Chapitre 17

Il faisait nuit noire. Dans le camp militaire, près des pyramides rouges, seuls quelques éclairages extérieurs trahissaient la présence d’une armée en plein sommeil. La majeure partie du territoire était plongée dans une obscurité profonde. Marjolin arriva sur l’esplanade après s’être téléporté depuis les montagnes à l’est de Coloratur. Jahangir l’attendait debout devant la tente du QG, bien visible dans le halo lumineux qui provenait d’une lanterne accrochée à un poteau. Le magicien aux lunettes bleues portait dans ses bras le corps inanimé d’Urbino. Il s’approcha de son maître et déposa l’enfant sur le sol. Celui-ci avait la tête et le cou couverts de sang à peine coagulé.

 

– Voici donc le fameux Urbino, s’exclama Jahangir. Il n’a pas l’air bien redoutable. 

– Il a eu un petit accident, expliqua Marjolin. 

– Rien de bien grave, nota Jahangir en baissant les yeux vers le sol.

 

Il avança sa chaussure pointue vers les côtes du jeune garçon et donna un coup de pied sec. Il n’y eut aucune réaction, alors Jahangir donna un second coup puis un troisième. Il devenait méchant, il semblait se venger d’un ennemi qu’il aurait mis à terre alors que c’était la première fois qu’il voyait l’enfant. Quand il se fut acharné une dizaine de fois en vain, il abandonna son effort et renonça à défouler son agressivité.

 

– C’est un bon à rien, il est pire que Spitz, dit-il avec une grimace de dégoût. Je crois que sa présence sera inutile ! Mets-le dans une geôle et je le verrai quand il se réveillera. S’il se réveille, ha ha ha !

– Bien, maître, répondit Marjolin en ramassant Urbino et en le hissant sur son dos sans exprimer aucune émotion.

 

Marjolin qui avait pu ressentir à un moment des sentiments presque humains était désormais un monstre de glace et de sang froid. Quelles que soient les circonstances, il n’éprouvait plus rien. Et si la moindre once de pitié le traversait, il s’efforçait aussitôt de l’étouffer sous une rigidité cruelle.

 

Du sang coulait à travers le tissu du vêtement que portait le garçon. Le bout acéré des souliers avait percé la peau fragile. Sans prêter attention aux blessures de l’enfant, Marjolin se dirigea vers la prison du camp militaire. C’était une vieille structure de pierre. Elle servait autrefois de mausolée, et avait été transformée en lieu d’enfermement pour les soldats rétifs.

 

A ce moment, comme semblant surgir de nulle part, Spitz se matérialisa à côté de Marjolin. Ils marchèrent de front pendant quelques pas.

 

– Urbino est enfin de retour ! Lui qui croyait pouvoir échapper à Jahangir ! Quel imbécile ! fit le garçon avec mépris. Et en plus il est inconscient.

– Tu ferais mieux de mesurer tes paroles, murmura Marjolin, tu ne sais pas de quoi tu parles. 

– Je dis ce que je veux quand je veux, répliqua l’insolent gamin avant de se sentir tiré en arrière par les cheveux. Aaaïïïïeee ! Ça fait très mal !!!!!!! 

 

Un rire sardonique éclata derrière eux.

 

– Alors Spitz, tu fais encore le malin ! dit Jahangir qui arrivait à leur hauteur, une poignée de cheveux dans ses mains crochues. J’espère que tu as bien obéi aux instructions de Tholomaz aujourd’hui et que l’entraînement des soldats de pierre progresse.  

– Euh … balbutia Spitz, c’est ardu. Les pierres sont difficiles à manipuler, elles ne se laissent pas faire. Je veux dire qu’elles ne se laissent pas diriger.

– Crois-tu que je t’aurais confié une mission simple ? A toi qui es un jeune garçon plein d’ambition à l’avenir prometteur ? Non, bien sûr. Je compte sur toi pour maîtriser ces troupes essentielles à mon armée. Va donc dormir au lieu d’espionner dans le noir. Et sois en forme demain pour suivre les ordres de Tholomaz. Il faut du temps pour se faire obéir, tu vois bien de quoi je parle, ha ha ha ! Mais tu es un peu jeune, c’est peut-être ça qui est difficile. Ha ha ha !

 

Spitz fit la moue. Il détestait qu’on se moque de lui. La mission confiée par Jahangir qu’il avait cru tout d’abord être une promotion s’avérait bien différente de ce qu’il avait imaginé. En outre, Tholomaz n’était pas tendre avec lui et punissait chacun de ses écarts. Cette éducation forcée n’était pas une mauvaise chose pour dompter le caractère retors de Spitz. Mais elle n’était pas du goût du jeune garçon qui hésitait entre plusieurs solutions pour mettre fin à ce qu’il estimait être de l’esclavage. Il imaginait soit s’enfuir, soit éliminer Tholomaz et prendre sa place. Entraîner les soldats de pierre était si compliqué et si ingrat qu’il envisageait de plus en plus de s’échapper à la première opportunité. Peut-être même avec l’aide d’Urbino s’il se réveillait. C’était une nouvelle possibilité à étudier. Il n’osa pas désobéir à Jahangir. Grognant et raclant les pieds sur le sol, il s’éloigna vers sa tente pour retourner se coucher.

 

Pendant ce temps, Marjolin avait poursuivi sa route. Il pénétra dans le mausolée devenu une prison. En réalité, l’endroit était beaucoup plus vaste qu’il ne le paraissait à l’extérieur car la construction s’enfonçait profondément dans le sol. Tout un labyrinthe de couloirs et de galeries avait été creusé non pas par les constructeurs des pyramides mais par des pillards des siècles plus tard. Ce réseau de tunnels partait du sous-sol du mausolée et raccordait les différents sites entre eux. Grâce à ces galeries, les écumeurs de lieux sacrés avaient vidé les chambres secrètes des monuments de leurs trésors. Ce pillage n’avait été qu’un début car Jahangir avait profané les  pyramides en les transformant en cheminées de volcans.

