Chapitre 16

Par Elka

Revest-des-Brousses était un petit village perdu loin dans la campagne. Le soleil de fin d’après-midi étirait des ombres langoureuses sur les routes cabossées, et l’odeur des bouses leur fronça le nez un bon moment.

Karima Fettich habitait à l’écart du village, dans une petite maison au grand jardin bien entretenu. Ils se garèrent devant la palissade à la peinture écaillée. Quand Sofiane sortit de la voiture et prit une première inspiration, un grand calme l’envahit. Il n’y avait presque pas un son, ici, et la fraîcheur donnait envie de se rouler dans un plaid avec un grand chocolat chaud. L’espace d’une seconde, il s’autorisa à penser que tout était fini.

Puis la porte d’entrée s’ouvrit, et il rejeta cette pensée au loin pour poser une main rassurante sur l’épaule de Fatou. Le sac de Gros serré entre ses bras maigres, elle s’était rapprochée de Sofiane avec un air craintif.

— Ma chérie, s’exclama Karima en traversant son jardin les bras grands ouverts, qu’est-ce qui t’amène ? Tu m’as inquiété !

Leïla se laissa étreindre. Le souvenir de son amie gênée dans les bras de sa mère traversa Sofiane, qui sourit avec amusement. Quand le regard de Leïla tomba sur lui, elle se détacha laborieusement et l’indiqua d’un geste un peu chevaleresque.

— J’ai ramené un fantôme, plaisanta-t-elle.

— Au moins, oui ! déclara Karima.

Il eut droit à son câlin de bienvenue, sous la mine railleuse de Leïla. Karima Fettich était une femme bien portante, à la poigne de fer et au sourire contagieux. Elle avait les mêmes pommettes hautes que sa fille et les mêmes yeux en amande, que Karima décorait de fard bleu nuit.

— Et cette petite, qui est-ce ? s’enquit-elle.

Sofiane craignit un instant qu’elle ne brise aussi les côtes de Fatou, qui se colla à Sofiane d’un mouvement instinctif, mais elle se pencha simplement.

— Vous avez l’air éreinté, commenta-t-elle. Venez, je vais vous faire un café bien serré. Tu aimes le lait chaud, petite ?

— Elle s’appelle Fatou, glissa Leïla.

— J’aime beaucoup ça, répondit la petite obligeamment.

Karima lui sourit, et Fatou ne put s’empêcher de l’imiter.

— Et ce pâté dans tes bras, ma jolie, c’est le repas de ce soir ?

— C’est mon chat, s’opposa Sofiane, vexé.

— Non, c’est une vache, asséna Karima. Allez, venez.

 

Un intérieur aussi rustique que le cadre n’aurait pas correspondu à la mère de Leïla. Elle les invita à s’installer dans une cuisine aux lignes et couleurs modernes, qui s’ouvrait sur un salon dont Sofiane n’apercevait que le canapé d’angle.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? s’enquit Karima en versant du lait dans un mug.

— C’est une longue histoire, répondit Leïla du bout des lèvres.

Être arrivée paraissait lui avoir grignoté les dernières miettes de son énergie. Sa peau avait pâli, et Sofiane imagina qu’il en était de même pour lui. Il se sentait soulagé et flapie, quoiqu’un peu inquiet de la brusque immobilité de leur équipe.

Karima étudia sa fille d’un air grave. Elle avait lu entre les lignes sans difficultés. Quand le lait fut chaud, elle le donna à Fatou et lui proposa de regarder des dessins-animés.

Sofiane pensa qu’elle allait refuser. Fatou n’était pas une enfant qu’on écartait des discussions d’adultes ; elle était plongée jusqu’au nez dans toute cette affaire. Mais l’éclat dans ses yeux que Sofiane avait appris à redouter – cet éclat d’un autre âge que le sien – s’échappa soudain. Il la vit hésiter, mais accepter finalement, presque avec gratitude.

Elle rêvait peut-être d’une pause.

Pendant que Karima l’installait, Leïla leur servit des cafés, trouva une boîte de gâteaux secs et donna de l’eau et une tranche de jambon à Gros.

— Merci, ma chérie, dit leur hôtesse en revenant s’asseoir.

Elle tourna la tête à droite et à gauche, observant un coup sa fille, un coup le garçon dont elle avait la première découvert les capacités, et lança :

— Qui commence ?

