chapitre 17

Partie IV : L’hiver

 

Le 65ème jour : Dïri

 

‒ Est-ce que tu te sens bien ?

Quand Nimrod s’était écroulée sur elle-même, les paupières supérieures fermées et les inférieures exorbitées, la vieille bromrod avait fait signe à Dïri de ne pas intervenir. Mais à présent, elle se remettait à bouger et papillonnait de ses quatre yeux ; il se précipita et l’aida à se redresser tandis qu’elle chancelait. Elle se rattrapa à lui et posa son front sur son épaule.

‒ Je vais bien. Je suis juste... fatiguée...

Elle se reprit et rattacha son chignon échevelé pour dégager ses yeux.

‒ Alors c’est terminé ? Tu as mal ?

Il l’observa : elle n’avait pas vraiment l’air différente ; on ne pouvait pas vraiment dire qu’elle présentait l’aura d’étrangeté de Keizarod et encore moins celle de Mock. Cependant, il ressentit pour elle un élan de désir violent qu’il réprima.

Nim posa ses mains sur son ventre, de chaque côté de son brom.

‒ Je me sens... vide.

‒ Ne dis pas ça !

Ils se dévisagèrent et il murmura :

‒ Tu es née avec un chemin tout tracé et ce chemin n’est plus possible. Cette carte... cette recette toute faite n’existe plus et si tu te sens vide, c’est parce que tout est à créer, à inventer, à construire. Tu es à l’aube de ta vie Nim. Et ensemble, nous ne serons pas rien, mais tout !

‒ Tu es gentil.

Elle lui tapota l’avant-bras et il sentit son enthousiasme douché. Elle lui avait répondu comme s’il était un grune nouveau-né qui ne comprenait rien à l’angoisse qui lui dansait au fond des yeux. Il voulut répliquer, mais Nim s’était détournée de lui et fixait à présent Keizarod. La vieille bromrod n’avait pas à proprement parlé changé non plus, mais elle semblait écrasée par une charge qui n’était pas là avant, comme si elle avait soudainement pris conscience de ses rhumatismes et de son mal de dos. Près de la porte, les esprits des os s’étaient agglutinés pour observer Nim.

‒ Nous devrions remonter. Venez-vous avec nous, grand-mère ? Un peu d’air frais devrait vous faire du bien.

Comme Keizarod ne répondait pas, Nimrod changea d’approche :

‒ La lumière de Mîme

Une liesse longtemps oubliée

Du vent sur votre peau

Keizarod renifla :

‒ Ma faiblesse m’empêche

Le quatre-vingt-quatrième jour

D’atteindre le soleil

Nimrod s’approcha d’elle et posa une main compatissante sur son épaule.

‒ Planètes et étoiles

Le quatre-vingt-quatrième jour

Doivent être contemplées

Elle fit alors signe à Dïri de l’aider à la soutenir. Quand ils passèrent la première porte avec la vieille bromrod, les esprits des os tendirent la main pour effleurer le precah de Nimrod. Les trois grunes sortirent du château et longèrent le lac de nouveau silencieux. Keizarod jeta un long regard blanc au palais avant de les lever vers le haut, en direction du jour.

Il leur fallut de nombreuses heures pour atteindre le dehors, mais quand ils arrivèrent dans la salle principale de Villapapel, une très étrange surprise les attendait.

D’abord il y eut un silence inquiétant, mais attendu et puis le cri d’horreur étouffé de Nimrod, que Dïri parvint à réprimer, car après tout, Mock l’avait mis en garde.

‒ Que s’est-il passé ici ?

Keizarod observa les cadavres sans s’émouvoir.

‒ Plusieurs fois déjà

Des grunes furent compromis

Et la mort partout

‒ Il nous faut de quoi nous défendre !

Dï posa une main calme sur son épaule.

‒ Je ne pense pas que nous soyons en danger. Mock m’avait prévenu que quelque chose pourrait arriver. Il doit surveiller les coupables.