 

Le magicien et ses architectes (des créatures qu’il avait conçu spécifiquement pour l’aider) avaient découvert le dédale en installant le camp militaire et en creusant des fondations pour dresser les nouveaux bâtiments. Mais comme à son habitude, Jahangir avait voulu conserver une part secrète de ce réseau uniquement pour lui. Aussi avait-il fait murer à une certaine distance le couloir principal qui partait sous le mausolée. Il pouvait pénétrer dans le labyrinthe par une porte dérobée dont lui seul connaissait le mécanisme d’ouverture. Les architectes et les maçons qui avaient approché l’entrée secrète de trop près avaient discrètement disparu. Dorénavant, seul Jahangir s’aventurait dans les galeries quand il avait envie d’explorer son camp ou bien de s’isoler tout à fait. Il avait trouvé à espaces réguliers des bouches d’aération qui donnaient opportunément sur divers endroits du campement. Quand il arpentait les couloirs, il aimait parfois s’arrêter quelques instants pour écouter les rumeurs et les réflexions stupides des soldats assis à proximité des sorties des conduits. Il mesurait ainsi le degré d’insatisfaction de ses troupes et pouvait réagir très vite. En supprimant les éléments subversifs par exemple. A son grand regret, la seule personne qu’il ne réussissait pas à espionner était Esmine. Elle correspondait par télépathie avec ses sœurs, qui étaient en réalité une partie d'elle-même. De ce fait, Jahangir ne pouvait connaître aucune de ses pensées.    

 

Avant le cul de sac formé par le mur qui se fondait dans les parois du couloir, Jahangir avait fait transformer quelques tombeaux vides en cellules. Des grilles de fer lourdement maintenues par des chaînes se succédaient le long des galeries.

 

Avisant une geôle vide, Marjolin laissa tomber Urbino sur le sol et claqua la porte. Il entoura les barreaux d’un énorme cadenas noir qui grinça horriblement quand la clé tourna dans la serrure. Puis il accrocha cette dernière à un crochet inaccessible depuis l’intérieur du cachot. Il abandonna sa victime à son triste sort et regagna la surface. Il n’avait laissé ni eau ni nourriture au jeune garçon. Mais Marjolin n’était pas humain et comme il détestait se retrouver dans le camp sous les ordres de Jahangir, il se vengeait ainsi de sa propre humiliation sur Urbino.    

 

Le camp militaire retrouva son calme. Jahangir attendit que Marjolin soit parti se coucher pour se glisser dans le mausolée. Il trouva rapidement la cellule où sa créature avait emprisonné Urbino. Il regarda l’enfant, debout de l’autre côté des barreaux. Puis il décrocha la clé, ouvrit la grille et se retrouva debout à côté du jeune garçon.

 

– Qui es-tu ? murmura-t-il. Je sens que tu ne vas m’apporter que des ennuis. Et pourtant je n’ai pas envie de t’éliminer tout de suite car je veux en savoir plus sur toi. Je ne sais pas d’où tu viens, mais avec ton teint pâle et tes yeux clairs, tu es né loin d’ici. Je donnerais cher pour connaître ton histoire. Primrose a fini par avouer à Esmine que tu voyageais avec un loup apprivoisé. Un loup, pourquoi l’évocation de cet animal me rappelle-t-elle des heures sombres ? Esmine va venir te soigner, j’espère qu’elle s’occupera mieux de toi que cet imbécile de Marjolin.

 

Jahangir referma soigneusement la grille et s’éloigna dans le noir vers la porte secrète. Quelques instants plus tard, un grincement presqu’imperceptible se fit entendre, puis le silence retomba dans la prison.

 

Le lendemain matin, dès l’aube, Esmine descendit à son tour dans la prison. Elle n’aimait pas ce lieu dont la forte odeur de renfermé imprégnait les vêtements et les cheveux. L’air y circulait mal. La majorité des cellules étaient vides, car la réclusion était plus une menace qu’une réalité pour les soldats rebelles. Jahangir n’avait pas envie de déclencher une émeute au sein de ses troupes. Esmine découvrit rapidement où se trouvait la geôle d’Urbino. Détachant la clé du crochet, elle ouvrit la grille et s’avança à l’intérieur du cachot. Elle lança un sort de lumière pour éclairer la cellule obscure. Le jeune garçon était toujours étendu par terre, complètement prostré. Il n’avait ni changé de position ni même bougé pendant la nuit. Esmine tordit sa bouche car elle se demandait comment procéder. Était-il mort ou simplement inconscient ? Elle commença par prendre son pouls qui était très faible. A partir de ce moment-là, elle sut ce qu’elle devait faire. 

 

Elle souleva le corps d’Urbino qui était très léger et le tira contre le mur. Elle le coinça contre la paroi pour qu’il reste assis, mais sa tête trop lourde retomba vers l’avant. Pour faire revenir la circulation sanguine, elle lui fit des massages des pieds et des mains avec un onguent, qu’elle ponctuait de petites claques sur les joues. Un peu de couleur monta au visage d’Urbino. Ensuite elle fit tourner ses doigts en psalmodiant des incantations et elle passait ses mains devant le corps de l’enfant en une sorte d‘imposition. Petit à petit, la mélopée étrange qui sortait de sa bouche se matérialisa et tournoya comme un ruban autour du jeune garçon. La tête qui était avachie se redressa peu à peu, le buste retrouva sa posture verticale et enfin Urbino ouvrit les yeux. Ses iris oscillaient de droite à gauche et de haut en bas, il semblait chercher à se repérer dans l’espace clos de la cellule. 

 

– Tu es en prison, expliqua Esmine d’une voix étrange, presque désincarnée. Je m’appelle Esmine et je suis venue te soigner à la demande de ton maître.

– Où suis-je, parvint à articuler l’enfant avec grande difficulté.

– Au camp militaire de Jahangir, répondit Esmine avec un sourire imperceptible.       

 

Le désespoir envahit les yeux d’Urbino. Soudain, tout lui revint en mémoire. La moto, Adriel, l’accident, le son d’un rire cruel, les lunettes bleues de Marjolin, le flou autour de lui, le corps immobile de Giotto étendu à terre. Il se mit à gémir de colère et de frustration. Il essayait de se tortiller pour se dégager, mais son enveloppe charnelle était prisonnière du sort d’Esmine. Alors Urbino enragea davantage et Esmine s’amusa de sa colère. 

