CHAPITRE 16

Le 07 août 1683, relais de poste, Villenouvelle

En descendant se débarbouiller le visage et les bras à la fontaine de la cour, il eut la surprise de voir venir vers lui Marguerite, les traits du visage tirés et fatigués. Ainsi, la demoiselle qui la veille courait comme un chevreuil par de-là l'enclos du relais, subissait comme tout un chacun le poids d'une nuitée agitée. Quand elle l'aperçut, elle arrêta son pas et l'observa attentivement. Mercure crut qu'elle l'avait percé à jour, qu'elle l'avait remarqué quand il l'avait filé dans le bois mais Marguerite ne desserra point les lèvres à ce propos et parla d'autre chose.

— Es-tu bien rentré hier soir ? Je t'ai attendu mais comme tu tardais trop, je suis rentrée me coucher...

Mercure ne releva point ce mensonge et fut surpris de l'entendre gênée quand elle parlait, sa rudesse toute envolée. Il fut d'autant plus étonné d'apprendre que Marguerite l'avait veillé quand il était parti à Revel. Curieux soin pour qui ne l'appréciait guère...

— Enfin, reprit-elle soulagée, je vois que tu es entier, c'est le principal...

Mal assurée, la jeune femme posa la main sur son bras comme par compassion et la retira bien vitement, empourprée, avant de s'enfuir vers une silhouette voûtée qui entrait dans la cour. Son grand-père passait le grand proche arqué et l'invita à le conduire jusqu'à sa mère. Marguerite repassa devant Mercure sans le considérer et cette nouvelle apparition laissa songeur le postillon, il était rare que le vieux René s'en vînt, ayant fort à faire chez lui. Mercure dévia son regard sur Mimi la mégère et esquissa un bref sourire, il était retourné qu'elle eut pour lui un geste bienveillant !

Soudain, une poigne serra son épaule.

— Mercure, arrête donc de la regarder comme ça la Marguerite, elle va te rosser sinon !

— Paul ! sursauta-t-il en se tournant vers lui. Je ne t'avais pas entendu !

— C'est bien c'que j'dis ! Arrête de mirer la petite fleur des champs d'la patronne !

— Je ne la regardais pas, reprit-il en égouttant ses mains.

— Pas à moi fiston ! Pas à moi ! Tu la contemples avec tant de sentiments que tu ne peux pas me tromper sur ton idée à son endroit ! Bah, c'est vrai qu'elle est mignonne la petite !

Mercure rougit malgré lui et se défendit des réflexions grotesques de Paul le robuste, lui, entiché de la Marguerite ! Plutôt se pendre avec une mauvaise corde humide !

— Dis, coupa Mercure pour éviter que son drôle de compère revint à la charge, tu sais pourquoi le chirurgien est là ?

— Non. Faire un brin de causette sans doute, le vieux René aime bien radoter en compagnie.

Mercure se rappela alors de la conversation qu'il avait surprise derrière le passage voûté du jardin.

— Entre nous, fiston, ça va ?

Mercure lui décocha un regard si interdit que le vieux postillon désigna son cou bandé d'un geste du menton.

— Sylvestre nous a mis au courant pour l'attaque... tu t'es bien défendu... mais ça va ? La plaie...

— Oui, elle est saine. Elle me démange mais ça va.

— Fiston, faut que j'te dise. Hier, la Marguerite est venue me trouver après avoir appris ce qui t'étais arrivé... Elle s'en voulait beaucoup de t'avoir ordonné de repartir. Elle nous harcelait sans cesse pour savoir si tu étais rentré. Ni Léo, ni Isidore, ni moi, ni Sylvestre n'avons échappé à sa demande. Elle t'a attendu devant le relais jusqu'à à allumer la lanterne dans l'alcôve, après quoi, elle est partie se coucher et moi aussi !

— Ah bon ? fit Mercure en écarquillant les yeux.

— Dame-oui ! Même qu'elle m'avait donné un bandage et un bout de saucisse sèche pour toi pour se faire pardonner... m'en veux pas fiston... je l'ai gloutonné... Son odeur alléchante me titillait trop... avoua-t-il avec un sourire béat. En revanche, le bandage est sous ton traversin.

Mercure tombait des nues en oyant ce discours et avait senti en lui des choses se secouer quand Paul le robuste lui avait dit que Marguerite avait eu de l'inquiétude pour lui et même un geste d'attention. C'était quelque chose de savoir que Mimi la mégère pouvait être bonne dans certaines circonstances et se repentir de ses méchantes punitions non méritées.

