Leïla et sa mère eurent la gentillesse de ne pas relever l’étrange silence flottant autour de Sofiane et Fatou. Il s’efforça de sourire, de s’intéresser à la conversation, de commenter le repas… Mais le cœur n’y était pas et chaque fourchetée avait un goût de fumée. Il avait déjà expérimenté ce malaise social, cette solitude en plein groupe ; lui qui avait pensé avoir mis sa dépression au placard en rencontrant Fatou...
Cette dernière, au contraire, mangeait de bon appétit, refilant un bout de gras ou de viande à Gros qui leur tournait autour des chevilles. Elle évitait soigneusement le regard de Sofiane, mais distribuait des sourires à Karima et Leïla. Lui, lui jetait des coups d’œil régulièrement. Fatou était une gosse de dix ans, pas plus, et pourtant elle n’était pas une gosse. Il se demandait à quel point c’était bizarre pour elle, puis s’il n’était pas juste totalement fou de la croire aussi pleinement.
— Qu’est-ce qu’elle a bien pu te dire pour te mettre dans cet état ?
Karima était allée montrer sa chambre à Fatou, dont le regard s’était accroché à celui de Sofiane avant de quitter la cuisine, comme des excuses. Leïla et Sofiane débarassaient.
Il rinça la poêle pleine de mousse et la tendit à son amie qui l’essuya mollement, gardant son visage tournée vers lui. Elle avait cette expression affûtée contre laquelle il ne pouvait rien.
— Une histoire de fou, avoua-t-il.
— Raconte.
— Tu me croirais pas.
— Chiche.
Il agrippa le bord de l’évier, la rage au bord des lèvres et lui cracha :
— Y a pas de « chiche » qui tienne, Leï ! Je te parle pas d’un truc qu’aurait fait un pote du collège, mais d’une histoire juste improbable et à laquelle je crois jusqu’au fond de mes tripes alors que j’aimerais m’en foutre !
Elle pinça les lèvres. Il la voyait se retenir de répliquer, attendant que la tempête s’en aille, qu’il ait vidé son sac. Sauf que le sac ne semblait pas avoir de fond et que Sofiane se sentait déjà tout faiblard. Il voulait se rouler en boule dans un coin en attendant de mourir.
La main qui se posa sur son omoplate le fit frissonner. Il s’était voûté au-dessus de l’évier, pressant ses paupières si fort que des petites étincelles crépitaient dans le noir. Leïla pressa sa paume puis, doucement, fit glisser son autre main sur son dos.
Délicatement, elle le fit basculer vers elle, entre ses bras incroyablement forts, assez forts pour qu’il y dépose toute sa peine et ses peurs sans qu’elle ne s’effondre. Ce qu’elle lui avait manqué, durant tout ce temps.
— J’ai pas déjà morvé mille fois sur ton pull depuis hier ?
— C’est pour ça qu’on a inventé la lessive.
Il écrasa un vieux rire contre sa clavicule. Leïla le garda contre elle aussi longtemps qu’il en eut besoin, puis il se racla la gorge, mal à l’aise, et trouva du réconfort dans la vaisselle qui lui restait.
— Désolé, souffla-t-il en s’acharnant sur les couteaux. Je suis un vrai poids en ce moment.
— Pas du tout, assura-t-elle. Tout ira bien, je te le promets.
Il lui passa les couverts propres et s’attaqua aux assiettes.
— Tu veux bien me raconter ? s’enquit-elle prudemment.
— D’accord.
— Je veux bien entendre cette histoire aussi, Sofiane, intervint Karima dans leur dos.
Il n’osa pas se retourner, avec ses yeux rouges et son nez plein, mais acquiesça. La mère de son amie entreprit de préparer un café – serré si on comptait les cuillères – tout en racontant :
— Fatou s’est endormie comme une masse, ta vache de chat sur le ventre. Elle est pas ordinaire, cette petite. Et pas juste parce qu’elle a été capable de soulever le lit d’une main.