 

— C’est incroyable, fut son premier commentaire après leur récit.

La pénombre s’était étendue à l’extérieur, le nombre de biscuits avait diminué de moitié et Sofiane caressait Gros d’une main fatiguée. Son chat avait retrouvé sa place sur ses genoux, et il lui était reconnaissant de ce soutien. Le bruit de la télé leur parvenait du salon.

— Vous êtes donc deux, conclut Karima et se levant pour débarrasser leurs tasses. Et pourquoi pas plus ?

Sofiane se crispa dans le fond de son siège, le souffle court. Pourquoi pas, en effet ?

— Je pense qu’on est un de plus, lâcha-t-il. Mais c’est tout.

Son cœur accéléra.

— Que veux-tu dire ? demanda Karima.

Leïla le fixait avec intensité. Il posa une main sur la table, et elle tendit la sienne pour la recouvrir. Il respira un peu mieux.

— C’est une intuition, avoua-t-il. Je crois que Fatou pourrait confirmer ce que je dis…

Il jeta un œil vers le salon. Il s’était dit qu’il l’écouterait une fois ici. Les doigts de Leïla serrèrent les siens avant de les lâcher.

— Va la voir, ordonna-t-elle gentiment. Ensuite tu viendras nous filer un coup de main pour le repas.

Il esquissa un sourire. Gros sauta de ses genoux quand il le poussa, mais ne le devança pas jusqu’au salon. Sa place à lui, c’était près du frigo.

Fatou avait basculé sa tête sur l’accoudoir du canapé ; emberlificotée dans un plaid en moumoute, avec juste sa tête qui dépassait, elle ressemblait à un petit mouton fatiguée. Une simple lampe était allumée, et la lumière de la télévision jetait des éclairs dans les yeux sombres qu’elle tourna vers Sofiane.

— Je peux m’asseoir ?

Elle se redressa et baissa le son. C’était un dessin animé survitaminé où les personnages couraient sans discontinuer, suivant un rythme que seuls les moins de dix ans pouvaient suivre sans vomir.

— C’est marrant, dit-elle comme pour se justifier.

Elle remonta les genoux sous le menton et accorda à l’écran une mimique partagée. Sofiane envisagea de la laisser tranquille, mais la dualité de son expression résonna douloureusement dans sa tête et ses os.

— Il faut qu’on parle, souffla-t-il.

Dans la cuisine, Leïla ou Karima avait mis la radio et on pouvait les entendre papoter, leur assurant le plus d’intimité possible.

— Est-ce que tu te souviens d’avant ? demanda-t-elle.

Sa gorge s’assécha d’un coup, son cœur pompa plus fort.

— Non, avoua-t-il, mais je…

Il se sentait à la fois stupide et légitime de ce qu’il prévoyait de déclarer.

— Je sens qu’il y a quelque chose au fond de moi, se lança-t-il. Quelque chose dont je veux et ne veux pas me rappeler.

Fatou eut un petit sourire.

— C’est bien, commenta-t-elle. Moi c’est tombé dessus d’un coup, mais je voulais pas trop alors parfois j’essaye d’oublier. Mais c’est ce que j’avais choisi.

— Tu peux me le dire quand même ?

— Oui, ce sera plus facile. Toi, c’était différent.

Sofiane eut soudain l’impression que son esprit s’allégeait, comme si l’assurance d’avoir des réponses rendait futile la lutte intestine qu’il menait.

— Avant, commença-t-elle après un coup d’œil en direction de la cuisine, il n’y avait pas de Fatou et de Sofiane. Avant, ça n’arrivera pas avant deux cents ans.

— Je ne comprends pas.

C’était un mensonge pour se protéger. La voix de Fatou changea étrangement, se fit posée et adulte. En fermant les yeux, il aurait pu s’imaginer à côté d’une tout autre personne.

— Dans deux cents ans, la population mondiale aura beaucoup baissé à cause des inondations, des canicules, des tempêtes et des maladies. La vie ne sera ni facile, ni agréable. L’économie va s’effondrer et beaucoup de gens devront se débrouiller avec les ressources disponibles autour d’eux. Voyager sera difficile et dangereux. Il n’y aura plus assez d’argent pour réparer les voies ferrées détruites par les tremblements de terre.