 

– Calme toi. Tu ne vas pas tarder à recevoir la visite de ton maître Jahangir, dit Esmine. Il a des questions à te poser. Reste tranquille maintenant. Voici un peu de pain, de fromage et d’eau pour te restaurer. 

 

La sorcière posa la nourriture par terre. Puis elle passa à nouveau ses mains devant le visage et le corps d’Urbino. Elle le maintenait paralysé car elle ne voulait pas qu’il s’enfuie tant qu’elle le soignait dans la cellule. Elle fit encore quelques vérifications sur l’état de santé du jeune garçon pour s’assurer qu’il était parfaitement remis. Puis elle termina les soins en lançant deux ou trois sorts. Elle avait des gestes très précis avec ses mains et traçait des arabesques du bout de ses longs doigts. Quand elle fut certaine qu’Urbino était tout à fait remis de ses blessures et des chocs qu’il avait subis, elle cessa ses incantations. L’enfant était prêt pour affronter Jahangir. Elle recula dans le couloir, referma la grille du cachot et donna un tour avec la clé avant de l’accrocher au clou. Elle annula le sort d’immobilisation avant de gagner la sortie. Le fond de la cellule redevint sombre. La galerie restait légèrement éclairée par une lumière indirecte, suffisante pour distinguer ce qui s’y trouvait. L’obscurité n’était pas totale.

 

– Ne t’inquiète pas petit garçon, murmura-t-elle en s’éloignant, tu ne risques rien. Je t’ai protégé contre les actions malveillantes de Jahangir.

 

Urbino avait à peine entendu ce que disait la sorcière. Les mots prononcés d’une voix presque inaudible parvinrent à son cerveau sans qu’il les comprenne. Dès qu’Esmine eut disparu, Urbino bondit sur ses pieds. Il saisit les barreaux de la cellule avec ses deux mains et se mit à secouer la porte de toutes ses forces. C’était peine perdue. La lourde grille ne bougea pas d’un millimètre. Humilié et désespéré, Urbino se laissa tomber par terre. Il plia ses jambes, remonta ses genoux sous son menton, serra ses mollets entre ses bras et baissa sa tête pour regarder obstinément le sol. Il devait chercher une solution pour sortir de prison, et retrouver Giotto et ses amis. Il n’avait ni mangé ni bu depuis des heures tant son esprit était préoccupé par la nécessité de trouver un moyen de s’évader.

 

Il réfléchissait à des solutions toutes plus improbables les unes que les autres quand il entendit résonner dans le couloir un rire sardonique. Levant les yeux, il aperçut derrière les barreaux un être abject qui le regardait de ses petits yeux cruels. Il était vêtu d’une longue robe grise qui couvrait ses pieds en laissant dépasser l’extrémité de chaussures pointues. Une fine barbe noire qu’il caressait d’une main nonchalante tombait sur son plastron. Sa bouche était fine et dessinait un rictus effrayant. Ses doigts crochus étaient ornés d’une multitude de bagues et des boucles pendaient à ses oreilles bien dégagées.

 

– Tu es Urbino, fit le personnage d’une horrible voix.  

 

Sans l’avoir jamais vu, Urbino savait qu’il s’agissait de Jahangir. L’enfant avait décidé de ne pas parler. La créature atroce finirait bien par avouer ce qu’elle attendait de lui. Elle connaissait déjà son prénom, certainement par l’intermédiaire de Marjolin. Urbino ne voulait pas échanger un mot avec un pareil monstre. 

 

– Tu ne dis rien ? demanda Jahangir. Dans ce cas, c’est que tu ne veux pas parler, car Esmine m’a assuré qu’elle t’avait guéri. Eh bien, pour l’instant c’est moi qui vais m’exprimer. Mais quand je le voudrai, je saurai bien te faire articuler. Comme tu dois sans doute le savoir, sinon le deviner, je suis Jahangir. Mon armée prépare ici la guerre contre Ynobod. Ce monstre était dans le passé l’une de mes créatures, il était à mes ordres, c’est moi qui l’avait façonné et éduqué. Il croit qu’il va me vaincre, mais au bout du compte, qui serait capable de m’anéantir ? Je vis depuis des millénaires et toutes les tentatives pour me détruire ont échoué. Je ne crains rien. Je voulais juste que tu le saches et que tu en sois bien persuadé. Mais revenons à toi. Je suis curieux. Il parait que tu viens de nulle part et que tu es accompagné par un loup.

 

A ces mots, une lueur de surprise traversa les yeux d’Urbino. Cet éclat n’échappa pas aux yeux exercés du magicien. 

 

– Je vois que j’ai touché une corde sensible, reprit Jahangir en dodelinant de la tête. Ainsi donc ce loup existe bel et bien et c’est ton ami. Maintenant je veux savoir d’où tu viens avec cet animal qui te suivait à Coloratur.

 

Dans la tête d’Urbino, les idées se bousculaient à toute vitesse. Jahangir semblait croire que Giotto était resté à Coloratur. Il ignorait sûrement que le loup avait aidé Urbino à s’enfuir dans la neige quand il était l’otage de Marjolin. Marjolin ne racontait pas tout à son maître, car Jahangir ne savait pas non plus que Giotto était à côté d’Urbino quand la moto était tombée dans le ravin. Où était Giotto désormais ? Après l’éclair d’étonnement, c’est une lueur de tristesse qui zébra les pupilles d’Urbino. Jahangir qui observait l’enfant remarqua qu’une pensée parasite venait ternir les iris de son prisonnier. Le sorcier se tut. Il avait décidé de changer de tactique. Il restait immobile derrière la grille fermée.

 

Urbino sentit soudain une force étrangère tenter de s’insinuer dans sa tête. Une volonté supérieure voulait pénétrer dans son esprit pour savoir ce qui s’y passait et connaître ses moindres sentiments. Jahangir essayait-il de lire dans ses pensées ? Urbino ferma aussitôt les yeux car il imagina que le magicien était plus ou moins en train de l’hypnotiser. 

 

– Voilà pourquoi il n’a pas besoin que je parle, se dit Urbino. Il veut entrer dans mon cerveau pour le piller. Il faut absolument que je l’arrête.

