herbe caressante.

- Il était là, dans mes bras, je le tenais fermement, mais…

- Mais les Automates te l’ont arraché. Comme ils m’ont arraché…

Il ne termina pas sa phrase. Chaque fois qu’il prononçait son nom, il avait l’impression de rendre sa mort plus réelle.

- Non, souffla Sora d’un ton plus dure.

Il tourna la tête vers elle. Sa silhouette recroquevillée se découpait sur la lumière sanglante du soleil mourant.

- Ce n’est pas un soldat de la Compagnie qui me l’a enlevé. C’était un cavalier et ça s’est passé vite mais… mais je suis presque sûre que c’était un guerrier de ma tribu.

Il se tendit.

- Comment ça ?

Elle planta ses yeux bruns dans les siens, et il put voir pour la première fois la rage s’y déployer.

- Ses yeux, tu sais. Il n’était pas malvoyant de naissance. C’est arrivé d’un coup, alors que je l’avais laissé pour la journée auprès d’enfants plus âgés.

Sa main broya une touffe d’herbe.

- Aussi impie que notre union ait été, aussi grande soit la faute que j’ai commise, je refuse qu’il paie pour mes erreurs. Je refuse que ma tribu soit ainsi.

Des larmes zébrèrent ses joues, teintées du rouge du crépuscule.

- C’en est trop.

Elle se leva difficilement.

- Je ne peux pas cautionner que les miens veuillent tuer mon fils.

Ses innombrables tresses fouettèrent l’air.

- Baroudeur, je suppose que tu vas repartir.

Il hocha lentement la tête.

- Je partirai avec toi.

Il l’observa, muet. Il n’était pas doué pour décrypter ses sentiments, mais il savait qu’il aimait les flammes qui paraient son regard.

- Tu t’es enfin rendu compte qu’il fallait quitter ta tribu de bouseux, dit-il d’une voix étrangement plate.

- On va dire ça.

La mélancolie chevaucha la colère dans ses prunelles quand elle reporta son regard sur la vallée.

- J’aime ma tribu, souffla-t-elle. C’est pour ça que je la quitte.

 

***

 

Sora se dressait fièrement face à son chef. La nouvelle tente du Pâ était prise d’un silence médusé face à l’assurance de la jeune femme.

- Je pars, annonça-t-elle d’une voix claire.

Les sourcils d’Imôtep s’enfoncèrent sur ses orbites creuses, faisant presque disparaître ses yeux dans l’ombre.

- Pardon ?

- Je pars avec le Baroudeur. Je quitte la tribu.

Le Pâ reposa son pipou d’un geste lent.

- Tu veux dire que tu demandes la permission de partir, fit-il de sa voix caverneuse.

Sora eut un léger mouvement de recul face à ce regard ombrageux. Mais elle se ressaisit.

- Non. Quelque soit votre volonté, vénérable Pâ, je pars.

Le vieil homme retroussa ses lèvres brunes sur ses dents jaunies.

- Je te l’interdis, femme.

Sora déglutit, serra les poings. Elle était coincée. Ces connards ne lâcheraient pas leur souffre-douleur. Le Baroudeur se leva.

- Hop hop hop, Imôtep, t’as pas le droit de la retenir ici.

Le Pâ le foudroya du regard.

- Et en quel honneur, Baroudeur ?

Il avait perdu de sa superbe, il savait qu’il ne pourrait rien refuser au sauveur de sa tribu.

- En l’honneur que je vais me marier avec ta nièce. Elle doit donc me suivre dans ma tribu.

Sora tourna vers lui des yeux effarés.

- Tu n’as pas de tribu, souffla le Pâ.

- Non, mais j’ai un peuple avec ses propres rites matrimoniaux. Comme c’est une femme, elle doit faire selon mes coutumes. Ce sont bien vos Lois, si je ne m’abuse.

- C’est ainsi que cela se passe entre différentes tribus, mais pas avec les Blancs-peau ! s’exclama un guerrier.

Le Baroudeur se racla bruyamment la gorge.

- Dois-je vous rappeler qui a monté le plan qui permet qu’on ait cette discussion ?

Le guerrier grogna.

- Quelle répartie…

- Ça suffit, Baroudeur !

La voix du Pâ était sèche mais vaincue.

- Prends-là, mariez-vous, faites ce que vous voulez.

Ses yeux à peine visibles transpercèrent sa nièce.

- Mais sache que si tu pars, tu ne pourras jamais revenir parmi nous.

Sora frémit, le doute tournoya un instant dans ses yeux. Mais elle ne céda pas.

- Adieu, alors, déclara-t-elle d’une voix tremblante.

Elle se détourna et sortit précipitamment, sans doute pour masquer ses larmes. Le Pâ reprit son pipou d’un air contrarié.