Nim lui lança un regard d’incompréhension.

‒ Pourquoi serions-nous épargnés ?

‒ L’assassin est peut-être trop lâche pour tuer des gens qui ne sont pas dans des cocons.

Nim pâlit brutalement.

‒ Lissa !

Dï balaya la pièce du regard.

‒ Elle n’est pas du genre ni à oublier de te dire au revoir ni à faire une chrysalide ici. Il n’est peut-être pas trop tard ! Partons à sa recherche !

 

Le 66ème jour : Lissa

 

Elle avait préféré être seule pour parler à Nimrod, aussi elle avait conseillé à Haé de rester au chaud dans le bateau tandis qu’elle attendait près de son ancien cocon.

Elle aurait aimé tremper sa queue dans l’eau, parmi les nénuphars, mais il faisait bien trop froid et elle s’était roulée en boule dans la chambre qui avait été la sienne, observant d’un œil sombre la mare froissée par le vent glacial. Mais où pouvait être passée Nim ? L’espace d’un instant, elle espéra qu’elle ne lui avait pas écrasé la tête par erreur.

Mais heureusement, cela n’était pas le cas, et Lissarod s’en aperçut elle-même en voyant la silhouette de son amie apparaître sur la branche, serrée étroitement contre Dïri. Elle en oublia de grelotter et bondit hors de sa niche :

‒ Nim !

Nimrod la fixa comme si elle était un fantôme et se précipita sur elle pour la presser contre son torse d’un air infiniment soulagé.

‒ Oh Lissa, tu es vivante ! J’ai eu tellement peur !

Gênée, Lissarod rougit et lui tapota le dos.

‒ Mais je vais très bien. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

‒ Tu ne sais donc pas ce qui est arrivé là-haut. Tout le monde est mort !

Lissarod eut un geste négligent.

‒ Oui, je sais. Mais ne t’inquiète pas, il ne se passera plus rien maintenant.

‒ Qu’est-ce que tu veux dire ? Il y a un assassin qui court et nous sommes en danger !

Lissarod secoua la tête.

‒ Vous ne comprenez pas, il ne reste plus que nous quatre – avec Haé –, et la vieille bromrod en bas, mais elle ne compte pas vraiment.

Elle ne remarqua pas le regard horrifié qu’échangeaient Dïri et Nimrod et continua d’un ton qui se voulait rassurant :

‒ Mais ne vous inquiétez pas, Dïri et toi n’êtes pas compatibles, donc Haéri ne vous considère pas comme des concurrents potentiels.

Nimrod était au-delà des mots et elle ouvrit la bouche pour protester, mais Dïri lui pressa la main pour attirer son attention et elle la referma. Un regard de leurs yeux de l’esprit fut suffisant pour qu’ils se comprennent. S’ils savaient à présent pourquoi ils avaient échappé à la vague de meurtres de masse, rien ne pouvait prédire ce qui pourrait se produire s’ils mettaient Lissarod en colère. Réclamer justice n’avait aucun sens : ils seraient deux contre deux et seuls Lissarod et Haéri étaient capable de descendre la rivière cette année. Lissarod les contemplait avec innocence.

‒ Nim, est-ce que je peux te parler, seule à seule ?

Nimrod jeta un regard appuyé à Dïri avant de rassembler tout son courage.

‒ Pas de... soucis...

Dïri lui indiqua la branche la plus proche.

‒ Je t’attendrai là-bas.

Son regard assura Nimrod qu’il ne la lâcherait pas des yeux et cela fit rire Lissarod qui commenta tandis que Dïri s’éloignait :

‒ Et ben, il est collant ton chéri. Tu es heureuse ?

Nimrod ne savait pas très bien comment elle aurait pu être heureuse à cet instant, mais elle dessina un sourire artificiel sur ses lèvres et acquiesça.