 

Le jeune garçon se concentra de toutes ses forces tandis que la puissance maléfique de Jahangir s’évertuait à relever ses paupières et à ouvrir ses yeux. Urbino arqueboutait sa volonté pour ne pas obéir à cette pression à laquelle il refusait d’obéir. Il luttait, tout en étant certain de ne pas pouvoir résister longtemps aux pouvoirs immenses du magicien. Mais à son grand étonnement, sans effort apparent, sa volonté réussit à bloquer la tentative d’intrusion dans son moi intérieur. Il sentait Jahangir piaffer d’impatience devant lui. 

 

Jahangir était furieux. Il tapait du pied par terre et s’énervait comme s’il était en pleine crise de démence. Il tournait sur lui-même comme une toupie détraquée et ressemblait plus à un gamin capricieux qu’au plus grand magicien de l’univers. Sa volonté et ses pouvoirs avaient échoué, il ne le supportait pas.

 

– Je savais bien que tu es moins innocent que tu n’en as l’air, gronda-t-il entre ses dents. Tu as peut-être du sang de sorcier dans tes veines. Mais d’où viendrais-tu ? Je n’ai jamais entendu parler d’enchanteurs blonds au teint pâle et aux yeux clairs. 

 

L’humiliation de son échec à pénétrer dans les pensées de l’enfant enflammait la colère de Jahangir. Son visage émacié passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Lui qui était habituellement d’une pâleur cadavérique devenait tantôt rouge de colère, tantôt vert de rage ou même violet comme s’il faisait une attaque d’apoplexie. 

 

Urbino se détendit. Il comprenait qu’un verrou était en place dans sa tête et que Jahangir ne pourrait pas s’introduire dans son cerveau. Il se demandait d’où venait sa capacité à rester hermétique à la volonté du magicien. C’est alors qu’il repensa aux derniers mots qu’avaient prononcés Esmine et qu’il avait à peine entendus. Esmine lui avait donné par magie la capacité de bloquer l’intrusion de Jahangir. Urbino sourit en lui-même. Esmine et Jahangir étaient alliés mais pas amis, c’était une information qui pouvait se révéler utile. La sorcière n’hésitait pas à piéger sournoisement Jahangir quand elle en avait envie. Urbino savait aussi que Marjolin détestait Jahangir et Esmine. Décidément, l’élite de cette armée était constituée de personnes qui ne s’entendaient pas. Pis, ils se haïssaient. Comment vaincre un ennemi quand on exècre ses propres alliés ?

 

Urbino sentit que Jahangir se retirait de son cerveau. Il renonçait à pénétrer dans ses pensées. Sans ouvrir les yeux, Le garçon entendit le magicien s’éloigner avec fureur en donnant des coups de pieds dans la poussière. Urbino souleva légèrement ses paupières et vit retomber doucement le nuage de poudre que Jahangir avait provoqué. Quelques instants plus tard, il entendit un déclic qui provenait d’un peu plus loin dans le couloir.  

 

– Je dois absolument sortir d’ici et retrouver mes amis, murmura Urbino. Je ne peux pas rester dans cette cage sans rien faire, au milieu de ces vautours.

 

A nouveau il se concentra pour trouver une solution. Tandis qu’il réfléchissait, il but et mangea le peu de nourriture que la sorcière lui avait apporté. Esmine l’avait aidé, elle avait peut-être un dessein en tête. L’avait-elle doté d’autres pouvoirs ? Il essaya en vain de faire voler la clé depuis son crochet jusqu’à sa main. Puis il tenta sans succès d’ouvrir le cadenas par la pensée. Il voulut ensuite faire fondre le métal de la serrure, rien ne bougea. Il se leva pour dégonder la porte mais elle était beaucoup trop lourde. Il envisagea de passer à travers les barreaux. Son corps se couvrit de bleus à chaque fois qu’il se cogna contre le métal épais et rigide. Alors, comme il n’avait plus d’idées, il se tourna vers le fonds de la cellule.

 

– Y aurait-il un passage secret au fond du cachot ? pensa-t-il en s’approchant du mur plongé dans l’obscurité du cachot..

 

Il passa ses mains sur la paroi de pierre dans tous les sens, de droite à gauche et de haut en bas, à la recherche d’un mécanisme d’ouverture. Son coeur battait à tout rompre. C’était la dernière possibilité, sinon tous ses espoirs d’évasion seraient réduits à néant.

 

– J’y crois, j’y crois, ne cessait-il de répéter comme un mantra pour s’encourager.

 

Cela faisait plusieurs heures qu’il cherchait sans rien trouver. Sa détermination commençait à s’émousser et une légère déception réduisait son bel enthousiasme. Il entendit alors un déclic en provenance du couloir et se laissa glisser sur le sol dans la pénombre. Il cacha sa tête entre ses mains et écarta doucement les doigts. Le magicien revenait dans le sens contraire. Dans le halo pâle du couloir, il passa devant la grille de la cellule d’Urbino sans lui adresser un regard, et s’éloigna dans la direction empruntée par Esmine lorsqu’elle était partie. 

 

– Jahangir est allé dans un endroit précis, pensa Urbino. Un endroit qui s’ouvre et se ferme avec un déclic. Il y est entré il y a plusieurs heures et il vient d’en sortir. Hum … L’issue de la prison est donc par là.

 

Quand les pas du magicien se turent, Urbino se releva et recommença son exploration. Il trouva tout de suite une petite aspérité dans le rocher qu’il fit pivoter. Le mur du fond de la geôle glissa, révélant un espace exigu et puant. Cela sentait puissamment le renfermé. Urbino s’aventura à tâtons dans le noir. Il sentit des étagères où avaient été déposés divers objets couverts de poussière. Poursuivant sa recherche, il s’avança de biais en longeant le mur car la cachette était peu profonde et se déployait latéralement. Toujours en s’aidant de ses mains, il progressa doucement dans le noir en tâtant la paroi. Soudain, un déclic se produisit et un nouveau pan de paroi glissa à côté de lui. Urbino se tourna vers l’ouverture béante. Il s’aperçut que l’issue du passage secret donnait dans la cellule voisine de la sienne, dont la grille n’était pas cadenassée. Il n’en croyait pas ses yeux.