- Au fait, lança le Baroudeur, on a peut-être battu trois Segments de la Compagnie, mais vous endormez pas trop. La République en a des dizaines en réserve. Je serais vous, je ferais profil bas pour les cinq cents prochaines années. Et j’activerai mon cerveau, aussi.

Sur ce conseil empreint d’un sarcasme qu’il n’avait pas pu retenir, le Baroudeur quitta la tente. Kotla l’attendait dehors, l’air inquiet.

- Je viens de voir Sora sortir en pleurant, ça va ?

- Ouais c’est arrangé, on part dès qu’on peut.

Son ami lui jeta un regard suspicieux.

- J’espère que tu ne les a pas trop vexés…

- Mais nan, t’inquiète, tu me connais non ?

Il soupira.

- Baroudeur…

Il se tourna vers Sora, qui revenait vers lui d’une démarche hésitante.

- Où allons-nous ? s’enquit elle entre deux sanglots.

Il cligna des yeux.

- Heu… j’avoue que j’y ai pas réfléchi…

- Je… j’aimerais suivre la rivière… au cas où je retrouve son… il a peut-être été emporté beaucoup plus loin…

Le Baroudeur s’accorda quelques secondes de réflexion.

- Kotla ?

- Oui ?

- Tu l’as enterrée où… Chi… Chiara ?

Le Pokla eut un instant de silence. Sa silhouette s’affaissa un peu.

- Dans le cimetières de la Communauté, avec les autres. Juste à côté de… de l’endroit où était le camp.

- Bien. Dans ce cas, je propose qu’on aille là-bas. En longeant la rivière, on devrait y arriver assez vite. Ça te va, Sora ?

Elle hocha la tête.

Kotla posa une main sur l’épaule du Baroudeur sans mot dire.

 

***

 

Ils partirent le lendemain, à l’aube. La tribu s’était réunie pour leur départ. Malgré leur fierté, les Kaplas le saluèrent avec gratitude. Même le Pâ remercia le Baroudeur, ce qui sembla lui coûter son âme.

Sora pleura encore lorsqu’elle vit le camp disparaître de sa vue. Mais lorsque le soleil parvint au zénith, elle était résolument tournée vers l’avant.

Comme prévu, ils longèrent le rivière Bouta. Cette dernière avait effectivement emporté plusieurs corps bien plus loin qu’ils ne le pensaient, mais parmi eux, ils ne trouvèrent pas celui de Manino.

Alors que le soleil se lassait du ciel et retournait vers la terre, Sora eut un sursaut. Elle fixait un corps autour duquel bourdonnait un essaim de mouches sur l’autre rive. Le Baroudeur sentit tous ses muscles se tendre, mais reconnut bien vite la silhouette d’un adulte.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

Sans répondre, elle pressa son cheval dans la rivière, qui heureusement n’était pas très profonde à cet endroit. Elle parvint sur la berge opposée et posa pieds à terre. L’odeur pestilentielle de la mort devait être insoutenable.

- Qu’est-ce qu’il y a ?! râla-t-il.

- Barou, souffla Kotla, ce n’est pas le moment.

Il se tut après un regard renfrogné vers le Pokla. Sora s’était baissée sur le cadavre et touchait quelque chose. Le Baroudeur fronça le nez rien qu’à la regarder. Après quelques secondes, elle remonta en scelle et retraversa la Bouta.

- C’est lui, annonça-t-elle alors que son cheval les éclaboussait.

- Qui ?

Elle inspira, ses yeux étaient emplis de rage.

- C’est Bagma, un guerrier de ma tribu. J’ai reconnu la plume qu’il portait le jour de la bataille. C’est cette plume que j’ai vu quand Manino a été arraché de mes bras.

Le Baroudeur observa le corps d’un œil nouveau.

- On peut dire qu’il a payé son geste.

Un deuxième constat s’imposait, mais il n’osa pas le formuler. Si le guerrier tenait l’enfant lors de la crue, il y avait fort à parier qu’il avait fini comme lui.

- Il a été tué, énonça Sora d’une voix tremblante. Bagma.

- Comment ça ?

- Son torse porte la marque d’une épée.

Sans attendre, le Baroudeur lança son cheval dans l’eau. Ce dernier renâcla mais le mena néanmoins jusqu’à la rive opposée. Il se pencha sur le cadavre grouillant d’asticots. Contrairement à ses boyaux, sa peau était presque intacte. Effectivement, la balafre qu’il portait était bien trop propre pour ne pas être l’œuvre d’une lame.

Kotla et Sora l’avaient rejoint.

- Il a été attaqué par un Automate alors qu’il portait Manino… murmura le Baroudeur.