Le reste de la matinée fut d'un calme atroce et Mercure, qui avait été mis au repos forcé ce jour pour ne pas s'ouvrir sa blessure, s'ennuyait ferme. Il avait été examiné par le vieux René qui s'était occupé de nettoyer sa plaie et lui avait dit des belles choses réconfortantes quant à sa guérison. Cet arrêt impromptu arrangea le cher damoiseau qui vit là un signe du ciel pour aller se perdre en ville et tenter de découvrir des choses.

Sur le sentier qui le conduisait à Villenouvelle, Mercure réfléchissait à la manière dont il allait s'y prendre si bien que tout enferré à ses plans et tactiques, il passât le ponceau, le corps de garde, la porte de Baziège, et se retrouva à l'emplacement de l'ancienne halle détruite par les guerres de religion, qu'il en fut tout étonné. Il sauta de selle et noua les rênes de son cheval dans un anneau au mur de la taverne.

Villenouvelle était animée de sa monotonie quotidienne, et dans les rues, Mercure voyait passer tantôt des bons laboureurs du coin, des fermières des métairies hautes, tantôt des lavandières et autres femmes bourgeoises. Le fermier qui recevait la taxe pour le four banal marchait avec son commis qui lui lisait les noms des clients et les cuissons faites pour eux. Derrière eux les suivaient le baile et le fournier qui se plaignait au premier, que le bois coupé dans le Tal de four(1) était sauvagement entreposé le long des remparts, où le rebus de la ville était préoccupant et en nombre !

Mercure délaissa cette animation et hésita à pénétrer dans la taverne, jugeant le calme qu'il y régnait trop encombrant pour aller aiguillonner des gens et les pousser à la causette. De surcroît, il sentait à travers le carreau l'œil fouineur du fils du tavernier qu'avait missionné Monseigneur comme espion posé sur lui, et Mercure ne souhaitait être soumis à un interrogatoire de quelque ordre que ce soit. Alors, le postillon tourna ses sabots vers l'endroit où officiait le maréchal-ferrant, homme qu'il connaissait de longue date et qui avait même été son parrain de baptême. Devant la forge, le jeune homme vit que le bon maréchal n'était pas à se faire griller le couenne dans son atelier fumant, lequel était tout éteint, et seul un mot sur la porte indiquait que le brave était monté à une ferme pour y voir un laboureur.

« La chance n'est pas avec moi ! » pesta Mercure en s'adossant contre le mur, oisif et lassé de l'être. Ôter le labeur à un honnête homme besogneux et il ne savait plus où il se trouvait, ni en quelle année. Chez les petites gens, le labeur était salutaire, voire nécessaire pour eux qui ne savaient que remuer la terre, mais c'était cette terre-là qui nourrissait toute âme ; il était important de le rappeler.

Afin de tromper son ennui, Mercure marcha dans la direction du bordel, et au même moment de ce côté-ci, une conversation sous le auvent d'une maison bourgeoise attira son attention. L'habitation en angle jouxtait la maison close. La maquerelle Marie-Madeleine parlait tout bas avec le vieux René, tandis qu'une jeune femme s'échappait de la porte arrière du bordel et s'éloignait par une petite venelle, ni vue, ni connue. Le postillon hésita à suivre la silhouette qui avait caché son visage sous une cape et marchait drôlement vite. Mercure était partagé entre surprendre la demoiselle et savoir ce que se disaient le vieux chirurgien et la maquerelle. Il choisit la seconde option dans un premier temps.

Il s'approcha avec discrétion au plus près des causeurs et chaparda les bribes qu'il put.

— Fais comme je te dis et il n'y aura pas de problèmes.

— Bon, bon, acquiesça Marie-Madeleine, je te l'amène la veille au coucher du soleil.

— Oui. Maintenant, retourne à tes filles.

Le postillon fronça les sourcils et se promit de découvrir où devait se tenir le rendez-vous et d'y être ! Pendant qu'il se faisait ce discours, le vieux chirurgien avait sauté dans sa charrette et était tranquillement parti. Lorsque Mercure s'en aperçut, la rue était déserte et cela le fit jurer ! Il ne lui restait plus qu'à retrouver la mystérieuse jeune femme qu'il soupçonnait être Marguerite.

D'un bond, il enfila la venelle et marcha jusqu'à tomber au carrefour du pont. Près de cette architecture, il entendait babiller les lavandières et décida d'aller les voir, seulement, comme la fortune était avec lui, Loulou, un gros panier en osier sous le bras, l'apostropha pour lui donner le bonjorn. Elle était accompagnée de Francine. À sa hauteur, Loulou cala son paquet sur sa hanche et les demoiselles lui causèrent avec les gestes, manière de s'exprimer ici, où l'on ne parlait jamais mieux qu'en accompagnant le verbe de la main.