 

Sans se poser de questions sur l’existence de ce petit tunnel qui reliait les deux cachots, Urbino recula jusqu’à sa cellule. Prenant quelques objets sur les étagères du passage secret, il les posa les uns sur les autres dans le coin le plus sombre pour simuler une silhouette assise. Il la recouvrit d’un bout de tissu poussiéreux. Puis il retourna dans la cachette et fit glisser le mur pour le refermer. Lorsqu’il entendit le déclic, il avança dans le petit tunnel et ressortit par la cellule ouverte. Il fit coulisser le mur pour masquer l’ouverture. Puis il traversa le cachot avec précaution jusque dans le couloir. Décrochant la clé de sa geôle pendue à son clou, il creusa le sol avec sa main dans l’une des cellules voisines et y cacha la clé. Avec son pied, il égalisa la poussière jusqu’à ce que toute trace de la clé eût disparu. 

 

Puis il prit la direction dans laquelle était parti Jahangir quand il l’avait laissé. Il ne tarda pas à arriver à un cul de sac. 

 

– Quand il était là-bas, j’ai entendu un déclic qui ressemblait à celui du mur de ma cellule, pensa l’enfant. Il doit y avoir ici un mécanisme qui ouvre la paroi.

 

Il ne perdit pas de temps et chercha les aspérités. Il en trouva plusieurs, mais une seule n’était pas recouverte de sable. Elle avait été utilisée peu de temps auparavant. Urbino appuya sur le rocher et comme il s’y attendait, le mur devant lui se mit à tourner en produisant un déclic, dévoilant un passage qui s’enfonçait dans le noir. Les murs étaient légèrement fluorescents aussi il était facile de se diriger dans l’obscurité. Urbino marcha dans le couloir en faisant glisser sa main droite sur le mur. Après quelques dizaines de mètres parcourus dans l’ombre, il tomba sur une bifurcation. Il choisit de partir vers la droite. Il progressait doucement en longeant la paroi et finit par buter sur une porte en bois. Il tourna la poignée, poussa le battant vers l’avant et pénétra dans une grotte ronde. A l’intérieur, l’atmosphère était extrêmement pesante, comme chargée de pensées maléfiques et de mauvaises ondes. Sur les volutes épaisses qui tournaient au-dessus du sol, il aperçut des hologrammes à moitié effacés qui persistaient en tremblotant. Ils représentaient des gens dans des images qui semblaient suspendues, comme mises en pause. Sur l’une des émanations, Urbino aperçut le visage de Jahangir. Ainsi le magicien se mettait-il en scène dans des visions oniriques. 

 

Urbino sentit le dégoût lui envahir la gorge et il n’eut pas envie de prolonger son exploration. Il recula dans le tunnel et referma la porte. Il revint à la bifurcation et emprunta le second couloir. Des bouches d’aération perforaient le mur et laissaient passer de l’air chaud et des rais de lumière venus de l’extérieur. La luminosité était plus importante que dans le précédent corridor et Urbino pouvait se diriger sans difficulté. Le couloir descendait en pente douce et s’enfonçait dans les profondeurs. Il n’emprunta pas les diverses galeries totalement obscures qui en partaient et resta dans le couloir central. Après quelques détours et virages, il vit briller devant lui une lumière vive. Il ne tarda pas à arriver dans une immense pièce ronde creusée sous la terre, puissamment éclairée. 

 

C’était un laboratoire géant. Urbino fit le tour de la salle. De l’autre côté de l’entrée, le grand atelier donnait sur une fosse au fond de laquelle bouillonnait du magma. Jahangir avait fait faire une dérivation du trajet de la lave du volcan et se servait de l’énergie produite par la montagne de feu pour ses travaux. Un réseau d’énormes canalisations tapissait les murs et le plafond. Certaines apportaient l’eau chaude et la vapeur d’eau, d’autres rejetaient les eaux usées dans le magma en fusion. Il faisait une chaleur torride dans la pièce, atténuée par d’immenses ventilateurs qui tournaient sans arrêt. Des paillasses étaient disséminées un peu partout, au centre et sur les bords. Elles étaient couvertes de manuels et de piles de feuilles de papier, d’ustensiles en verre ou en métal, de bouteilles et de flacons. Des cornues et des ballons chauffaient au-dessus de becs de gaz. Ils contenaient des liquides en cours de distillation. Des vapeurs malodorantes et des bulles de gaz s’échappaient de tubes en verre.

 

Urbino était stupéfait de voir une pareille organisation. Il ne devina pas que les architectes et les ouvriers qui avaient conçu et bâti le laboratoire avaient fini au fond de la fosse de magma. Il remarqua une grande quantité de fioles et de pots de verre disposés sur des étagères. Certains renfermaient des cadavres d’animaux du désert, des scorpions et des reptiles, et d’autres des poissons. Il y avait peu de variétés. Les flacons étaient tous étiquetés et une écriture fine mais incompréhensible en répertoriait le contenu. 

 

Ne pouvant comprendre ce que faisait précisément le magicien dans ce lieu, Urbino fit demi-tour et retourna dans le couloir. Tout en regagnant l’entrée du passage secret, il effaça ses traces de pas en raclant le sol avec ses pieds. Parvenu au cul-de-sac, il tira l’aspérité vers lui et le mur vint se replacer exactement là où il était avant l’ouverture.  

 

– Il est temps de partir, murmura-t-il. Je connais quelques secrets de Jahangir, mais maintenant je dois rejoindre mes amis et retrouver Giotto.

 

En passant devant la porte de sa cellule, il vérifia d’un coup d'œil que l’illusion d’un enfant dormant dans l’ombre était acceptable et poursuivit son chemin vers la sortie. Toutes les geôles qu’il aperçut étaient vides, il ne vit aucun autre détenu dans la prison. Au bout du tunnel, il rencontra un escalier de pierre qu’il grimpa avec précaution. Au sommet des marches se trouvait une porte close. Il posa son oreille sur le bois ét écouta. Aucun son ne lui parvint. Il tourna doucement la poignée et la porte s’entrouvrit. De l’autre côté du battant se trouvait une grande salle de pierre. Deux rangées de colonnes soutenaient le toit et le sol était pavé de grandes dalles plates. La pièce était totalement vide. A l’autre bout, une ouverture sans porte donnait sur l’extérieur. Il faisait jour. Urbino avança petit à petit vers la sortie du mausolée en se cachant derrière les piliers. Progressivement il atteignit la dernière colonne. Il n’y avait pas de garde devant le seuil. Urbino se coucha sur le sol et rampa jusqu’à l’encadrure de la porte pour regarder au dehors. 