Il laissa un long silence s’écouler avant de hausser les épaules.

- Repartons, finit-il par dire d’une voix creuse. On ne saura sans doute jamais ce qu’il s’est passé.

Sora ne répondit pas immédiatement mais finit par se détourner de celui qui avait voulu tuer son fils. Elle talonna son cheval avec force. Après avoir échangé un regard lourd, les deux hommes la suivirent.

 

***

 

Ils mirent deux semaines à atteindre la frontière du Plateau du Pageant. Sora inspectait les berges de la rivière en quête de son fils, ce qui les ralentit considérablement. Cependant, le Baroudeur ne fit aucune remarque et laissa la jeune femme régler leur allure. Ils ne retrouvèrent cependant pas de corps après une semaine de voyage, la Bouta semblait avoir fini de rejeter les victimes de la déferlante.

Lorsqu’ils arrivèrent au croisement de la plaine Teppiante, du Désert Fourvien et du Pageant, le Baroudeur annonça qu’ils devaient désormais s’éloigner de la rivière pour continuer vers l’ouest. Il crut que Sora refuserait, mais elle hocha la tête, les yeux baissés. Elle avait abandonné, et il sentit malgré lui son cœur se serrer.

À partir de là, il ne fallut que quatre jours pour parvenir au dernier campement de la Communauté.

La prairie avait recouvert les restes du camp, mais le paysage était resté inchangé. Le Baroudeur sentit les larmes affluer et les retint tant bien que mal. Il descendit de cheval pour arpenter ce lieu qui avait marqué sa vie. Il caressa l’herbe et parvint au ruisseau qu’il remonta, les lèvres tremblante. Il aperçut soudain un vestige encore debout bien que rongé par le lierre. La cage dans laquelle Chiara l’avait enfermé. Un nouvel afflux de larmes lui fit lâcher un gémissement. Kotla l’accompagnait, muet. Sora avait décidé d’attendre à l’écart.

Les deux hommes atteignirent le saule pleureur. Kotla vit alors son ami s’effondrer dans un sanglot. Il se contenta de s’asseoir près de lui.

- C’est par là, indiqua-t-il d’une voix douce.

Le Baroudeur le suivit, les joues humides. Ils arrivèrent au pied d’un pas-de-géant, immense pilier de pierre ocre. Kotla écarta un buisson à sa base, révélant un tunnel. Ils furent engloutit par l’obscurité quand il y pénétrèrent. Le Pokla alluma alors des torches accrochées aux murs.

- Viens.

Ils gravirent un interminable escalier creusé dans la roche. Les genoux flageolants, ils atteignirent un puit de lumière. Kotla sortit une échelle d’une cavité.

- Tout le monde a été enterré en bas, mais elle, elle m’avait dit qu’elle voulait être au plus près du ciel…

Il positionna l’échelle.

- Vas-y en premier…

Le Baroudeur hocha la tête, fébrile. Ses mains étaient instables sur les barreaux, mais il les ignora. La lumière l’engloutit.

Il se retrouva face à ciel souverain qui le frappa de son immensité. Il se mit débout et le vent vint le fouetter. Il était au sommet du pas-de-géant, bien au-dessus de l’horizon.

Tout semblait petit autour, même les montagnes au loin. Tout semblait petit, et tout semblait grandiose.

Il remarqua alors un monticule de rochers. Il s’approcha, perdu dans le rugissement du vent et de son propre esprit. Une pierre plate était posé sur la tombe, six lettres y étaient gravées maladroitement.

Chiara

Les larmes vinrent de nouveau, et cette fois-ci, il les accueillit pleinement. Kotla le rejoignit, lui aussi en pleurs.

- C’est magnifique… souffla le Baroudeur d’une voix aiguë. Ça… ça lui ressemble bien…

Au-dessus d’eux, le ciel était bleu. Intense.

Rien ne venait gâcher cet azur infini, si ce n’est un petit nuage gris qui volait à l’horizon.

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Sorryf
Posté le 21/03/2020
Moi je pense qu'il est vivant le petit. Selon ma théorie imbattable qui a déjà fait ses preuves que si on voit pas le cadavre, c'est qu'il est encore en vie ! Peut-être que l'automate l'a adopté?
La tribu de Sora est vraiment naze, ils ont torturé un gosse juste parce qu'il était illégitime ????? wtf ! Bien contente que Sora soit partie avec nos héros !
Triste qu'ils aillent sur la sépulture de Chiara... mais beau T.T
AudreyLys
Posté le 21/03/2020
On ne peut plus te berner hein XD
Pas seulement parce qu'il était illégitime, mais parce qu'il est à moitié blanc. Nan mais niveau tolérance on a vu mieux c'est sûr.
^^
À bientôt ~
Vous lisez