— Hé bonjorn Mercure !  Va plan ?

— Va plan et tu ? (2)

— Bien, bien. Eh dis moi, où cours-tu ? On dirait une hirondelle qui fuse tant tu hâtes !

— Euh... à vrai dire, j'étais dans mes pensées !

— Elles devaient être bien alléchantes pour te faire courir de la sorte ! Qu'est-ce que vous avez tous à courir aujourd'hui ? plaisanta Loulou.

— Pourquoi ? Quelqu'un d'autre a couru ? demanda précipitamment Mercure en sentant que Loulou pouvait le soulager d'un jeu de piste long et laborieux.

— Dame oui ! J'ai vu la Marguerite filer du côté du cimetière, dit-elle en pointant du doigt les trois cyprès que l'on voyait de loin.

Mercure se retint de sauter comme un cabri pour avoir eu la bonne chance de tomber sur Loulou qui avait tourné les talons et gagné le lavoir en contrebas, où la voix forte de sa mère l'appelait.

— Oui, la Marguerite était très pressée... Sans doute a-t-elle des choses à cacher qu'il faudrait découvrir et rapporter à des personnes de confiance... lui susurra Francine à l'oreille en lui claquant un baiser sur la joue.

Interpellé par les termes qu'elle avait prononcé, le postillon n'eut point le temps de l'interroger afin de savoir si Monseigneur avait fait d'elle une espionne, car la Francine l'avait planté et était partie dans la direction du château de Lamezac. S'il s'avérait que Françou était également une mouche, l'affaire serait plus douce pour lui, il pourrait partager ses trouvailles avec une amie loyale et intègre. 

L'esprit revenu à sa filature, il traversa le pont, sortit du petit bout de la forêt et se dirigea vers le cimetière, trouvant devant les grilles, des traces de pas. Il les poussa avec douceur et leva la tête pour chercher Marguerite, qu'il dénicha sans surprise aucune, devant la tombe de Louise. Elle était venue lui porter des lys et changer l'eau des anciens qui commençaient à faner. Mercure resta à distance et observa la jeune femme faire tout son rituel commémoratif et lorsqu'elle se releva, se signa, qu'elle reprit l'allée du cimetière, là alors il se manifesta. Il fit un pas en avant et la contempla avec autant de trouble que de réserve. Le postillon avait été retourné par la tristesse, la souffrance qu'elle avait affichée et fut touché par ces démonstrations de vulnérabilité et de douleur que l'on ne lui soupçonnait guère quand elle aidait sa mère au relais.

— Mercure ? dit-elle en haussant un sourcil.

— Marguerite, reprit-il en se raclant la gorge. Comme c'est drôle de te voir ici.

— Non ce qui est drôle, c'est de te voir, toi, ici, appuya-t-elle.

— Tout juste, tout juste.

— Tu venais visiter ta tante ?

— Diable non ! s'écria trop vivement le postillon. Qu'elle reste là où elle est celle-là !

— Mercure, tu es malpoli et méchant garçon pour une tante qui t'a recueilli quand ta famille était en surnombre ! Tu lui dois plus de reconnaissance que cela.

Le jeune homme ne pipa mot, serra la mâchoire au mot : « reconnaissance » et crut vomir à l'idée d'aller pleurer cette tourmenteuse ! Pour couper court à ses pensées âpres, il jeta un coup d'œil au panier que transportait la jeune femme et y vit chiffonnée en boule, la fameuse cape... C'était bien la preuve que Marguerite était celle qui s'était carapatée de chez la Marie-Madeleine !

Puisque la demoiselle n'avait plus rien à lui dire, elle passa devant lui mais ce dernier la retint par le bras.

— Tu sais, je voulais te remercier.

— Me remercier ? De quoi ?

— Paul m'a dit que tu m'avais attendu hier soir après m'avoir méchamment envoyé à Revel sans repos ! dit-il un brin ironique. Pis, même si je n'ai pas pu goûter la saucisse sèche, merci.

— Tu ne l'as pas goûté ?

— Paul n'a pas pu résister... avoua-t-il dans un sourire amusé. En tout cas, merci Marguerite.

Marguerite rougit jusqu'aux oreilles et tourna la tête pour ôter au postillon, le plaisir de la voir si désarmée face à lui. Celui-ci, la sentant davantage disposée à le tolérer dans son sillage, lui demanda de passer un peu de temps avec lui, pour bavarder, en tout bien tout honneur. Mimi la mégère releva un sourcil et lui lança au tac-au-tac.