 

Le mausolée se situait dans une partie isolée du camp militaire. Il n’y avait aucune surveillance. Jahangir s’en était assuré car il aimait se rendre dans son laboratoire secret sans que personne ne l’aperçoive. De temps à autre, une ronde de sentinelles venait jeter un coup d'œil dans la salle et repartait aussitôt. Urbino ne vit personne aux alentours. Il se releva rapidement et sortit en courant. Il se dirigea vers un arbre chétif entouré de buissons épineux qui s’étiolait un peu plus loin et se glissa sous l’ombre des feuilles et des branches. Il observa les lieux. 

 

Sa vision était assez limitée mais il entendait beaucoup de bruit, surtout des cris et des hurlements. Une intense activité régnait dans le camp d’entraînement. Urbino restait attentif aux déplacements de soldats, mais peu de monde s’aventurait vers le mausolée et il demeura seul dans sa cachette pendant presque tout l’après-midi. Il somnolait un peu à cause de la chaleur quand il aperçut une silhouette furtive qui s’approchait de l’entrée de la prison en longeant les murs et les flaques d’ombre. Il reconnut aussitôt Spitz. Le garçon avançait sur la pointe des pieds et se retournait sans cesse pour voir s’il était suivi. Quand il atteignit le seuil du mausolée, Spitz se glissa à l’intérieur et disparut.

 

Urbino ne bougea pas. Spitz n’était pas son ami et il était si fourbe qu’il était capable de trahir n’importe qui pour sauver sa peau. Urbino attendit. Qu’est-ce que Spitz était allé faire dans la prison ? Une dizaine de minutes plus tard, Urbino vit l’ombre de Spitz revenir et se coller au mur de la porte d’entrée. Le garçon passa la tête à l’extérieur et examina les alentours. Il semblait déçu. Puis, aussi discrètement qu’il était arrivé, il se faufila hors du mausolée et repartit par où il était venu.  

 

L’ombre du soir descendit peu à peu. Il fit plus frais sous l’arbre chétif. Bientôt la nuit tomba et le camp fut plongé dans l’obscurité. Les bruits extérieurs s’amenuisèrent et le silence finit par régner, ponctué par quelques cris d’oiseaux nocturnes. Urbino attendit encore un peu avant de bouger. Il était ankylosé après les longues heures d’immobilité. Il s’extirpa de sa cachette et fit quelques étirements pour s’assouplir. Suivant le chemin par lequel Spitz était passé, il s’avança vers le camp. Il restait dans la pénombre, toujours à la recherche d’un mur ou d’un pilier pour se dissimuler. 

 

Il voulait faire une visite rapide du camp pour se rendre compte de la taille et de la composition de l’armée de Jahangir. Longeant les baraquements, il compta grossièrement le nombre d’habitations, mémorisa les dispositions des tentes, et repéra les différents terrains d'entraînement. Des carapaces d’énormes scarabées bleus gisaient par terre, et des grosses pierres s’éparpillaient en plein milieu des allées. Il vit de loin la tente du QG de Jahangir dont l’intérieur était éclairé. Quelques silhouettes bougeaient sous le dais. Elles semblaient tourner autour d’une table. 

 

Après un petit quart d’heure d’exploration, Urbino recula vers le mausolée qui était situé à l’extrémité du camp, vers l’est. Il espérait pouvoir rapidement atteindre les montagnes en choisissant cette direction. Il serait plus aisé d’y disparaître. A l’ouest, il ne connaissait pas le relief. Il savait simplement qu’il y avait la mer, mais il serait difficile de se cacher dans les dunes. 

 

Il se glissa à nouveau sous l’arbre qui l’avait abrité pendant le jour et regarda autour de lui. Il n’y avait personne. Alors il rampa vers l’extérieur du bosquet et se mit à courir sur le sable, léger comme une plume. Le bonheur de s’évader lui donnait presque des ailes. D’abord il alla très vite pour s’éloigner rapidement du camp militaire. Tous ses muscles et ses articulations lui faisaient mal. Son pouls battait trop rapidement et son souffle était rauque. Puis quand il estima avoir parcouru une distance suffisante, il ralentit pour passer sur un rythme d’endurance. Petit à petit, il stabilisa sa respiration. Elle s’allongea et il ne sentit plus la douleur. Ses foulées devinrent confortables et il se concentra sur son orientation en observant les étoiles.

 

Il parvint à la montagne sacrée qu’il contourna et dépassa, puis aux abords du Tombo. Remontant vers l’amont du fleuve, il longea les berges en évitant la zone marécageuse au pied du djebel. Il n’était pas utile de traverser la rivière, les pics se dressaient plus au nord. Il les apercevait dans la brume qui estompait les sommets au loin. Quand le cours de la rivière bifurqua vers l’est, Urbino traversa l’ancien lit asséché. Il ne perdit pas de temps à se poser des questions sur la dérivation du Tombo. Il quitta les rives et continua en direction du nord.

 

Bientôt le désert fit place à d’autres paysages. La végétation changea. Le sol était désormais couvert d’herbe et des bosquets de petits arbustes se dressaient un peu partout. Les scorpions et les reptiles avaient disparu.

 

Quand Urbino ressentit une grande fatigue après une si longue course, il chercha un arbre ou un rocher près duquel se cacher et se reposer. Il était facile de trouver un endroit pour se dissimuler au milieu de la savane herbeuse. La nuit était moins dense, le jour n’allait pas tarder à poindre. Si Jahangir lançait des oiseaux drones à sa poursuite, il fallait qu’il se cache rapidement désormais. Un petit bosquet à quelque distance offrirait une cachette et de l’ombre. Il s’approcha et se glissa sous un amas de feuilles au pied d’un petit arbre chétif. Il se recouvrit entièrement d’une couche de mousse et d’herbe pour disparaître complètement et se lova directement sur la terre. Cette couverture végétale avait l’avantage de le masquer et de le protéger du soleil. 

 

Il y avait un peu de rosée du matin sur les feuilles et il aspira une dizaine de gouttes pour s’hydrater. Il avait conservé dans ses poches une partie de la nourriture que lui avait apportée Esmine. Il mâcha un peu de pain et de fromage. Il était si épuisé qu’il sombra dans le sommeil sans même s’en rendre compte. Bien à l’abri sous son édredon de feuilles, il dormit paisiblement.     

