Interlude 2 - Partie 1

Interlude II : Isonima et Tony

 

Tous les enfants, hormis un seul, grandissent. Ils savent très tôt qu’ils doivent grandir. Voici comment Wendy l’apprit à son tour : elle avait deux ans et cueillait des fleurs dans le jardin ; elle en cueillit une autre encore et courut l’offrir à sa mère. Elle devait être adorable en cet instant, car Mme Darling, portant la main à son cœur, s’écria : « si tu pouvais rester toujours ainsi ! »

 

Peter Pan — James M. Barie

 

Partie 1 : Les oranges bleues

 

108.

 

Luton avait gardé une impression très forte de son premier souvenir : il avait quatre ans et c’était l’anniversaire de sa cousine Léonore qui avait quinze ans ce jour, ou peut-être un peu plus, car il n’y avait plus assez de farine pour faire un gâteau le jour même. On avait attendu le dimanche pour qu’oncle Piotr allât au marché de Sainte-Mère-des-Plumes en ramener deux ballots. C’était une belle journée de Mirtombre et tout le monde était là : il y avait grand-mère Patie, qui était si vieille et si aveugle qu’elle le confondait une fois sur deux avec Léonore, Elovie, sa mère, Miron, son père et son oncle Piotr, le père de Léonore, qui avait perdu sa femme, deux ans auparavant. Seuls Radje le sylphe et Taïriss l’androïde avaient été retenus au centre-ville. Miron avait dressé des tables dans le jardin, entre le poulailler, l’orangerie et le cimetière.

Le gâteau fait par Piotr était un peu brûlé en dessous, mais était tout de même délicieux... et il y avait des cadeaux. Luton adorait les cadeaux ; il était hypnotisé par les papiers de couleurs vives et tendit la main pour les toucher. Il n’avait jamais le droit à des paquets aussi beaux parce qu’il était un garçon, et c’était normal parce que les femmes étaient plus belles et plus intelligentes alors elles méritaient de meilleures choses.

— Ce n’est pas pour toi, Tony, lui dit sa mère en le prenant sur ses genoux.

Tant pis... C’était déjà si bien d’être dans les bras de maman.

De son côté, grand-mère Patie n’avait jamais aimé sa belle-fille. Il avait pourtant fallu qu’Elovie aimât fort Miron pour venir se perdre dans ce trou. La situation était épineuse, car Patie n'ayant pas eu de fille, Miron avait offert à une étrangère le rôle de prochaine matriarche. Une étrangère que sa mère n'aimait pas du tout.

Elovie, la mère de Luton, était belle, blonde, sophistiquée et lui avait donné ses yeux bleu sombre. L’enfant se pelotonna dans ses bras et renifla l’odeur du parfum qu’elle avait déposé dans son cou. Grand-mère aimait encore moins Elovie, car elle avait refusé l’œil de Mock. Ça avait été longtemps un sujet de conflits, mais Luton ne comprenait pas grand-chose à tout ça, il n’était qu’un garçon et n’avait pas le droit d’être marqué par Dieu.

Ce jour-là, le drame était arrivé pendant qu’il entamait sa deuxième part de gâteau : Léonore avait ouvert un de ses paquets — celui offert par son père, qui avait trouvé un truc assez chouette en fouillant le grenier — et avait hurlé. C’était un cri glaçant et terrifiant, alors Tony s’était mis à pleurer.

Sa cousine s’était levée, tremblante, et inquiets, les adultes l’avaient entourée : il y avait un long collier de perles dans le paquet. Elovie avait voulu le toucher, mais Léonore le lui avait arraché des mains, sa mère s’était fâchée et la jeune fille l’avait insultée copieusement de noms que Tony n’avait pas le droit de répéter. La table s’était renversée, le gâteau était tombé dans l’herbe et il avait pleuré encore plus fort.

Léonore s’était dégagée du cercle, avait mécaniquement enroulé le chapelet autour de son cou et avait couru vers la vasque remplie d’eau de pluie qui reposait depuis une éternité dans le jardin. Luton revoyait ses yeux gris paniqués, sa longue natte échevelée et ses doigts nerveux qui tâtaient le tatouage de Mock sur son front tandis qu’elle contemplait son reflet.

— Non ! Non, non, non...

Elle poussa un nouveau cri et donna un coup de poing dans l’eau ce qui éclaboussa l’herbe. Léonore se releva lentement. Elle observa ses mains ruisselantes et toucha sa robe usée jusqu’à la corde, puis sa natte dont l’extrémité était pleine de fourches.

La jeune fille leva vers sa famille un regard métallique et froid que Luton ne lui connaissait pas. Son père, Piotr fit un pas vers elle :

— Léo...

Elle l’avait regardé avec une grande détresse : il était son père et n’était pas son père.

— Ce n’est pas mon nom, répondit Lù.

Elovie avait pris Tony dans ses bras et avait quitté le jardin.

 

109.

 

Après ce désastreux anniversaire, Tony avait le souvenir que ses parents s'étaient copieusement disputé à propos du collier : D'où venait-il ? Comment était-il apparût mystérieusement dans le grenier que Elovie avait rangé intégralement quelques semaines plus tôt ? Pourquoi Piotr avait-il offert un bijou aussi coûteux à sa fille, alors que c'était visiblement un collier de femme qui aurait mérité une propriétaire plus sophistiquée ?

Ensuite, Tony se souvenait bien de l’épisode des lapins : i000000000000l y avait toujours eu des lapins dans la Famille ; les premiers clapiers dataient de l’époque d'Héquinox, c’est dire !

Luton avait été levé et habillé par son père, puis il s’était rendu dans la cuisine pour le petit déjeuner avant d’accompagner sa mère dehors pour aller chercher des œufs dans le poulailler. C’était lui qui avait remarqué le problème en premier. Il avait montré du doigt le gros lapin qui se baladait dans l’herbe et sa mère avait poussé un cri de surprise. Il y en avait plein, partout ! Elovie avait couru jusqu’aux clapiers : les cages étaient ouvertes et les occupants avaient disparu !

— Aide-moi à les rattraper, Tony !

Luton avait couru après les lapins et avait aidé sa mère à en capturer le plus possible. Celle-ci était déjà essoufflée ; ses hauts talons n’étaient pas faits pour courir dans la terre molle.

— Maman, regarde.

Léonore était déjà levée ; assise contre une vieille tombe mal entretenue, elle caressait lentement un lapin de taille imposante.

— C’est toi qui as fait ça ?

Tony se boucha les oreilles, car quand sa mère se mettait à crier, elle avait une voix horrible. Léonore leva ses yeux gris où brillait une lueur d’insolence et affirma sans répondre :

— Vous n’avez pas l’œil de Mock.

— Quoi ?