Le son étouffé du cartoon tintait aux oreilles de Sofiane comme venant d’un autre monde. Il ne parvenait pas à être totalement horrifié, parce qu’il le savait déjà. Il avait le goût de la fumée et des cendres sur la langue.

— Et puis tout d’un coup, trois personnes vont naître à quelques années d’intervalles, dans une banlieue parisienne. Elles auront des capacités exceptionnelles et se mettront en tête d’aider le plus de gens possibles. Ces personnes n’auront qu’elles au monde.

— Pourquoi ?

— Une perdra son père, puis sa mère, dans un incendie. La famille du second enfant la recueillera avant qu’un accident ne le rende aussi orphelin. La troisième aura été abandonnée à la naissance et vivra à l’orphelinat avec beaucoup trop d’autres. À l’adolescence, ils se diront que tout avait été écrit, un peu pour se rassurer. La réalité, c’est que beaucoup de personnes mourront, mais qu’eux avaient les capacités de survivre aux catastrophes. Ça va, Sofiane ?

Fatou lui prit la main, ce qui eut pour effet de le ramener sur Terre. Il essuya les larmes qui roulaient sur ses joues comme deux rivières et s’efforça de respirer plus calmement. Cette petite main d’enfant était celle de Fatou, une gamine qui vivait à son époque. Sa chère maman était vivante, son père aussi. Il avait des oncles et des tantes, des cousins, des neveux et nièces.

Et pourtant, pourtant…

— J’arrête si tu veux.

— Il s’est passé quoi ? s’enquit-il en serrant les mâchoires.

Il devait tout entendre une fois, et faire le tri après. Il savait que les blancs se compléteraient d’eux-même. Cette histoire, il la connaissait déjà.

— Le garçon a eu une idée. Il voulait utiliser ses capacités pour les envoyer tous les trois dans le passé. Il ne pouvait pas le faire physiquement, mais il était sûr de pouvoir mettre leurs âmes dans de vieux corps. Il disait qu’à eux trois, ils pourraient peut-être sauver des gens et empêcher la Terre de finir comme la leur. Pas complètement, en tout cas.

— Il avait une sacré confiance en lui, s’amusa Sofiane d’une voix étranglée.

— C’est ce que ses amies lui ont dit, répondit Fatou avec douceur. Mais elles savaient aussi que s’il y en avait un qui pouvait arriver à quelque chose, ce serait lui.

Elle coupa la télé. La luminosité avait tellement baissé à présent que Sofiane la distinguait à peine. La lumière chaude de la cuisine, les douces odeurs, la radio et les voix des deux femmes l’attiraient irrésistiblement.

— Et après ? se força-t-il à demander.

— L’une était d’accord pour le suivre, l’autre non. Elle voulait rester pour aider ceux de leur présent. Sa théorie, c’était que ses amis n’allaient rien annuler, seulement créer une réalité parallèle, et qu’ils ne pouvaient pas tous partir comme ça.

Une bile amère tapissa la gorge de Sofiane. Il sentit une vague de colère gonfler en lui.

— Mais Nérée ne voulait pas qu’on soit séparés, conclut Fatou avec chagrin, et il a pris ton âme en même temps que les nôtres pour te ramener ici. Je pense que c’est lui qui est allé me chercher en Afrique, et que c’est ses hommes qui nous ont attaqué chez toi. Je suis désolée, il aurait été plus simple que je me souvienne plus tôt.

