Je ne rentre que le soir, frigorifiée. Après le discours du Président, la foule de manifestants a enfin quitté les jardins du palais. Ils ont un deuil à faire, qui m’est étranger. Je reviens chez Tom épuisée. Ils ont pensé à moi et ont laissé la fenêtre du salon ouverte. Je m’y glisse, dans un élan de haine je voudrais la refermer derrière Éléphant, mais je la laisse entrer. Elle file se réfugier dans la salle de bain. Je m’assois à même le sol, incapable de me traîner jusqu’au canapé. J’ai les doigts engourdis, les pieds insensibles, tant ma balade a été longue. Je me réchauffe lentement. La lumière s’allume.
– Estelle… Tu devrais dormir. Demain sera une journée chargée. On est invités à l’Élysée.
Je secoue la tête. J’ai pris ma décision. Je vais partir. Je sais que c’est la meilleure chose à faire mais c’est dur de le dire. Je murmure plus tard :
– Je ne reste pas. Je m’en vais.
Diya s’agenouille près de moi et ramasse mes mains dans les siennes.
– Tu ne peux pas. C’est notre combat à tous. Il faut que tu sois là. Ça t’apaisera. Je suis sûre que ta peur finira par disparaître. Peut-être qu’elle est juste plus ancrée en toi qu’en d’autres gens.
– J’en ai une plus grande, avoué-je. Une question plus dévorante. Je ne peux pas me battre sur deux fronts. Je ne peux pas mourir pour deux causes.
– Il y a quelque chose qui te terrifie plus, t’obsède plus, que te demander si tu vas vivre ou non la fin du monde ?
– Oui. Et je crois qu’Éléphant s’est trompée. Elle s’est liée à la première question qu’elle a trouvé. Et ce n’était pas la même que vous, j’aurais vraiment aimé. Que ce soit la même.
Ma voix chancelle. J’ose lever les yeux sur elle. Elle me dévisage un instant sans rien dire, puis elle me serre contre elle à m’en faire éclater.
– Je suis désolée pour toi. Je suis désolée Estelle. Ne doute pas. Fais-toi confiance.
Je sens des larmes monter, mais j’ai trop pleuré aujourd'hui.
– Je ne peux pas.
– Moi je crois en toi, réplique-t-elle en s’écartant.
Elle laisse ses mains posées sur mes épaules comme deux fleurs. Ce n’est que quand je la remercie qu’elle les retire.
– Ce n’est rien.
Elle se relève et me tend la main. Avec son aide je me remets debout.
– Je suis désolée, pour Hollywood. Je sais qu’elle va te manquer. Si je peux faire quelque chose, dis-moi.
– Prends soin d’Éléphant. Tu as la chance qu’elle soit encore là. Quand elle disparaîtra tu pourras peut-être mieux lui dire au revoir.
Je ne peux pas voir ainsi les choses. Je ne peux que les trouver laides. Elle le sait.
– Ou prends soin de toi, ajoute-t-elle. Tu pourras changer d’avis à n’importe quel moment. Revenir quand tu le veux, t’engager sur Rennes plutôt. Je comprends. Courage, Estelle.
Ses paroles me rassurent un peu. Je me sens mieux.
– Courage, Diya.
Et nous échangeons un sourire sincère, d’humaine à humaine.
Je me lève tôt pour éviter les questions, et Rose surtout. Quand j’arrive dans la cuisine à cinq heures du matin, elle est pourtant déjà là. En m’apercevant elle ne réagit pas. Nous mangeons en silence et surtout pas côte à côte. En partant elle demande :
– Je peux prendre la salle de bain ?
– En fait, j’ai un bus qui part bientôt, je rentre à Rennes.
– Moi aussi.
– Tu prends lequel ?
– Celui de six heures trente.
– Pareil.
Elle reste interdite, puis acquiesce.
– Je prends la salle de bain alors.
Je la laisse faire. Il y a mille autres choses à dire mais je préfère me taire.
Heureusement Sohan quitte Paris lui aussi. Il veut retourner en cours et s’assurer que le mouvement ne s’essouffle pas en dehors de la capitale. Au moins n’aurais-je pas à faire le trajet seule avec Rose. Le voyage promet déjà d’être froid, quand elle s’assoit côté fenêtre au fond du bus, et fixe obstinément le paysage immobile. Je m’installe à côté d’elle malgré tout. Je ne voudrais pas aggraver la situation. Sohan se met juste devant nous, et se retourne souvent pour parler avec moi. Le véhicule démarre un peu plus tard. Nous avons quatre heures de trajet. Quatre heures à regarder Éléphant et Céphée par la vitre, et à ignorer le problème. Je ne supporte plus la vue de cette méduse alors je me détourne. Sohan cherche à dormir, je songe à faire de même mais je me sens trop angoissée. Je me contente d’écouter de la musique (la même chanson en boucle).