— Vous ne croyez pas en Mock, alors qu’est-ce qu’il y a après pour eux ?

Elovie la traita d’idiote et Luton se boucha à nouveau les oreilles. Sa cousine Léonore fixait sa mère sans baisser les yeux et refusa de les aider à rattraper les lapins. Il n’était pas question non plus de s’excuser. Quand sa mère finit par la frapper au visage, Léonore la repoussa doucement, mais fermement, puis quitta le jardin.

Malgré leurs efforts, une dizaine de lapins échappèrent à leurs recherches et disparurent dans la nature. Ce jour-là, Elovie convoqua son mari pendant que Tony jouait sous la table : il y avait un vrai problème avec la fille de Piotr, cette sale gamine qui se croyait tout permis. Ce n’était pas juste cette histoire de lapins ! Depuis son anniversaire, elle n’obéissait plus, ne répondait plus à son prénom et se montrait particulièrement retorse avec les adultes. C’était pourtant une jeune fille à peu près convenable avant ça. Elovie n’avait jamais vu une crise d’adolescence aussi brutale.

En désespoir de cause, Miron en parla à Patie, qui était restée plongée dans un mutisme songeur au sujet de sa petite-fille depuis l’affaire du collier. La matriarche la convoqua dans sa chambre où elle passait désormais la majeure partie de son temps. Dans cette cohue, personne ne faisait vraiment attention au jeune Tony qui, sans vraiment comprendre ce qui déchirait sa famille, voyait bien qu’il y avait un problème avec sa cousine Léo. Il se cacha dans la salle de bain et colla son oreille contre le fin panneau qui séparait cette pièce de la chambre de sa grand-mère.

 

110.

 

Lù toqua à la porte et attendit que sa sœur marmonnât une invitation avant d’entrer.

La vieille dame était allongée dans son lit, surélevée par des oreillers. Lù la détailla ; elle la reconnaissait, mais il s’agissait de leur première rencontre depuis que la mémoire lui était revenue. Elle chercha le visage arrogant de sa sœur sous ces paupières flétries et ces joues tombantes.

Patie aurait cent neuf ans cette année et chaque jour la rapprochait plus de la mort, néanmoins, elle était une belle vieille dame, contrairement à ce qu’avait été leur grand-mère. Lù traversa la pièce et se dirigea vers la cachette derrière le papier peint que Patie et elle avaient découverte ensemble, il y avait presque cent ans. Elle en sortit une bouteille de brandy dont elle se servit un grand verre avant de s’installer dans le fauteuil à bascule, dos à la fenêtre.

— Léo.

— Non, ce n’est pas mon nom, Patie, fais un effort. Tu es aveugle, mais pas sourde.

Un sourire déforma le visage creusé par les rides.

— Alors c’est bien toi, Lùshka. Je savais bien que tu reviendrais un de ces jours...

Lù leva son verre.

— Moi je l’ignorais. J’avais un doute sur le fait d’être égorgée à la naissance par l'une d'entre vous ou pas : j’ai préféré ne pas prendre de risque.

— Mais tu es finalement morte.

— Ouais, ça arrive aux meilleurs d’entre nous.

Lù sirota une gorgée d’alcool et ajouta :

— Ce n’est pas un bon souvenir.

Patie leva ses bras :

— Approche, je veux essayer de te voir un peu.

Lù se redressa et avança près du lit. La vieille femme la dévisagea longuement et le sourire qu’elle esquissa lui dessina des pattes-d’oie aux coins des yeux :

— Comme tu es jeune, petite sœur... Tu as exactement le même visage... Pourtant, quand Léonore était enfant, elle ne te ressemblait pas du tout. Tu t'es mêlée à l'âme de ma petite fille et tu l'as dévorée, petit à petit. Il n'y a que tes cheveux qui sont plus longs...

Il n'y avait ni tristesse ni rancœur dans ses paroles, mais la cadette grimaça. Patie avait toujours son nez tordu. Ce souvenir remua quelque chose dans le ventre de Lù qui dansa d’un pied sur l’autre et osa demander :

— Mon oncle Miron, est-ce qu’il est... enfin, est-ce le fils de Berry ?

Patie resta un peu silencieuse avant de répondre :

— Mamie voulait le tuer, mais je... je lui ai tenu tête. J’ai choisi de te faire confiance.

Lù sentit un fort besoin de s’asseoir et finit son verre cul sec. C’était à la fois triste et émouvant. Elle qui croyait que tout ce qui restait de Berry avait disparu quand elle avait égaré le petit carnet.

— Maintenant que j’y pense, il a le même nez pointu que son père.

— Il a surtout pris de moi, mais tu as raison.

Elles restèrent silencieuses.

— Et Berry ? demanda Patie.

— Mort. Ça commence à faire un moment.

Mort. Comme grand-mère Adêve et comme maman. Le gros trou noir du chagrin enfla encore dans le ventre de Lù. Elle se dit que s’il grandissait suffisamment, peut-être qu’un jour, elle ne le sentirait plus : elle ne sentirait plus rien du tout.

— Il faut que tu me racontes ton voyage, murmura la vieille dame.

— C’est une longue histoire.

— Des passages choisis alors, je n’ai plus assez d’énergie pour une aussi longue histoire.

— J’ai peut-être quelque chose d’intéressant alors, la chose la plus intéressante de tous les univers que j’ai croisés : le dernier que j’ai traversé...

La vieille dame se redressa sur ses coussins et Lù contempla son verre vide.

— Valta--imhir, le monde d’Héquinox. Sur une infinité d’univers, j’ai ouvert une fenêtre sur celui-là : Le monde du dieu tangible, Mock.

— Tu l’as rencontré ?

— Oui.

Elles ne dirent rien pendant un moment. Les prunelles de Lù étaient vides et elle murmura d’une voix pâteuse :

— C’est Berry qui avait raison. Ce n’était pas un dieu, il n’y a pas de vie après la vie, il n’y a pas de créateur. Mock ne sait même pas ce que sont les lapins, comment pourrait-il les aimer ?

Elle rit, puis finit par ajouter avec amertume :

— Et dire que j’ai encore son œil tatoué dans ma chair, à cette sale créature arriviste.

Tout le front de Patie se plissa en de centaines de petits plis.

— Que s’est-il passé après ?

Lù reposa le verre sur le guéridon et frotta le tatouage de l’œil jusqu’à ce que la peau devînt rouge.

— Après ? Je crois que je me suis mise en colère. J’ai beaucoup crié et ça ne lui a pas plu, alors Mock m’a tenu la tête dans un baquet d’eau et il m’a tuée.

 

111.