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EryBlack
Posté le 19/12/2022
Ouaaah c'est hyper cool ! Toujours tendu le moment de la révélation, j'ai en tête quelques bouquins que j'avais adoré jusqu'à cette étape cruciale et qui m'avaient trop déçue ensuite. Là, vraiment, je suis emballée ! Que ce soit le contenu de la révélation et l'intrigue qui en découle, ou la forme que prend ce récit que je trouve très efficace, ça me plaît un max.
Donc le mystérieux Nérée (sorte d'Elon Musk ? je l'imagine dans ce genre-là xD) aurait un pouvoir permettant de bricoler les âmes. Hmmm zut zut ça va pas être simple s'il faut l'affronter !
J'adore que Sofiane ait été une âme féminine et qu'il se soit retrouvé dans un corps d'homme. Sans essentialiser quoi que ce soit, je trouve que ça va bien avec ce personnage.
J'adore que le récit tende dans cette direction du "sauver la Terre" à la sauce Dragon Ball Z (ouais moi c'est ça ma ref de voyage dans le temps, plutôt que Terminator). Ça m'accroche d'autant plus pour la suite ! Et ça fait aussi du bien de voir des récits qui se passent à notre époque et qui évoquent clairement ce qui sera notre futur, parce qu'il y a toutes les chances pour que ça ressemble à ça plutôt qu'à (au hasard) des vaisseaux spatiaux (pardon The Expanse, pardon Moon-Moon, je vous aime quand même).
Bref, j'étais déjà emballée, me voici saucissonnée à ton histoire ♥
J'ai aussi adoré la conversation du chapitre précédent et la métaphore de la musique. Je me suis interrogée un moment sur la crédibilité : je pense que plein de couples se séparent pour des raisons relatives à une différence de libido, mais je suis pas sûre que beaucoup soient capables de l'admettre aussi simplement que Leïla et Sofiane. Seulement, eux, ils ont une intimité très profonde qui remonte à très longtemps, donc après réflexion, si, je trouve ça crédible. Comme si tout fonctionnait bien entre eux sauf cette dimension-là. Et je n'arrive pas à déterminer ce que je leur souhaite : de trouver quelqu'un qui partage leur vie chacun de son côté et d'être heureux en étant amis ? Ou de se retrouver ensemble, puisqu'ils sont si proches et qu'ils s'aiment quand même très fort, en trouvant une configuration ou ni l'un ni l'autre ne se force ? Bon, vu les révélations du chapitre, ça me fait craindre quand même que la fin de l'histoire ne permette pas vraiment d'aborder ces choix-là (mauvais pressentiment ;.;), mais je l'espère quand même fort.
Poutouxxxx
Elka
Posté le 20/12/2022
Coucou !
On en a un peu parlé IRL, mais merci pour ce retour ! ♥ Comme tu le dis, le moment de la révélation est toujours tendue, et je suis pas connue pour l'originalité de mes choix xD (je dis ça avec tranquillité, dans une certaine mesure je vais soit trop vite dans mes décisions, soit je manque juste d'idées). Mais du coup, celle-ci a l'air de plaire/marcher jusque là !
Ouf ♥
Hmm en ce qui concerne leur rupture, ils se connaissent effectivement depuis très longtemps, et j'imagine que ça a très vite été un sujet de discussion et d'interrogation. Leïla étant en plus du genre à réfléchir concrètement aux choses... Après c'est sûr qu'il y a des gens qui se voilent la face, d'autres qui se cachent... Quand tu es amis depuis des années, et que techniquement tu te sépares en bons termes, j'imaginais que ça pouvait être pour des raisons étudiées et discutées ?
Pour le changement de sexe entre futur et passé... J'ai tiré à pile ou face xD
Je me suis dit que ça avait été du hasard du côté de Nérée, donc ça serait du hasard pour moi aussi. Voilà.
Mais j'aime bien cette configuration aussi, pour un truc d'un peu après.

Bisous Erybou !
Nanouchka
Posté le 19/10/2022
{*} Et la révélatioooooooon. Je ne m'attendais pas du tout à un tournant Terminator à l'envers. J'ai très peu de références en voyage dans le temps, parce que je trouve ça très risqué narrativement comme sous-genre, j'ai l'impression que ça se casse la gueule si vite. Donc je vais avoir des yeux très neufs sur ce que tu racontes.
{*} J'adore que Karima ait appelé le chat une vache.
{*} Le fait que Fatou parle aussi bien, c'est parce qu'elle est adulte à l'intérieur du coup ?
{*} Ils ont tué les gens dont ils occupent le corps en arrivant dedans ?
Elka
Posté le 25/10/2022
Salut Nanou !
Je n'ai jamais vu Terminator, même si je connais l'histoire, alors ça ne m'a même pas effleuré en écrivant ahaha Je suis d'accord : les voyages dans le temps c'est casse-gueule (et pourtant j'aime beaucoup Doctor Who) ; ici je l'ai donc simplifié à fond pour être plutôt certaine que ça passe.
Oui, à ce stade de l'histoire Fatou a deux âges, pourrait-on dire. Elle parlait bien à la base, de toute façon.
Eh bien ils... on verra si j'ai réussi à l'expliquer par la suite, sinon je te le dirai et j'arrangerai ça dans le texte.
Merci pour ton retour ! Désolée d'avoir tardé à répondre ♥
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