Le bus s’arrête au bout de deux heures sur une aire d’autoroute déserte. Comme j’ai mal aux jambes je descends. Dans l’espoir de dissiper la douleur, je tourne en rond près de la station-essence. Le long de mes muscles une tension enfle, qui raidit mes cuisses. J’aimerais y échapper mais je n’ai pas appris à effacer ces douleurs. Je peux seulement attendre qu’elles passent. Je marche. Éléphant et Céphée se figent en face de moi, à plusieurs dizaines de mètres, dans un champ de l’autre côté de la voie. Le cerf est à moitié camouflé par les blés, tandis que la méduse flotte au-dessus d’eux. Nous nous dévisageons. Le ciel orageux est d’un bleu maritime. Il me semble que d’une seconde à l’autre, il peut se déverser sur l’autoroute. Il peut me noyer et emporter Éléphant. C’est tout ce que je désire. Je n’ai jamais été si en colère, c’est tout ce que je désire. Ce monstre loin de moi. Je m’avance vers la voie, les poings serrés et la tête levée, d’une démarche vive. Quelqu’un m’attrape par le bras juste avant que je ne passe sous les roues d’un camion. Un long klaxon résonne, vrillant mon crâne. Rose me ramène sur le bas-côté et me secoue.
– Putain Estelle mais qu’est-ce qui te prend !
– Elle me nargue là-bas, Éléphant…
Rose lève les yeux au ciel.
– Elle ne te nargue pas. Elle est juste là.
– Et Céphée aussi.
– Oui. Céphée aussi.
Voilà où répandre ma rage.
– Alors tu n’as pas si peur que ça, finalement ? lancé-je. Tu n’as pas la même question que les autres ?
Rose ne me lâche pas parce qu’elle craint peut-être que je me jette au milieu de l’autoroute. J’en serais capable. J’ignore si je veux juste traverser ou me tuer.
– Non. Avant oui mais plus maintenant. Et toi non plus, on dirait, ajoute-t-elle.
Je ne prends pas la peine de répondre. Nous restons silencieuses. Les voitures passent à côté de nous en hurlant. Pendant quelques instants, nous n’avons pas besoin de faire la conversation. Rose me lâche finalement. Je peux mourir ça ne lui importe plus. Je déclare d’une voix sourde :
– Peut-être qu’on ne se connaît pas.
– Non. Tu as raison. On ne se connaît pas, rétorque-t-elle aussitôt.
Je crois que sous toute ma colère j’espérais qu’elle me contredise.
– Et on aura beau se poser toutes les questions du monde on ne se connaîtra pas, continue-t-elle. Parce qu’au fond, tu n’as pas envie que je te connaisse.
– Bien sûr ! Moi je voudrais ne pas me connaître ! Comment tu peux en avoir sincèrement envie ?
– Mais parce que je…
Elle se tait. Elle me fusille du regard. Elle attend peut-être que je dise quelque chose, mais comme je reste muette elle s’en va. Je la regarde s’éloigner. Je songe à rester pour toujours sur cette aire d’autoroute. Je me dis :
« Estelle tu pensais vraiment pouvoir t’échapper ? Et tu pensais vraiment qu’il y aurait des gens qui n’auraient pas envie de te fuir ? Tout le monde te hait, même toi, surtout toi. Ça ne changera jamais parce que tu es incapable de grandir. Tu ne deviendras jamais la personne que tu voudrais être. Tu ne peux qu’être cette chose dégoûtante, à la fois coupable et victime, à la fois intacte et violée. Tu n’es capable que de repousser les autres. Tu ne sais rien faire d’autre. Tu ne peux rien faire d’autre. »
Je ne m’assois pas près de Rose dans le bus, à défaut de pouvoir m’installer loin de moi.
Il pleut beaucoup. Je rentre trempée. J’abandonne mon sac et mes chaussures dans le salon. Je me traîne jusque dans ma chambre. Je me change, et à midi me couche. Je me réveille seulement plus tard, une fois la nuit tombée. Comme un papillon, attirée par les lumières, je me rends sur le balcon. De là j’admire le paysage. Les phares des voitures et les lampes des vélos frétillent comme des poissons hors de l’eau. Au loin les avions volent et j’imagine un jour où je n’en verrai plus autant dans le ciel. Il y a toujours cette rumeur, urbaine et impossible à identifier, qui coule le long du béton. À ma gauche, perdue entre toutes les fenêtres jaunes, la chambre rose est allumée. Je l’observe moins longtemps que d’habitude. Je ne voudrais pas que Rose pense qu’elle me manque. Je n’ai pas besoin d’elle. Je n’ai besoin de rien.
La nuit je ne dors pas. Je dévisage Éléphant, je la surveille. Elle ne peut plus se cacher. Je sais qui elle est à présent. C’est ma plus grande angoisse. Ma plus grande question.
– Alors ? Est-ce que j’ai été violée ou non ?
Ce n’est même pas une réponse. C’est la preuve immense et tentaculaire de mon esprit scindé. C’est mon corps intact que je veux croire mutilé ou l’exact inverse. C’est ma plus grand honte. Je dévisage Éléphant ; je hais Éléphant de tout mon être. Je hais sa lumière et sa lenteur. Je hais qu’elle dérive dans mon salon. Je hais qu’elle se cogne contre la baie vitrée. Je hais qu’elle connaisse le rythme de mon cœur. Je hais. Je suis plongée dans une fureur immense. Tous ces jours où j’ai cru qu’elle m’aimait et qu’elle m’aidait ; elle n’était que la trace indélébile de mon inhumanité. Bien sûr que je suis un monstre. Bien sûr que je suis une méduse.
Je me lève brusquement. Avec violence, j’agrippe l’un des tentacules d’Éléphant et la traîne dans la chambre vide de l’appartement. Je l’y jette et l’y enferme. Je verrouille la porte, me laisse tomber devant elle. J’entends la méduse la heurter, très vite, très fort. Elle ne la brise pas cependant. Elle ne sortira plus. Elle restera là où elle doit être : loin de moi. Loin de moi. Loin de moi.