 

Lù descendit les marches et sortit dans la cour. Le Mangoin était en train de se coucher et ses rayons zébraient d’or le ciel orange et la terre mauve. La jeune fille s’accroupit et toucha le sol du bout des doigts ; l’air sentait le parfum des céréales et des fientes de poules. Bien que cela fît quinze ans qu’elle vivait à nouveau dans ce monde, cette odeur familière lui donna l’effet d’une gifle en pleine figure.

Elle enfonça profondément ses mains dans ses poches, les pieds campés dans de grosses bottes boueuses. Le passé ressemblait à une épaisse brume : sa mère dans le jardin, sa grand-mère devant ses marmites dégoûtantes et la robe rouge de Patie qui roulait sur ses jambes. Le cycloptère de Berry était toujours dans la cour, recouvert de rouille ; Lù avait encore son chant pétaradant dans le creux de l’oreille et dans son nez sa vieille odeur de gazole.

L’homme qu’elle avait aimé avait quitté le Multivers il y a plus de trente ans et elle était toujours là. Elle avait même connu la mort : elle se souvenait de la sensation de l’eau dans sa bouche, dans ses oreilles et dans ses poumons. Ça avait fait tellement mal partout dans sa poitrine, qu'elle avait eu l’impression de se déchirer en deux tandis que tout son corps devenait engourdi. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale et elle se frotta le front.

Tony sortit la rejoindre, lui prit la main et l’adolescente le regarda. Léonore savait comment s’y prendre avec un enfant, mais à présent, elle n’était plus très sûre de ce qu’elle devait faire : elle se souvenait, mais avait perdu le naturel.

— Tu n’es plus Léo ? demanda le petit garçon.

— Non.

— Où elle est ?

— Elle est partie quelque part à l’intérieur de moi.

— Tu es la fille dont parlent les histoires de grand-mère ? Celles dont maman dit que ce sont des mensonges ?

Lù esquissa un demi-sourire.

— Je dois être cette fille, oui. Et je suis ta grand-tante.

Tony fronça les sourcils. Ce n’était pas très clair. Il demanda :

— La sœur de mamie ?

Lù hocha la tête. Elle n’aimait pas trop les enfants, mais avait vécu suffisamment longtemps pour avoir appris un peu de patience.

— Porte-moi ! ordonna Tony.

Elle aurait préféré qu’il s’en allât pour la laisser tranquille, néanmoins elle se pencha pour le hisser sur ses épaules, se déplia et l’enfant put voir très loin sur l’horizon. Il enfouit ses doigts dans les cheveux nattés. Lù ne le portait pas comme le faisait Léonore, sur la hanche, alors il comprit de façon vague que sa cousine était vraiment partie et qu’il ne la reverrait plus. Cela le fit pleurer un peu, silencieusement, tandis que Lù marchait entre les tombes du jardin jusqu’au verger, avec ses grosses bottes.

Elle voulut lui fredonner une des berceuses de sa mère, mais ne s’en souvenait plus. Elle fouilla dans ses souvenirs pour retrouver une antique chanson de Lorian que les nourrices chantaient aux enfants. Elle fredonna d’une voix grave et un peu fausse sous les ramures alourdies par les oranges bleues ; elle chanta jusqu’à ce que l’enfant s’endormît sur ses épaules.

 

112.

 

Le Mangoin était au zénith, il faisait une chaleur étouffante et Lù inspira une longue bouffée brûlante qui envahit ses poumons. L’aéroglisseur suivait la piste sans faire plus de bruit qu’un ronronnement de moteur, l’air s’était empli de sable mauve et Tony toussa, installé entre sa cousine et le père de celle-ci, Piotr, qui conduisait.

Avec la fin de mirtombre venaient invariablement les moissons et le véhicule chargé de céréales se dirigeait vers Sainte-Mère-des-Plumes où ils pourraient échanger leur cargaison et récupérer Radje et Taïriss.

Le bras pendant mollement en dehors de l’habitacle, Lù observait dans le rétroviseur cet homme qui était considéré comme son père : c’était un individu courtaud, avec un visage nerveux, une barbe soigneusement entretenue et des yeux sombres. Comme pour Patie et Lùshka une génération plus tôt, Piotr avait sans doute pour géniteur un des gitans du camp, car il en portait les traits caractéristiques. Lù s’en souvenait comme d’un père mutique et calme comme la mer après la tempête. Il lui jetait parfois des regards furtifs.

Piotr ne savait plus du tout quoi faire avec sa fille unique et Elovie le lui reprochait bien assez. On lui avait bien sûr maintes fois parlé de cette fameuse « adolescence », mais il ne s’imaginait pas qu’elle arriverait d’une façon si brutale. Léonore, qui était si docile et douce, avait été remplacée par cette jeune fille teigneuse, indépendante et indisciplinée comme un chien sauvage.

Assis entre eux, Tony était absorbé par une poupée de son dont il agitait les bras furieusement, habité par une histoire dont lui seul connaissait les rebondissements, peu perturbé par le silence qui pesait dans l’habitacle. Lù intercepta l’un des regards du géniteur de son nouveau corps. En vérité, elle n’était pas sa fille. Il aurait pu avoir une vraie fille avec un visage et une personnalité bien à elle, si seulement un parasite n’avait pas utilisé son enveloppe pour se reformer, molécule par molécule selon le plan d’un ADN bien précis.

— On arrive bientôt ? gémit Tony. J’ai soif. 

Lù lui passa la gourde d’eau tiède qui roulait à ses pieds avant de glisser la tête par la fenêtre. On commençait à apercevoir des habitations à l’horizon et son cœur se mit à battre plus fort. Elle rentra dans l’habitacle et dit simplement avant que le silence ne retombât :

— Bientôt.

Lùshka sourit de toutes ses dents : elle allait revoir Taïriss. Alors bien sûr, il vivait dans la même maison qu’elle depuis sa nouvelle naissance, mais ce n’était pas pareil. Elle allait le revoir et il serait exactement comme dans les souvenirs de son enfance. Elle se pencha à nouveau par la fenêtre et le sable lui piqua les yeux. Lù pesta avant de frotter ses paupières.

Les maisons grossissaient au loin.

— Je veux pipi ! cria Tony et Lù lui prit la gourde des mains.

— Attends un peu, on arrive.

Piotr ajouta :

— Tu ne dois pas crier Tony, les petits garçons doivent être sages et savoir se taire.

Lù eut un spasme de la mâchoire, comme si elle voulait rire, mais elle se contint.

Ils endurèrent pendant quelques minutes supplémentaires la chaleur insupportable qui régnait dans l’aéroglisseur avant que celui-ci n’entre dans le bourg de Sainte-Mère-des-Plumes et ne se gare sur la place principale.

Lù essuya la sueur qui lui coulait jusque dans les yeux et ouvrit difficilement la portière énorme. Elle sortit et regarda autour d’elle.

— Pipi ! S’il te plaît ! répéta Tony.