‒ Il ne vous reste pas beaucoup de temps, mais c’est beau d’être capable de dépasser ça. Je t’admire tellement. Mais à propos de temps... je voulais te dire deux choses. La première, c’est que je crois que tu avais raison. L’éternité n’a aucun sens. Je n’arrêtais pas de dire que je voulais de ce destin, mais j’ai finalement compris à quel point j’avais tort. Je vais descendre la rivière et je vais accomplir tout ce que pour quoi le Grand Arbre m’a créée, nous a créés, moi et Haé.

Nimrod l’écouta en silence, le regard absent. Comme Lissarod attendait visiblement une réponse, elle finit par articuler d’une voix qui ne semblait pas être la sienne :

‒ Et la deuxième chose ?

‒ Je suis venue te dire au revoir.

 

Le 67ème jour/Le 63ème jour : Nimrod

 

‒ Je n’arrive pas à y croire... Que pouvons-nous faire ?

‒ Rien de particulier. En terme de survie, leur stratégie pourrait bien se révéler payante.

‒ Je voulais lui proposer de rester avec nous...

Dï eut un sourire amer.

‒ Tu voulais lui offrir la vie éternelle ?

Ils étaient installés sur leur branche, celle sur laquelle il lui avait dit au revoir quand il avait dû rejoindre Mock. Une neige très fine s’était mise à tomber du ciel et seule la lumière de Mîme qui se couchait éclairait les flocons. Dï et Nim s’étaient pelotonnés l’un contre l’autre pour préserver une illusion de chaleur. Nim avait une peau étonnamment tiède.

‒ Au début, elle avait si peur de mourir. C’était une consolation de vous offrir ça... à tous les deux.

‒ Je comprends. Mais ses actes ont eu raison de ta générosité.

‒ Ce n’est même pas ça. Je n’ai même pas eu à me poser la question. Elle m’a dit que vouloir vivre pour toujours était... une erreur et qu’elle ne le désirait plus.

Elle tourna son regard vert vers lui et il se focalisa sur la neige qui s’était prise dans ses cils.

‒ Est-ce que tu es sûr de ce que nous sommes en train de faire Dï ?

Il eut un rire :

‒ N’est-ce pas trop tard pour formuler de nouveaux doutes ?

‒ Il est trop tard pour moi.

Elle avait l’air grave. Sa voix était encore plus belle quand elle était sérieuse. Il eut un rire un peu cassé :

‒ Quelle jolie fin : je meurs et tu restes toute seule pour toujours ?

‒ Oui.

‒ Non. Maintenant, ce sera toi et moi. Éternellement.

Nim remua ces mots dans sa bouche et essaya de les intégrer à ce qui était normal et immuable pour elle. Elle pourrait finir par s’y habituer.

‒ Et tu n’as pas besoin qu’on t’apprenne pour que tu...

‒ Non. C’est très facile.

Elle savait comment faire tout comme elle savait voir, entendre et connaissait le nom des choses. Tout à l’heure, elle avait pris un caillou dans sa main et après l’avoir lancé dans la rivière, elle savait tout naturellement que ce caillou ne s’éroderait plus.

Devait-elle vraiment faire cela à Dï ? Elle regarda son visage à la peau noire, qui conservait cette ambiguïté de sauvagerie derrière son attitude bien élevée.

‒ Quoi ?

Mîme disparaissait derrière la ligne d’horizon et la lumière bleue qui baignait le profil de Dï était en train de s’éteindre de seconde en seconde.

‒ Rien.

Il lui sourit, ses dents brillèrent et elle fût troublée, car il souriait toujours la bouche fermée. Elle se laissa faire quand il emmêla ses doigts à ses tentacules et ferma les yeux de l’esprit quand il se redressa pour l’embrasser.

Sa bouche était glacée et leurs dents s’entrechoquèrent maladroitement. Nim entendait leurs cœurs battre à tout rompre dans leurs ventres. Elle leva la main et la posa sur la joue de Dï.