Ainsi, d’autres pouvaient sentir le décalage chez Fatou, ce qu’il pouvait désormais expliquer par ces deux âmes en elle.
Des âmes… Des vies, des pensées, il ne savait pas trop quel mot mettre sur l’impression qu’il en avait. Il se visualisait une balle fantôme, bleuâtre et palpitante, traversée de filaments comme des cheveux d’ange. Il l’imaginait battre entre ses côtes, prenant du relief sans exploser. Toute cette vieille vie qu’elle contenait – avec ses idées, cette inconnue qu’il aurait été dans un futur lointain – restait bien confinée en lui.
Il aurait été transporté contre son gré, avait dit Fatou. C’était peut-être pour ça qu’il était resté lui-même.
Mais où finissait ce « lui » et où commençait l’étranger ? N’avait-il jamais été qu’une copie ? Qu’une moitié de ce qu’il aurait dû être ?
— Assieds-toi, Sofiane, ordonna Karima.
Il prit conscience qu’il se tenait au milieu de la cuisine, l’éponge en main et l’eau gouttant à son coude sur le carrelage. Leïla servait trois tasses d’un liquide sombre et fumant. Karima le fixait de son regard d’aigle.
— Tu es parti loin, mon garçon, ne garde pas tout pour toi. Fais-nous confiance.
Ça, au moins, c’était une certitude à laquelle il pouvait se raccrocher. Il éprouvait pour ces deux femmes une confiance inébranlable. Il savait qu’elles ne le jugeraient pas.
Il s’installa donc à table, serra sa tasse entre ses mains, prit une profonde inspiration et répéta l’histoire de Fatou. Son histoire. Il la sentit lui appartenir à chaque mot qui tombait de ses lèvres. Il ne se souvenait pas de ce qu’il racontait, mais il l’éprouvait de façon plus intime. La balle fantôme pulsait au creux de sa cage thoracique.
— Nérée, répéta Leïla avec un froncement de sourcils. Comme l’influenceur ? Le patron des Nereïdes ?
— C’est possible, répondit Sofiane avec un sursaut. C’est pas un nom qui court les rues...
Il allait dire que le monde était petit, mais c’était seulement l’effet d’une star des réseaux sociaux. Plus ces personnes semblaient proches, plus elles étaient inaccessibles.
— C’est quoi, un influenceur ? s’enquit Karima.
— Quelqu’un qui est payé pour te convaincre d’acheter un aspirateur, répondit Sofiane sans réfléchir.
— On t’a forcé à acheter un aspirateur, Leïla ?
— Mais non, protesta-t-elle. Il dit n’importe quoi. Un influenceur c’est juste quelqu’un de très connu et très présent sur les réseaux comme Facebook ou instagram. Et oui, ils peuvent se faire sponsoriser par des marques d’électroménager.
— Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ?
— Bref, coupa Leïla avec un geste pour que Sofiane n’en rajoute pas, s’il s’agit bien du même Nérée, c’est quelqu’un de célèbre.
— Célèbre pour quoi ?
— Des démarches écologiques, principalement, dit Leïla. Ce qui collerait à la personne dont Fatou t’a parlé.
N’y tenant plus, Sofiane posa la question qui lui grattait la glotte :
— Vous me croyez ?
Ce ne fut pas un bruyant assentiment et des yeux levés au ciel sous l’évidence, mais ce ne fut pas non plus un échange gêné et gênant entre la mère et la fille. Karima croisa les bras sur sa poitrine en s’appuyant au dossier de sa chaise, l’air sérieux. Cet air auquel Sofiane avait été confronté un bon nombre de fois durant son enfance, quand elle étudiait ses capacités.
— C’est dur à croire, avoua Leïla avec douceur, mais je vous ai vu sauver les gens pendant un cyclone. Tu t’es laissé tomber d’un échafaudage sans une blessure, Fatou a poussé des voitures sous mes yeux. Si je crois à ça, pourquoi pas au reste ?