— Oui, oui, j’arrive ! dit Piotr.

Il l’aida à déboutonner son pantalon pour qu’il pût uriner contre un arbre.

— Ils sont là-bas.

C’était la deuxième phrase de son géniteur depuis le début du voyage. Lù se retourna : Radje portait son costume blanc, léger comme de la soie, et puis il y avait Taïriss, si incroyablement conforme à ses souvenirs qu’elle eut envie de pleurer. Il la vit, la dévisagea longuement comme s’il étudiait son expression et inclina la tête avec une sorte de surprise ravie :

— Tiens ? Mademoiselle Lù ? Vous êtes revenue ?

Elle courut jusqu’à lui avec ses bottes trop grandes et le serra dans ses bras jusqu’à en avoir mal.

 

113.

 

Il commençait à y avoir un véritable problème dans cette famille, même si Lù faisait la sourde oreille et continuait à se comporter comme une petite peste caractérielle.

Le retour de Taïriss avait lancé une bombe à retardement : l’androïde la reconnaissait et venait poser un nouveau témoignage au-dessus des élucubrations de grand-mère Patie — elle était presque totalement aveugle depuis vingt ans, comment aurait-elle pu reconnaître qui que ce soit ! Quand on interrogea le robot — « Pourquoi n’avais-tu rien dit avant ? » —, il se justifia en précisant qu’on ne lui avait rien demandé. De plus, il était formel : bien que Léonore et Lù fussent parfaitement identiques, les expressions de l’une étaient trop différentes de celles de l’autre pour qu’il les associât totalement, du moins jusqu’à ce jour. Pire, le sylphe aussi certifiait que Lù était bien ce qu’elle prétendait être : la réincarnation de cette tante qui avait disparu, des années avant leur naissance ; elle en avait la voix, le visage et les souvenirs.

Et ni Radje ni Taïriss n’avaient le droit de mentir à la Famille, sauf si quelqu’un de plus haut placé dans la hiérarchie familiale leur en donnait l’ordre, comme Patie, par exemple.

De l’avis d’Elovie, tout ça, c’était n’importe quoi, mais son mari Miron et son beau-frère Piotr n’avaient pas d'opinion aussi tranchée : le doute avait germé.

Il fallait bien reconnaître qu’il y avait quelque chose de troublant dans cette affaire. Comment expliquer la soudaine culture de Léonore pour tout ce qui concernait la robotique ? Et pourquoi entamait-elle à présent ces discussions interminables avec Radje sur ce que l’on trouvait dans les laboratoires de génétique qui avaient poussé comme des champignons dans la banlieue de Sainte-Mère-des-Plumes ces trente dernières années ? Léonore n’était pas totalement idiote, mais elle n’avait jamais rien compris à ces choses-là...

Le véritable propos n’était pas uniquement de savoir si Léonore était ou non la réincarnation de Lù. Le problème était que Patie était très vieille et que son décès devenait un sujet régulièrement abordé : qui allait hériter ?

Juridiquement parlant, personne n’allait croire ces histoires abracadabrantes de Piliers et de Changemonde : les biens allaient être répartis entre les deux frères sans faire de chichis. Par contre, devenant la nouvelle matriarche de la Famille, ce serait à Lù que Radje et Taïriss allaient logiquement choisir d’obéir, s’ils gardaient leur position. Et personne n’avait envie d’avoir contre lui un sylphe qui ne possédait aucune notion du bien et du mal et un robot parfaitement dressé.

Tout ça, Lù s’en fichait : il aurait suffi d’ouvrir une faille pour prouver à tous ces nouveaux cousins de quel bois elle était formée, mais ça ne l’intéressait pas. Seul comptait qu’on ne la traitât pas comme si elle avait vraiment quinze ans. Elle abattait sa part du travail tant qu’on la laissait tranquille, mais s’enfermait dans sa chambre pour peu qu’on lui ordonnât de débarrasser la table.

Patie lui demanda une fois si elle avait l’intention de quitter ce monde et Lù ne répondit pas tout de suite, car elle ne savait pas encore. Elle repensait sans cesse à Mock... à ses doigts qui enfonçaient sa tête sous l’eau. Elle ne le retrouverait sans doute jamais ; son monde était trop loin. Elle pourrait repartir, oui, elle en avait envie, mais que se passerait-il si elle mourait à nouveau ? Elle retournerait dans sa famille de Sicq ? Retour à la case départ, encore et toujours.

La nostalgie avait un goût désagréable dans sa bouche. Revenir dans cet univers pour le trouver à chaque fois plus changé faisait comme une petite pique au bord du grand trou dans son cœur. Mais rester ?

« Je partirai quand tu ne seras plus là. » avait-elle dit finalement et pour un temps cette déclaration calma tout le monde.

 

114.

 

Lù était affalée de tout son long sur le canapé du salon, un verre de liqueur d'orange à moitié plein posé sur le ventre et la main sur le sol à côté d’une assiette vide où stagnait une vinaigrette figée. De la cuisine provenait un bruit de couverts qui s’entrechoquent, des conversations étouffées ainsi qu’une odeur de viande bouillie aux épices et à la bière. La salive envahit la bouche de Lù : ce midi, le lapin était au menu. Elle serra les dents et un long gargouillis lui rappela que la salade qu’elle avait mangée ne lui permettrait pas de tenir jusqu’à ce soir. Tant pis, elle volerait des biscuits et du chocolat dans les placards. De toute façon, Lù ne pouvait pas grossir ni être plus mince, alors peu importât qu’elle se bâfrât de cochonneries.

Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte de la cuisine et Taïriss s’approcha d’elle :

— Vous êtes sûr que vous ne voulez plus manger de viande, Mademoiselle ?

— Non. Ça devrait te faire plaisir, tuer une créature vivante est une chose mauvaise selon la deuxième règle, tu te souviens ?

— Oui, mais je sais que vous êtes de bonnes personnes et que vous ne tueriez pas si Mock n’accueillait pas leurs âmes de l’autre côté.

Lù ricana, puis but la fin de son verre avant de chercher des yeux la pipe de Piotr qu’elle alluma. Taïriss la contempla avec une sorte de désapprobation muette ; elle le regarda avec un sourire moqueur :

— Quoi ?

— Rien que je puisse me permettre, Mademoiselle.

— Tu sais Taï, j’ai plus de quatre-vingt-dix ans, tu pourrais m’appeler Madame maintenant.

— Comme Madame voudra, mais sans désirer vous manquer de respect, vous ressemblez toujours beaucoup à une demoiselle.