Il sut instinctivement à quel instant elle l’écarta de la course du temps. C’était comme si son cœur s’était mis à battre à l’envers, comme si la gravité s’était échangée, comme si chaque seconde allait le rapprocher du passé plutôt que du futur, mais bientôt, tout s’immobilisa et il eut très simplement l’impression que tout était rentré dans l’ordre.

Il aurait voulu dire merci, mais à la place, ils se roulèrent l’un contre l’autre et s’embrassèrent comme s’ils avaient quarante jours de moins et que leur precah se mettait seulement à pousser.

 

Le 68ème jour : Haéri

 

Quand Lissa rentra dans le bateau, elle était transie et secoua la tête pour débarrasser ses tentacules des flocons qui les recouvraient.

‒ Tu as pu faire tes adieux ?

Elle appuya son dos contre le torse de Haé.

‒ C’est fait... C’était finalement moins émouvant que ce que j’aurais pensé. Peut-être qu’on a plus rien à se dire.

‒ Ah oui ?

Haé l’écoutait distraitement en la coiffant ; il avait commencé à tresser ses longs tentacules avant de les enrouler en couronnes autour de son crâne et de les piqueter de fleurs séchées. Comme elle était jolie avec son nez en trompette, ses joues rondes et ses immenses yeux jaunes ! Il avait du mal à se faire au fait que bientôt elle n’existerait plus. Cette idée l’attrista et il la serra entre ses bras. Elle lui lança un regard curieux.

‒ Qu’est-ce qui t’arrive ?

‒ Je crois que j’ai peur. Je n’ai pas envie de ce monde sans toi.

Lissa se roula sur le ventre ; tout d’un coup, leurs visages se retrouvèrent tout prés et Haé ressentit cette alchimie si particulière qui les envahissait parfois.

‒ Il y aura un monde avec un nous, n’est-ce pas encore plus satisfaisant ?

Leurs tentacules se mirent à luire et alors que ceux de Haé se dressaient tout autour de sa tête, ceux de Lissarod lui firent une couronne de lumière et ils surent instinctivement que c’était le moment.

Les doigts de Lissarod suivirent d’un geste caressant la limite du precah à l’intérieur des coudes de Haé avant de s’accrocher possessivement à ses poignets. Leurs deux precahs avaient déjà commencé à sécréter du fil, comme s’ils s’étaient soudainement pris pour des élégantes.

Un voile avait recouvert les yeux très noirs de Haé et il gronda quand Lissa lui mordit les épaules. Il lui tira la tête en arrière pour pouvoir lui embrasser les paupières. Une étrange sensation qu’un froid intense se concentrait dans son bas-ventre le traversa tandis que son tepmeh se déroulait. La chrysalide continuait de se diffuser comme si elle sortait d’une bombe de mousse à raser. Lissa s'engourdissait. Elle ferma les paupières quand elle sentit le tepmeh se tendre pour tâtonner à la recherche de son brom.

Elle entrouvrit les yeux du cœur et ses prunelles rencontrèrent celles de Haé pour la dernière fois et ils surent tous les deux qu’il s’agissait de...

Le tepmeh rampa à l’intérieur du brom et il lui fallut une ou deux minutes pour trouver ce qu’il cherchait : une sorte de pont de chair qui reliait deux parois opposées du brom. Une fois qu’il fût au-dessus, il commença à se re-enrouler lentement tandis que le pont de chair reculait et tentait de s'incorporer dans le corps de sa propriétaire.

Alors, attiré irrémédiablement, Haé se fondit entièrement en Lissa et Lissa cessa d’être Lissa tandis qu’elle devenait tour à tour Haé et quelque chose de nouveau qui n’était ni l’un ni l’autre.

Ainsi l’être que le Grand Arbre attendait commença sa maturation dans sa chrysalide.

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