— Ici ? Dans un cimetière ? Mon pauvre Mercure, le soleil t'a vraiment grillé le cerveau !

— Non pas, non pas ! Près du ruisseau, suis-moi.

Mercure la prit par la main et l'emmena dans un petit coin charmant à l'ombre de chênes centenaires, avant qu'elle ne se débatte et ne sorte les griffes. Pendant toute la durée du trajet, le postillon ne s'était point aperçu que la demoiselle s'était encore plus empourprée et qu'elle n'avait point tempêté au sujet du contact physique qu'ils partageaient.

— Hé regarde et dis que je ne suis pas mauvais bougre pour t'emmener te rafraîchir les petons dans une eau si claire que les lavandières en seraient vertes de jalousie.

La demoiselle ne pipa mot mais l'argument fit son effet et elle acquiesça d'un geste de tête. Marguerite s'assit au bord du ruisseau, sentit l'herbe sèche craquer sous ses jupes, posa son panier à côté d'elle et enleva ses sabots. Elle fit glisser ses bas de coton le long de son mollet et dénuda ses pieds sans souffrir de la pudeur ou du geste osé qu'elle commettait. Si elle avait été avec un autre gars, la demoiselle ne se serait point autorisée de prendre plaisir à se dévêtir pour se rafraîchir dans l'eau, mais, sans qu'elle ne le voulût l'admettre, elle se sentait en confiance avec Mercure.

Elle savait qu'il ne la trousserait pas s'il voyait ses chevilles et s'il essayait, elle le tuerait ! Sa conscience lui chuchotait qu'elle cherchait le bâton pour se faire battre ; or son espièglerie réprimée au fond d'elle dans une cage cadenassée s'en moquait, elle voulait encore être cette drôle de fille joyeuse et rêveuse... même un fragile instant.

Marguerite se leva et alla glisser ses pieds dans les draps de l'eau claire, où volaient à la surface des libellules rouges et bleues. Lorsque sa peau toucha dans le ruisseau, des cailloux, elle redevint petite fille et se tint en équilibre sur l'un d'eux, les bras à l'horizontale pour ne pas tomber et ourlait ses lèvres d'un sourire enfantin. Sur le bord, les fesses sur l'herbe, un brin sauvage avec une tige dorée dans la bouche, Mercure souriait en la regardant jouer comme une jeunette et fut pris d'un mirage. Il la revoyait gafèt(3), les joues sales et le jupon imbibé d'eau, le rire sonore et les yeux vibrants de joie et que ce temps lui semblait loin et mort. 

Dans un sourire, il la taquina en lui lançant de petits cailloux pour la déstabiliser sur son perchoir, mais la facétieuse sautait comme une grenouille de galet en galet et le narguait, le nez retroussé en lui tirant la langue. Prenant subitement compte de son attitude débridée, elle effaça son joli sourire et se composa une mine sérieuse où pointait la tristesse derrière le masque rigide de son expression.

Marguerite cessa tout enfantillage et redevint austère.

— Pourquoi tu ne t'autorises jamais à rire ? lui demanda-t-il.

— Parce que je n'ai aucune raison de le faire.

— C'est un peu triste ce que tu dis ! releva-t-il en mâchouillant son brin d'herbe. La vie n'est pas tout le temps triste, sinon le bon Dieu n'aurait pas donné un printemps et un été à l'automne et à l'hiver.

Marguerite marchait dans l'eau dont l'onde encerclait ses mollets. Elle garda le silence, alors il reprit la discussion.

— Marguerite, tu pourrais me répondre, je sais que tu n'es pas sourde.

— Je t'écoute Mercure, c'est déjà assez.

— Oh la méchante ! Dis, je voulais toujours te demander... Comment tu vas ? fit-il en la fixant.

— C'est plutôt à moi de te demander ça, répliqua-t-elle en coulant un regard vers son bandage au cou.

— Je vais bien, l'attaque n'a pas été si violente que ça...

— Le courrier est mort tout de même... et tu as été laissé inconscient...

La demoiselle Vidal s'arrêta et se tourna vers lui lentement, un faible éclat dans son regard brillait et parlait bien au-delà de tous les mots qu'elle taisait. Elle avait été si inquiète pour lui quand elle avait su qu'il avait été attaqué...

— Je vais bien, lui dit-il avec sérieux. Mais toi ?

— Je vais bien.

— C'est faux, tu es encore bien éprouvée du décès de Louise... je l'ai vu... au cimetière...

— Cela ne te regarde en rien ! se braqua-t-elle en s'éloignant vers l'autre rive.

Sentant qu'elle allait prendre la poudre d'escampette, Mercure décida de parler vrai sur le champ.