Lù lui jeta une œillade courroucée tout en essayant de faire un rond de fumée bleutée, ce à quoi elle échoua et toussa malgré elle, jusqu’à ce que des grattements se fissent entendre contre la porte. La jeune fille se leva et ouvrit le battant : une pluie fine et silencieuse trempait la cour dont la terre prenait des teintes prune. Radje se tenait sur le seuil, la silhouette bizarrement repliée sur elle-même, écrasée par le poids de ses vêtements dégoulinants.

Lù sourit et s’écarta pour le laisser entrer. Le sylphe s’immobilisa sur la serpillière posée près du tas de chaussures, pour ne pas goutter davantage sur le plancher de la demeure.

— Un petit peu d’aide ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête d’un air impénétrable. Lù pinça sa pipe dans le coin de sa bouche et l’aida à défaire les boutons de ses légers vêtements blancs qui étaient soudainement devenus beaucoup plus lourds que prévu.

— Je peux avoir quelque chose en échange ? demanda-t-elle.

Un petit sourire vint se poser sur les lèvres du sylphe tandis qu’elle terminait d’ouvrir sa chemise.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Tu as déjà fumé ?

Radje leva un sourcil et prit une expression un peu agacée :

— Non. Je peux le faire si ça vous amuse.

— Chouette !

Elle lui tendit la pipe pour qu’il n’eût pas à la porter. Le sylphe inspira une bouffée : la fumée coula dans son œsophage et dessina des volutes dans ses poumons avant de ressortir par ses narines. Les pupilles de Lù se dilatèrent et elle pinça les lèvres. Radje murmura :

— Satisfaite ?

— Oui. C’était trop cool. Refais-le !

— Non, moi ça affecte ma santé, contrairement à certaines.

Lù haussa les épaules et l’aida à enlever sa chemise puis son pantalon. Physiquement, Radje avait une petite quarantaine et il était plutôt agréable à regarder si on n’avait pas peur des sylphes. Lù récupéra ses vêtements et se confronta à sa nudité sans sourciller.

— Tu as changé, dit-elle au sylphe.

Toi aussi, tu as changé... songea Taïriss.

 

115.

 

Quand Tony ouvrit la porte de la chambre de Lù, son lit était vide. Le petit garçon descendit alors l’escalier pour se rendre dans la cuisine où son père lui préparait un solide petit déjeuner. Maman était déjà levée depuis une heure, car elle organisait le programme de la moisson du jour : elle conduirait le tracteur tandis que Piotr et Miron aideraient à amasser les bottes de paille. Tony aurait le droit de jouer près d’eux et de donner un petit coup de main.

Il faisait beau et Tony aimait beaucoup les moissons. Il ne dit à personne que Lù n’était pas dans son lit. Parfois elle quittait la maison le soir et se rendait jusqu’au camp. Sa maman se mettait alors en colère et disait un tas de vilains mots sur Lù que Luton n’avait pas le droit de répéter.

De plus, Lù avait ignoré Elovie à chaque fois qu’elle lui avait ordonné d’aider aux tâches communes. À chaque fois, la jeune fille disparaissait plus ou moins mystérieusement pour réapparaître à l’heure du souper. On la voyait parfois avec Radje, marcher des heures dans la campagne. Lù pouvait être serviable, mais elle était incapable de réagir de façon positive à un ordre direct. Tony l’avait compris alors ça lui paraissait étrange que cela échappât à sa mère ; c’était une histoire d’adulte et parfois ce genre de choses lui étaient incompréhensibles.

Une fois le petit déjeuner terminé, ils se rendirent dans le jardin et son père lui cueillit une orange bleue dont Tony pela la peau avant d'enfoncer ses dents dans la chair sucrée. Le jus lui coulait encore sur le menton quand ils arrivèrent à l’orée du champ. Les épis avaient déjà été coupés, le tracteur se trouvait de l’autre côté et Lù était en train de lier des bottes.

Tony ne comprit pas ce qui énerva sa mère à ce point. Était-ce parce que ses plans avaient été perturbés ? Ou bien parce que Lù s’arrangeait pour faire sa part du travail sans lui obéir ? Elovie ne dit rien pour le tracteur, mais Tony se sentit inquiet ; le beau visage de sa mère ressemblait à un masque de haine sous ses jolis traits.

Il courut jouer de l’autre côté du champ, là où Lù travaillait en silence. Elle portait une vieille salopette qui sentait la naphtaline et qui avait été à elle, autrefois ; la sueur coulait sur son front et tachait le tissu sous ses aisselles. Ils s'affairèrent à lier le blé jusqu’à l’heure du déjeuner où ils finirent par retourner du côté des arbres pour manger leur pique-nique à l’ombre. Taïriss leur apporta des orangeades fraîches ; Tony but avec avidité le liquide bleu et sucré.

— Tu me montres comment tu changes de monde ?

Il avait posé la question innocemment et les adultes étaient suffisamment loin pour qu’il pût parler avec Lù sans se faire réprimander. Elle le regarda en silence, finit de mâchonner son sandwich, puis elle ouvrit une faille, juste comme ça. Son auriculaire s’enfonça dans un accroc de l’espace qui se déchira tandis que ses autres doigts restaient en place sur son repas.

Quand Miron et Elovie les aperçurent, cette dernière poussa un tel cri de colère que Tony crut qu’elle allait frapper Lù. Mais c’est lui qu’elle gifla. Lù referma la faille très calmement tandis qu’Elovie emportait Tony. Quand la jeune fille se releva, elle remarqua que Piotr l’observait de loin, alors elle lui rendit son regard.

— Arrête de m'observer. Léo ne reviendra pas.

 

116.

 

Radje tenait une simple mine de critérium entre le pouce et l’index et dessinait un schéma sur la feuille que Lù avait posée sur la table.

— Cela dépasse le concept d’eugénisme. Avec les nouvelles technologies à notre disposition, on peut reconstruire intégralement un génome de A à Z ! On peut mener à terme un embryon dont le génome aura été complètement choisi, et pas seulement un embryon humain ! Nous travaillons à créer des individus plus résistants aux maladies, plus intelligents et plus forts. Même si l'on ne peut plus les qualifier d’humains, j’utilise mes propres cellules pour ce qui peut être combiné au génome des sapiens et j’observe le développement des embryons les premières semaines.

Les bras croisés, appuyée contre le dossier de sa chaise, Lù écoutait et le sylphe leva ses iris violets sur elle.

— Cela vous choque ?

— Non, c’est intéressant. Et ce sont les notes d’Héquinox qui ont permis de faire ça ?

— Cela fait des millénaires que les individus de son monde ont leurs ADN remodelés de cette façon.

— Ce que je me demande, c’est pourquoi tu me parles de tout ça ? Pas que je ne trouve pas ça passionnant... mais mon truc c’est la robotique et ce n’est pas ton genre d’être si bavard. En plus, c’est louche de parler génétique dans sa cuisine avec un type à poil.