 

Un grattement et des petits cris le réveillèrent. Devant ses yeux, il vit briller les pupilles d’une petite souris des champs. Il faisait jour. Le soleil dardait ses rayons sur la plaine herbeuse et Urbino avait très soif. Il ne s’était pas suffisamment désaltéré depuis son arrivée dans le camp militaire. Il avait la langue un peu enflée, ses lèvres et sa peau étaient desséchées et commençaient à se craqueler. Il n’avait plus de forces et même plus la volonté de se relever. Il se sentait bien sous son édredon végétal. La tête lui tourna. Peu de temps après, il perdit connaissance.

 

La souris des champs poussa de petits cris aigus, fit demi-tour et se sauva en zigzaguant entre les herbes. 

 

Dans le camp militaire, Jahangir était descendu dans son laboratoire. Il avait traversé le mausolée et parcouru les tunnels au pas de course. Il n’avait pas regardé le prisonnier qui se trouvait dans la geôle, il l’avait même oublié car beaucoup d’autres soucis le préoccupaient. Une rébellion avait eu lieu parmi les scarabées bleus. Certains d’entre eux avaient protesté avec véhémence et avaient cessé l’entraînement. Ils critiquaient la dureté de leurs conditions de vie. Ils estimaient qu’on leur donnait trop peu de nourriture et qu’ils manquaient de sommeil. Pour rétablir le calme, Tholomaz et Scampion avaient exterminé les insoumis. Mais cela n’avait fait qu’aggraver les choses car l’ensemble des coléoptères s’était alors soulevé contre la tyrannie des dirigeants. Jahangir n’était pas content de l’attitude d’Oxalis. Il attendait de son chef de guerre qu’il prépare des stratégies de combat et qu’il fasse régner l’ordre au sein des troupes de soldats. Or il ne voyait trace d’aucun plan de bataille élaboré par Oxalis et le camp militaire était en pleine révolte. Plus personne ne savait où donner de la tête.

 

Dès que les pierres debout avaient eu vent des revendications des scarabées, elles s’étaient elles aussi insurgées contre les cadences infernales qu’on leur imposait. Elles s’étaient couchées par terre sans intention de se relever et aucune force n’était capable de les faire obéir. Les stèles n’étaient pas vivantes, il n’y avait pas moyen de les éliminer. Bien qu’elles fussent animées par un enchantement lancé par Jahangir, elles avaient réussi à se rendre maîtresses de leur destinée. En outre, elles avaient écrasé une grande quantité de scarabées en se laissant tomber sur le sol. C’était une véritable catastrophe.

 

En voyant les dégâts causés à ses soldats, Jahangir avait réalisé un peu tard qu’il n’avait pas la maîtrise de son armée. Ses généraux n’étaient pas à la hauteur de leurs tâches et il n’avait pas suffisamment imposé son autorité. Il s’était dispersé sur d’autres sujets qui le passionnaient et s’était désintéressé de la montée en compétence de ses troupes. Sa négligence lui revenait en pleine face et il devait trouver au plus vite une solution. Il savait que ni Esmine ni Marjolin ne l’aideraient.  

 

Après une réflexion rapide sur les possibilités qui s’offraient à lui, il avait conclu que seule la magie pouvait remédier à la situation. Il s’était immédiatement rendu dans son laboratoire secret pour préparer une mixture qui ramènerait la sérénité au sein des troupes, doperait les forces des soldats et ferait cesser l’insurrection. 

 

Tandis que les événements dégénéraient dans le camp au-dessus de sa tête, le magicien courait dans tous les sens dans son laboratoire. Il avait ouvert plusieurs grimoires pour trouver une formule qui répondrait à sa problématique. Il se souvenait d’un maléfice qu’il avait employé des siècles plus tôt et qui devrait faire l’affaire. Mais il n’arrivait pas à retrouver dans quel livre la recette se trouvait. Il tournait les pages des grimoires si fébrilement qu’il en déchirait plusieurs au passage. Quand il s’énervait trop, il se levait et marchait de long en large, essayant de rassembler sur une paillasse les ingrédients qu’il pensait nécessaire à l’élaboration de la potion régénérante.

 

En désespoir de cause, il décida de créer une potion ex nihilo car il ne trouvait rien. Il commença à mixer divers ingrédients et bientôt un liquide de couleur rouge apparut dans la fiole où il réalisait ses mélanges.

 

– Huuum, rouge est synonyme de colère, ça ne doit pas être le bon dosage, grinçait-il entre ses dents gâtées. Il faudrait une solution bleue, c’est une couleur froide. Elle signifie qu’on est en parfaite maîtrise de ses comportements.

 

Il recommença. Encore et encore. Les heures passaient, toujours aussi improductives, mais Jahangir avait perdu la notion du temps. Finalement son impatience tomba. Il se calma et se mit à envisager les choses objectivement. Aussitôt la mémoire lui revint et il cibla le manuel où se trouvait la formule qu’il avait cherchée désespérément. Il ouvrit le livre exactement à la bonne page et lut la recette de bout en bout.

 

– Bien sûr, dit-il avec un petit rire, j’avais oublié l’essentiel.

 

Il reprit ses dosages en y ajoutant le composant primordial qui manquait et cette fois le liquide tourna au bleu. C’était une nuance profonde, proche de la couleur des scarabées.

 

– Ce liquide va leur redonner de l’éclat, ce sera comme une teinture, murmura Jahangir. Quel sera l’effet sur les pierres ? Avec elles, on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Si je m’écoutais, je leur donnerai une potion noire comme la nuit la plus profonde. Maintenant, il me faut de la quantité.

 

Il attrapa un gros chaudron en cuivre qu’il mit à chauffer sur un bec de gaz. Puis il lança la préparation de sa formule magique à grande échelle. Bientôt le liquide visqueux qui se trouvait dans le récipient se mit à bouillonner, virant petit à petit vers la belle coloration cobalt attendue. 