Les muscles de Sofiane se délassèrent à ses mots.
— C’était quoi, le pouvoir de ce Nérée ? interrogea son amie. Juste de balancer les consciences dans d’autres corps ?
Il allait reconnaître qu’il n’en savait rien, quand une voix répondit :
— Il pouvait sentir l’esprit des gens. Parfois, leur donner des ordres.
Fatou se tenait dans l’embrasure de la cuisine, portant un t-shirt qui lui tombait aux genoux, pieds nus. Ses jambes maigrelettes étaient marquées d’égratignures, ses bras aussi.
— On nous appelait le bras, l’armure et la tête, poursuivit-elle. Est-ce que je peux ravoir du lait chaud ?
Avant toute chose, je suis fan de ce bout de phrase : "ta vache de chat sur le ventre". Et aussi de la balle bleuâtre quand tu parles de vies passées. Et surtout de cette toute dernière réplique, qui montre mieux que tout le reste à quel point Fatou est à la fois adulte et enfant.
C'est un joli moment de répit, où on comprend mieux tout ce qui se trame, et où on se repose quelques instants, en famille, à tous se croire les uns les autres, dans une bienveillance sereine. Et avec du lait chaud. Et du café. Bon programme.
(J'apprécie cette définition d'influenceur. Quelqu'un qui vend des aspirateurs. Ça me réconforte et je dirai clairement ça la prochaine fois qu'on me pose la question.)
Je tarde à répondre mais je te remercie fort pour tes commentaires ! J'avais fait attention au rythme dans cette histoire, j'ai tendance à beaucoup me reposer sur les moments de répit (qui n'en sont plus, du coup), je suis contente que celui-là fasse son effet.
Bon, j'ai peut-être eu une définition un peu faible du métier d'influenceur, quand même xD J'espère que la phrase de Leïla adoucit un peu la rudesse de Sofiane.
Je vois une auteur qui semble pressée de finir de publier une histoire pour passer à la suivante XD.
Haaaa on a le fin mot de cette affaire. Hum, c’est hyper intriguant, j’espère qu’on aura des… alors pas des flash back vu que c’est dans le futur, mais on se comprend ? Voilà j’espère à fond qu’on verra les bras, l’armure et la tête dans leur vie du futur. Et je ne sais pas trop pourquoi, mais je sens que Nérée, il est peut-être pas aussi sympa que ce qu’il devrait.
Maintenant la question c’est de savoir ce que vont faire toute cette équipe ?
Je vais de ce pas lire les chapitre d’après et je reviens vers toi.
Moult love <3
Attends, j'ai essayé de garder un rythme de 2/semaines. Bon, j'ai eu des ratés, mais on approche de la fin et j'ai hâte que tout soit disponible !
Flash forward, je crois qu'on dit... mais en même temps c'est le passé pour eux. Donc des Flash back du futur ? Des Flash forward du passé ?
Ils vont faire un Boys band, je ne vois que ça.
Moult love ♥
Bon, bon, bon... y'a plus qu'à rencontrer Nérée maintenant.
Merci Cricri ! Ce sont tes commentaires qui sont extrêmement stimulants. C'est grâce à toi que cette histoire aura eu sa relecture totale, que je la posterai intégralement et qu'elle a été envoyée dans le vaste monde.
Merci d'être toujours pleine de compliments. Si j'ai réussi à te surprendre, c'est une excellente nouvelle ! Ca m'a beaucoup plu d'associer les souvenirs à quelque chose du futur, c'était sympa à faire.
J'espère que Nérée te plaira !
Bref, j'ai bien aimé cette révélation, je ne l'ai pas trouvée décevante (parce que c'était le risque, non, à ce stade de l'histoire ?). Bien joué !
C'était effectivement un risque ( comme toute révélation tu me diras, mais je trouve que l'effet peut être décuplé en postant chapitre par chapitre comme ça)
Je suis très contente que cette idée te plaise ! La cohabitation est en réalité plutôt "simple", tu verras 8D
Merci !