Elle lui lança un regard lubrique et Radje haussa les sourcils :

— Croyez-moi, je ne suis pas votre genre de type à poil.

— Des types à poil qui ne sont pas mon genre, ça n’existe pas.

— Il faut environ soixante-treize heures à un sylphe pour parvenir à l’orgasme.

— Parfait. Juste ce dont j’ai besoin...

Il rit et Lù souffla sur sa frange.

— Je plaisante, il ne faut pas avoir ce type de relations dans le milieu professionnel. Alors que désires-tu ? Tu veux mettre mon ADN sous un microscope, c’est ça ? D’accord.

— Ça ne vous dérange pas ?

— Non, moi aussi, j’aimerais en savoir plus sur les Piliers. Je voudrais être un peu mieux préparée à certaines choses avant de repartir et j’aurais également besoin que Gyfu repointe son museau. En tout cas pour ton truc, je suis partante.

— Merci, ça va être très intéressant.

Elle le regarda de sous ses sourcils sombres.

— Tout ça a un lien avec ton Ki, pas vrai ?

— Je ne peux rien vous cacher, mais je vous demande de ne pas me poser plus de questions.

Lù soupira :

— Très bien, mais il faudra que je t’accompagne jusqu’à Sainte-Mère-des-Plumes.

— Ça risque de poser problème : votre belle-nièce Elovie s’y opposera.

— Quelle importance ?

— Vous ne pouvez pas conduire. Je ne mets pas en doute votre capacité à le faire, mais vous gardez l’apparence d’une adolescente de quinze ans et il faut que quelqu’un vous emmène.

Lù eut un geste d’humeur.

— Qu’importe ! J’irai à pied : il ne doit pas y avoir plus de trois ou quatre heures de marche. Au pire, j’accompagnerai à nouveau mon père sans lui dire que je reste plus longtemps.

— C’est une solution...

Lù observa par la fenêtre et murmura :

— Que de complications stupides !

— Il faudra faire avec.

— Je ne ressens rien pour eux. Léo elle-même détestait Elovie, même si elle était trop idiote pour dire quelque chose. Ils m’épient avec leurs petits yeux d’animaux effrayés, si seulement je pouvais être débarrassée d’eux.

Elle se mordit la lèvre et se retourna vivement. Le sylphe avait les pupilles dilatées et sa peau avait tourné à l’orange vif, alors Lù gronda :

— Ne t’avise pas de les tuer parce que j’ai dit ça...

Il soutint son regard.

— Bien sûr que non, Mademoiselle...

 

117.

 

— Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça...

— Oh, tout de suite... Rien que parce que Tony s’est enfui en hurlant quand il t’a vu...

— Mon visage...

— Ça demande parfois un peu de sacrifice quand on veut quelque chose.

Taïriss était assis sur un tabouret, dans l’atelier de robotique qui était resté fermé pendant des années, depuis que Patie n’y voyait plus goutte. L’œil de Taïriss tournait dans une orbite de métal mise à nu et contemplait en gros plan les doigts de Lù qui manipulaient un tournevis juste au-dessus de sa pommette.

Elle était assise sur cet escabeau maudit sur lequel il était monté quand il lui avait demandé de lui créer un système génital plus ou moins fonctionnel. Elle attrapa une vis minuscule posée sur le plan de travail, juste à côté de la forme flasque et déformée de son visage.

Rien que de voir ce masque de latex pathétique, il sentit ses circuits frôler la surtension. Ça se passait dans sa tête, bien sûr.

— J’ai posé les glandes lacrymales, dit Lù. Je relie tout ça à l’intérieur des paupières et aux fosses nasales, ce qui demandera aussi une petite mise à jour de ton programme. Et après, tu pourras officiellement pleurer, toutes mes félicitations.

— … Je vous remercie infiniment.

Lù lui sourit un peu tristement et il remarqua son front qui était encore rouge au niveau de la marque de Mock.

— Est-ce que vous allez bien, Mademoiselle ?

— Je ne sais pas très bien où je vais, à vrai dire, Taï. Je prépare la suite de mon voyage, mais mon but me paraît vraiment très, très, très loin.

— Votre but ?

Elle ne répondit pas, mais appuya son front contre celui de métal du robot et ferma les yeux quelques secondes.

— Rien d’important...

Il voulut ajouter quelque chose, mais quelqu’un toqua contre la porte et Lù s’écarta de lui :

— Oui ?

Tony se cachait derrière le battant. Visiblement, l’apparence inhabituelle de son androïde le mettait très mal à l’aise.

— Qu’est-ce qui se passe Tony ?

— C’est Gyfu, elle est rentrée.

Le visage fatigué de Lù s’éclaira :

— Vraiment ? Dis-lui que je veux la voir ! Mais il faut que je termine, j’en ai peut-être pour une ou deux heures et je viens !

 

118.

 

Gyfu attendait Lù dans sa chambre ; vêtue d’une longue robe de soie rouge flottante, elle regardait par la fenêtre. Elle avait l’air incroyablement jeune par rapport aux souvenirs de Lù, pourtant elle l’avait déjà croisée quand elle était Léonore. Cependant, les traits de la sylphide étaient tirés et ses joues étaient plus creuses qu’avant, mais Lù ne lui fit pas remarquer qu’elle avait mauvaise mine.

La fin d’Adêve et le début de l’ère de Patie avaient changé pas mal de choses dans la maison : Gyfu ne prenait plus de nouvelles des dernières avancées technologiques en robotique puisque la Famille s’était lancée dans la production agricole. Patie l’envoyait de ville en ville pour participer à des événements et être exposée comme curiosité venue d’un autre temps, ce qui arrondissait ses fins de mois, et la matriarche n’aurait pu trouver de moyen plus agréable de se débarrasser de cette créature gênante dont elle ne savait plus quoi faire. Radje était capable de s’occuper tout seul, lui, au moins.

— J’ai un marché à te proposer.

Gyfu s’était tournée vers Lù et avait observé les doigts qui jouaient dans le collier de perles. Ce tic n’avait jamais disparu. La sylphide chuchota simplement :

— Tu es revenue.

— Oui.

— Quel genre de marché ?

Elles s’étaient souri. Une mimique qui rassure les humains.

— Hum, un truc qui rend tout le monde content. À te voir, je sens que tu n’en peux plus de cet endroit et de ces gens et moi pareil.

— Continue.

— Quand ma sœur sera décédée, ton Ki te liera à moi. Je te propose de te libérer, mais j’aimerais conclure une nouvelle sorte de contrat : je voudrais choisir avec toi un univers qui servira en quelque sorte de base, de foyer ou d’entrepôt. Ce sera le point central de mes pérégrinations et je reviendrai toujours vers ce monde, quoi qu’il arrive. Nous y entreposerons tes objets, et en contrepartie, tu y garderas également des choses qui m’appartiennent et que je veux conserver. Il faudra que tu restes dans cet univers et que tu veilles à ce que tous ces objets soient en sécurité.