 

Quand la préparation fut prête, Jahangir remplit une grande quantité de fioles pour distribuer la potion le plus rapidement possible. Puis il disposa tous les flacons dans ses poches et dans ses manches et se précipita vers la sortie. Passant devant la geôle d’Urbino avec précipitation, il n’accorda qu’un regard distrait à la forme qui paraissait endormie sur le sol.

 

– Sale môme, rumina-t-il entre ses dents.

 

Il grimpa en courant les escaliers, traversa le mausolée et courut vers la tente où son état-major s’était réuni pour établir un plan d’action. Oxalis, Tholomaz, Scampion, Esmine et Spitz étaient en pleine réflexion, mais ils en étaient restés au stade des hypothèses. Aucune solution n’avait été émise. Jahangir pénétra dans la tente comme un diable qui serait sorti de sa boîte et leva sa main qui contenait une fiole bleue. La lanterne pendue au plafond de la tente émettait des rayons lumineux qui traversaient la solution étincelante. La couleur de la mixture apparut dans sa profondeur et sa texture exceptionnelle. 

 

– Voici notre solution, éructa Jahangir. Vous allez donner à chacun de nos soldats un peu de cette potion de ma composition. Les choses devraient rentrer dans l’ordre.

 

Les membres de l’état major s’avancèrent et Jahangir distribua les fioles. Un quart d’heure plus tard, les généraux du magicien parcouraient les tentes pour faire boire quelques gouttes du liquide miraculeux aux soldats scarabées. 

 

Flattés que leurs revendications soient prises au sérieux, les coléoptères rebelles burent les gouttelettes que leurs instructeurs leur avaient apportées. 

 

La moitié des scarabées succomba après avoir bu la potion qui était probablement trop dosée. Les cadavres furent rapidement escamotés et Esmine se mit au travail pour dupliquer de nouveaux soldats. La potion ne fit aucun effet aux pierres, mais celles-ci se remirent au travail quand les scarabées se calmèrent. La situation s’était grandement améliorée grâce à la potion de Jahangir. Mais dorénavant, une grande partie des troupes avait disparu. Les nouvelles divisions créées devaient être formées intégralement, car elles ignoraient les pratiques militaires. Cet incident avait pour conséquence de retarder l’attaque de Jahangir. Or celui-ci pensait qu’il fallait lancer l’offensive très vite avant que tout ne parte de travers. 

 

Seul dans sa chambre sur son lit rigide, il décida de supprimer Oxalis et de prendre lui-même la tête de son armée. Puis il se ravisa, Oxalis serait certainement attaqué en pleine bataille et tué lors d’un combat puisqu’il prendrait la tête de ses troupes. Il était plus avisé de rester en arrière plan et de ne prendre aucun coup. Le résultat serait identique et son autorité ne serait pas remise en cause.

 

– Il est grand temps de faire exploser le voile de protection qui nous isole contre le froid et de partir à l’assaut, dit-il en soupirant. 

 

Pendant que Jahangir ruminait des pensées sombres, Esmine se souvint d’Urbino. Elle eut l’idée de descendre dans sa cellule pour lui apporter à manger, car personne d’autre qu’elle ne se souciait ni ne s’occupait de lui. Lorsqu’elle approcha du cachot, elle chercha vainement la clé qui n’était plus accrochée au clou. Elle lança un sort pour éclairer l’intérieur de la geôle et un autre pour secouer Urbino. Elle comprit tout de suite que le garçon n’était plus là. Un sourire de satisfaction fendit son visage. En quittant le sous-sol, elle éteignit toutes les lumières et le couloir fut plongé dans l’obscurité. L’enfant était très malin, il avait réussi à s’évader. Elle en conçut de l’admiration pour lui, il avait été plus intelligent que Jahangir. Visiblement le magicien ne s’était pas aperçu qu’Urbino s’était enfui. Elle ne lui dirait rien et feindrait la surprise si nécessaire. Elle songea à prévenir Marjolin et y renonça. Elle n’avait jamais pu supporter ce sorcier aux lunettes bleues. Elle avait beau se reprocher d’être injuste, elle n’avait aucune confiance en lui et le trouvait prétentieux. Et il se moquait certainement de ce qui pouvait arriver à Urbino ou même de ce qu’elle pensait. Elle décida d’aller voir Spitz pour connaître son opinion. 

 

Elle n’eut rien à dire. Il était si puéril qu’elle lisait en lui comme dans un livre. Elle comprit tout de suite qu’il savait qu’Urbino s’était échappé de la prison. Il avait dû aller faire discrètement un tour sous le mausolée. Esmine ne se trahit pas et parla d’autre chose.

 

Reprenant le chemin de sa tente, elle se demanda quelles seraient les conséquences de cette évasion. Elle y pensa encore pendant une minute, puis oublia complètement le problème et se concentra pour mener à bien la tâche qui lui incombait. Elle se mit à démultiplier les scarabées pour reconstituer l’armée décimée au plus vite. Jahangir serait furieux si rien n’avait été accompli dans les délais les plus courts. Et elle ne voulait pas provoquer son courroux.

 

Au nord, sous l’arbuste providentiel qui le protégeait de son ombre, Urbino n’avait pas repris connaissance. Il était blanc comme un linge. 

 

Dans l’azur transparent du ciel, un point noir tournoyait sans cesse sur les courants aériens en faisant de grandes arabesques. Il survolait en boucle le camp militaire et la campagne tout autour, presqu’invisible tant il était petit et lointain. Mais de temps à autre, depuis le haut de l’atmosphère, la minuscule forme sombre se laissait tomber comme une fusée, dessinait un panache blanc en rasant le sol avant de remonter vers la voûte céleste.

 

Eostrix ne vit pas le corps d’Urbino caché sous l’édredon de feuilles, il volait bien trop haut et bien trop vite. Et surtout, il ne le cherchait pas. Il venait repérer les lieux  pour guider Adriel, Juliette et Selma vers l’endroit où était détenu le jeune garçon. Leur objectif était de trouver la prison du camp, de délivrer Urbino au plus vite des griffes de Jahangir et de le mener à Zeman.

 

Quand Eostrix estima qu’il avait rempli sa mission, il prit son envol et partit à tire d’aile. Il avait suffisamment d’informations pour faire prendre à ses amis le meilleur chemin pour atteindre le camp de Jahangir. Quelques instants plus tard, le point noir avait disparu à l’horizon.

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