— Marguerite, je m'inquiète pour toi ! Je te vois pâle et abattue, tu ne me cries presque plus dessus ! Si les autres ça les soulagent, moi ça m'interpelle.

— Et qu'est-ce que ça peut te faire !

— Ce que ça peut me faire ! Oh ! Méchante fille, ne vois-tu pas que je tiens à toi !

La confession les assit tous les deux, l'une parce qu'elle en fut toute chamboulée à ses dépends, l'autre parce qu'il maudit sa bouche d'avoir révélé cela sans retenue.

— Marguerite, j'ai toujours voulu être proche de toi... mais tu me repousses constamment ! On dirait que tu vois que du mal en moi.

— C'est vrai ! mentit-elle. Comme je ne vois que ça dans votre race mâle !

— Enfin pourquoi ! C'est absurde et injuste !

— Tu peux parler ! Tu peux courir avec tes beaux discours, mais qu'as-tu réellement fait toi, que je ne sache encore ? Quels sont les fruits que tu as disséminé et qui font pleurer en grand secret ? Qui font trembler et mourir... Menteur ! Menteur ! Menteur ! cria-t-elle.

Mercure se leva, entra dans le ruisseau et la rejoignit en deux enjambées. Près d'elle, il planta ses yeux bleus dans les siens.

— Si, je le peux ! Parce que je suis le seul qui se souvient encore du temps où tu courrais vas-nu pieds dans les champs de ton grand-père Vidal, le sourire aux lèvres, le soleil dans les yeux et la voix chantante. Je suis le seul qui se souvient de la joyeuseté que tu étais, du bonheur qui était tien et de ton espièglerie. Je me souviens, qu'avant, je te taquinais et te poussais dans l'Hers, dans l'abreuvoir du père à la Loulou, dans le lavoir et que cela te faisait rire. Je suis le seul qui se souvient de ton vieux chapeau de paille qui te faisait une tête énorme, et de l'année terrible où tu as oublié comment sourire. Je suis le seul qui revoit le jour où tu t'es enfermée dans une brume d'austérité... Marguerite, tu entends, je suis le seul qui se souvient du jour maudit où tes yeux ont regardé mes semblables et moi-même avec dégoût ! Alors si ! Marguerite, je peux parler ! Et plus que ça, je veux comprendre !

Tout au long du discours, la demoiselle s'était immobilisée, plus par surprise que par peur de ce que pouvait donner l'emportement de Mercure, lequel avait bien parlé, trop bien parlé à son cœur qu'elle se sentait à présent bien laide. Cependant, ses motivations étaient justes et son aigreur ne venait pas sans raison. La jeune femme baissa la tête, sentant des larmes lui monter aux yeux et voulut fuir. Elle fit un pas en arrière, Mercure la retint une nouvelle fois, sans violence.

— Arrête de fuir ! Arrête de te cacher et parle !

— Je ne le peux, nigaud !

— Alors parle de ce que tu peux.

Les yeux luisants de larmes elle le dévisagea et fut prête à rendre les armes dans l'eau du Merdéric, mais se ravisa.

— Tu as raison... J'ai changé. C'est comme ça... Pour reprendre tes mots, je dirai que l'on m'a arraché le soleil des yeux, la joie du ventre... je ne vis plus que dans un hiver perpétuel... Seuls le travail et se bien tenir comptent...

— Marguerite...tu peux tout me dire. Je suis peut-être postillon mais je suis intègre et tu le sais.

— Je ne le peux... Si je le fais, c'est ma mort que je te donne à entendre... et la peur de mourir me retient dans une agonie faite de silence...

Mercure la lâcha et repartit s'asseoir sur la rive du ruisseau et fut surpris de voir que la jeune femme le suivit et s'assit à ses côtés, allongeant ses jambes devant elle pour les faire sécher au soleil. Marguerite installa ses jupailles et attendit qu'il reprenne la parole. Mercure pesait le pour ou le contre à lui faire d'autres confessions, cependant puisque la demoiselle y était sensible et qu'il trouvait une oreille sûre pour lui partager ses propres affres antérieurs, le postillon fit le premier pas dans leur réconciliation.

— Tu sais... moi aussi j'ai des secrets lourds à porter... des cauchemars indélébiles dans le cœur... des violences dans le corps...

GLOSSAIRE : 

(1) Tal del four était une partie de la forêt royale de Saint-Rome où l'on coupait le bois pour le four banal de Villenouvelle. Il était situé entre l'Hers et le chemin de Bigot.

(2) Ça va ? en Occitan.

(3) Enfant en Occitan.

 

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