Il y eut un silence.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Que jusqu’à aujourd’hui, je crois que je n’avais jamais dit à un humain que je l’appréciais.

 

119.

 

Après l’épisode de la faille ouverte devant Tony, Lù n’était plus retournée aux champs et avait passé infiniment plus de temps à essayer d’inciser des passages pour trouver un monde qui convenait à son projet.

Cet après-midi-là, elle était assise dans la cuisine, une feuille posée devant elle sur laquelle elle notait toutes les qualités requises pour l’univers qui serait son futur QG. Parmi les failles ouvertes, elle en avait gardé trois de côté dont elle avait bloqué la fermeture à l’aide de tubes de papier toilette.

Le reste de la Famille était actuellement en train de nouer des gerbes de céréales et seul Tony avait été autorisé à rester dans la maison parce qu’il était incapable de garder sa casquette plus de cinq minutes sous le soleil. Le petit garçon était assis sous la table où il écossait des haricots bleus pour le repas du soir. Autre exception, Taïriss était en train de repeindre les barrières du jardin en vert tendre.

Lù avait presque fini sa liste quand elle entendit la porte-fenêtre s’ouvrir. Piotr se trouvait sur le seuil, la main ensanglantée. Quand une goutte écarlate tacha le sol, Lù se leva et courut jusqu’à la salle de bain pour lui rapporter de quoi se soigner, mais Piotr refusa qu’elle le bande :

— Merci, je vais me débrouiller.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Juste un foutu coup de cisaille, ce n’est rien de grave.

Lù resta debout à côté de son géniteur pendant quelques secondes avant de récupérer ses affaires pour se rendre dans une autre pièce. Il l’appela :

— Attends.

Elle s’immobilisa et Piotr continua :

— Assieds-toi. S’il te plaît...

Lù hésita puis finit par s’installer à contrecœur.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est à propos de ton départ. Les autres disent que tu as prévu de partir après le décès de ta... grand-mère.

— C’est plus simple pour tout le monde, mais je compte libérer Gyfu et Radje avant ça.

— Tu devrais rester. Même si tu es différente, nous sommes tout de même ta famille. J’ai compris que tu n’étais pas Léo, mais tu es quand même mon enfant.

Comme elle ne répondait pas, il s’assit à côté d’elle, tout en se nettoyant la main avec un coton imbibé d’alcool. Apparemment, il n’avait pas remarqué Tony, suffisamment dissimulé sous la nappe pour ne pas être aperçu.

— Comment ça marche exactement ? Quand tu étais enfant, tu étais très différente physiquement. Et puis tu es devenue progressivement la jeune fille que tu es, mais tu étais encore Léonore...

Lù se raidit et dit d’une voix prudente :

— Ce que je sais, je le tiens de ma grand-mère qui le savait elle-même de sa mère. Tout ça date de l’ancien Pilier, le mari d’Héquinox. Pour que la renaissance ait lieu, il faut que le bébé ait un gène particulier. Le même que celui qui a déclenché la transformation initiale chez le Pilier qui se reforme. Au début, l’enfant-hôte possède le génome cédé par ses parents. Plus il grandit, plus ses gènes mutent jusqu’à redevenir l’individu-Pilier. Mais celui-ci ne revient véritablement qu’à un âge fixe où il retrouve sa mémoire, ce qui affecte fortement sa personnalité.

Il y eut un silence et Piotr murmura :

— Comme une sorte...

— De virus. On peut le dire sans se mentir...

L’homme hocha la tête lentement avant de se lever. Sa blessure ne saignait plus et était entourée d’un bandage propre ; il quitta la cuisine sans rien ajouter d’autre. Lù voulut se remettre à sa liste, mais c’était difficile. Tony sortit la tête de sous la nappe :

— Lù, c’est quoi un virus ?

— C’est comme les microbes qui donnent la diarrhée.

Elle avait répondu distraitement et Tony fronça les sourcils.

— Tu es trop grosse pour être un microbe.

Elle rit :

— Je suis un autre genre de microbe.

Cette explication sembla satisfaire le garçonnet qui retourna à ses haricots. Lù se leva et s’approcha de la fenêtre pour voir que dehors, Taïriss était encore en train de peindre. Elle observa la ligne douce et harmonieuse de son profil ; le haut noir moulait son dos et elle pouvait voir les reliefs de la colonne vertébrale métallique sous le tissu.

Il se redressa et tourna la tête ; leurs regards se rencontrèrent et la bouche de Lù devint sèche. Elle se souvenait précisément de cette fois, il y avait si longtemps où le robot lui avait fait des avances à l’endroit où elle se trouvait en ce moment et son bas-ventre lui lança des appels désespérés quand Taïriss lui sourit.

C’est à cet instant qu’eut lieu l’explosion. Elle était trop loin pour qu’ils la vissent, mais le bruit fut très fort et une épaisse fumée noire s’éleva derrière l’orangeraie. Les pupilles de Lù se dilatèrent et Tony sortit la tête de sous la table :

— C’était quoi ?

— Je vais voir. Surtout, tu ne bouges pas d’ici.

Elle ne prit pas la peine d'enfiler ses bottes et courut dans le jardin en relevant ses jupes.

— Mademoiselle Lù ! cria Taïriss.

— Occupe-toi de Tony !

Lù traversa le verger où poussaient les oranges bleues. Elle apercevait les flammes à présent : le champ était en feu !

Elle essaya de s’approcher, mais la chaleur était épouvantable. Elle appela, mais personne ne répondit : il y avait juste un grand silence entrecoupé du crépitement des céréales qui brûlaient. Pas un cri : c’était le tracteur qui avait explosé. Elle espérait que s’il y avait des victimes, celles-ci aient été tuées sur le coup et pas grillées vivantes. Alors qu’elle s’apprêtait à appeler les secours, elle vit une silhouette se dessiner à travers le brasier.

Elle émergea en même temps que le premier coup de tonnerre qui déchira le ciel. Une pluie fine et tiède se mit à tomber tandis que Lù regardait Radje : ses cheveux et ses poils avaient entièrement brûlé, mais sa chair semblait parfaitement ignifugée. Ils s’observèrent pendant que l’averse faisait fondre les flammes jusqu’à laisser une terre mauve et noire.

Il y avait trois formes sombres allongées sur le sol autour de la carcasse démembrée du tracteur, mais les corps n’étaient plus que des blocs de charbons fumants.

Lù gronda :

— Qu’est-ce que tu as fait ?

 

120.

 

Lù se servit une grande tasse de café, mais comme elle n’aimait toujours pas ça, rajouta quatre grosses cuillères de sucre.

— Tu vas devoir tuer le garçon.

Le sylphe leva les yeux de la bassine où il vomissait des sucs gastriques et des morceaux d’insectes. Tony était en train de jouer dans la cour sous la surveillance de Taïriss.

« Il y a eu un petit accident et un bout du champ a brûlé, les adultes sont allés chercher de quoi réparer le tracteur. »

Voilà l’excuse qu’ils lui avaient donnée.

— Je vous demande pardon ?

Lù prit une gorgée de café brûlant et grimaça :

— Il a perdu tout ce qui pouvait avoir de l’importance pour lui et il ne lui reste qu’une grand-mère au bord de la mort incapable de l’élever. Dois-je laisser cet enfant devenir orphelin puis mendiant au sein du camp ? Si en plus, je meurs et que je dois revenir par sa lignée...

— Il y a Taïriss.

— C’est vrai.

— Vous devriez emmener Luton...

Un sourire amer se glissa sur les lèvres de la jeune fille :

— Moi ? Avec un enfant ?

— L’enfant sera bientôt un homme et en ayant une fille, il peut vous faire revenir directement dans le monde où vous serez morte. Contrôlez votre lignée, votre grand-père y a toujours veillé scrupuleusement.

Lù plongea ses lèvres dans le liquide noir et brûlant.

— Je vais y réfléchir.

— C’est le petit-fils de Berry.

Elle ne répondit pas à ça, mais une expression douloureuse traversa son visage et Radje sut qu’elle emporterait l’enfant. Lù se tourna vers le sylphe dont la teinte verdâtre et les vomissements ne se calmaient toujours pas.

— Pourquoi et comment ?

— Quoi ?

— Pourquoi les as-tu tués ? Et comment as-tu outrepassé mon ordre ?

Le visage de la créature s’éclaira d’un sourire rusé.

— Vous avez dit que vous voudriez vous débarrasser d’eux et qu’il ne fallait pas que je les tue pour ça. J’ai obéi à votre désir, mais ce n’est pas pour vous que je les ai tués, c’est pour moi.

— Tu joues avec les mots.

— Oui, c’est pour ça que je suis malade, mais je n’en mourrai pas...

— Tu les détestais tellement ?

— J’en avais marre de stagner dans cet endroit, cependant ce n'est pas exactement la bonne raison... J’avais besoin d’une autorisation pour que vous veniez travailler au laboratoire avec moi, parce que vous êtes mineure. Et Elovie ne voulait pas.

— Ça ne sera pas plus facile maintenant.

Le sylphe haussa les épaules :

— Il suffit de falsifier les papiers, il n’y aura plus personne pour venir protester qu’ils sont faux. Faites signer Patie.

Lù fit tourner son café dans son bol.

— En parlant d’elle, je vais devoir la prévenir.

Puis elle releva la tête, comme si elle avait pris une décision :

— Très bien, il faut que je prenne des mesures. Tu vas te rendre à Sainte-Mère-des-Plumes et y rester jusqu’à ce que je t’y rejoigne. Ne reviens sous aucun prétexte.

Le sylphe inclina pensivement la tête, l’air perplexe, et Lù murmura :

— Tant que Patie est en vie, tu ne dois pas la voir, car elle pourrait te donner des ordres contradictoires ; je vais aussi éloigner Gyfu.

— Et Taïriss ?

Lù ne répondit pas tout de suite.

 

121.

 

— Lùshka...

La voix manquait de force. Lù referma la porte derrière elle et Patie tourna difficilement le visage dans sa direction tandis que sa sœur allait s’installer dans le fauteuil à bascule.

— J’ai entendu une explosion.

— Il y a eu un accident, tout le monde est mort. Il reste seulement Tony et moi.

La vieille femme voulut se redresser, mais ses forces ne le lui permirent pas. Son visage tanné perdit toute sa couleur.

— Comment ?

— Radje est rentré dans le moteur et il l’a fait sauter parce qu'il a mal interprété une de mes paroles.

La bouche de Patie se mit à trembler et Lù devina de la colère dans son regard laiteux.

— T... toi...

— Moi ? Je n’ai rien fait. J’ai supporté en silence leur condescendance, leurs peurs et leurs façons de croire qu’ils pouvaient me donner des ordres.

Lù se mordilla la langue. Piotr n’avait jamais rien fait de mal et elle se sentait vaguement triste pour lui. Après tout, il était le premier papa qu’elle avait eu et elle avait en quelque sorte tué son enfant en existant, mais il était mort et ça ne servait à rien d’y penser. Après sa bouche, c’était au tour des mains de Patie de trembler, agrippées au drap.

— Je vais partir avec Radje, Gyfu et Tony, ajouta Lù. Taïriss va rester ici pour veiller sur toi jusqu’à ta mort.

— Tu m’abandonnes ?

Lù gloussa :

— Oh, ne fais pas ta sentimentale, Patie, ce n’est vraiment pas notre genre.

Elle se leva et marcha jusqu’à la tête de lit de la malade qui resta muette.

— Tu vois, c’est marrant, Patie, je me rends bien compte que j’oublie beaucoup de choses... Par exemple, quelles étaient les chansons que nous chantait maman ? De quelle couleur étaient les yeux de Berry ? Qui a tué les enfants dans le jardin ? Mais il y a des choses que je n’arrive pas à oublier... et ce sont toujours des choses désagréables...

Elle se pencha sur le lit de sa sœur et ses yeux gris étaient froids comme le métal. La vieille dame se recroquevilla dans ses draps, Lù appuya d’une main sur sa gorge et Patie haleta à la recherche d’air.

— Tu te souviens de cette fois où tu t’es fait engrosser, Patie ?

Sa sœur se débattit sous ses doigts, mais Lù comprima sa trachée un peu plus fort :

— Je l’aimais et tu le savais. Toi, tu ne l’aimais pas, mais tu avais un caprice à assouvir... Ça te revient, Patie ? Je me souviens bien de ton petit air satisfait, il n’arrive pas à s’effacer de ma tête.

Lù relâcha sa pression, la vieillarde se mit à tousser en aspirant de grandes bouffées d’air et la jeune fille recula jusqu’à la porte.

— Adieu Patie.

Il n’y eut d’autres réponses que des halètements et Lù descendit les escaliers en courant jusqu’à sortir dans la cour. Taïriss était encore en train de jouer avec Tony ; il se redressa et la regarda avec ses yeux noirs et doux. Elle eut envie de plonger dans cette gentillesse et de s’y rouler comme dans un plaid, mais elle se détourna et courut jusqu’aux vergers des oranges bleues.

Elle voulut pleurer, mais n'y parvint pas.

Elle voulut crier, mais n’y arriva pas.

 

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