Dans le train qui le ramène à Bordeaux, Eugène observe les champs défiler à perte de vue. Il n’a pas le cœur à ouvrir son carnet, encore moins son ordinateur. Il repasse en boucle la proposition de la directrice juridique des Éditions Verglas. Un choix pour décider du destin d’une vie… Ses poils se hérissent à chaque fois qu’il y pense.
À chaque nouvelle réflexion, un avis différent. Préfère-t-il que son œuvre vive la grande vie loin de son giron, ou être reconnu pour son travail ? Eugène n’a pas d’enfant, mais il se dit que s’il était père, il devrait opter pour la première option. Seulement, il ne s’agit pas d’enfants, et son œuvre, du fait de Zuka, n’est pas tout à fait sienne.
Eugène n’a pas adhéré à la deuxième partie de Club, où un second meurtre est perpétué à l’encontre de Joseph. En tuant le chef de l’organisation clandestine, Zuka est passé à côté du message qu’Eugène a voulu pour son roman, mais il a enfoncé le clou de l’étiquette « thriller » que le marché a collée sur la quatrième de couverture.
Son œuvre vit-elle vraiment si elle passe à côté des messages pour lesquels l’auteur s’est engagé dans le dur labeur de l’écriture ?
Eugène se pose toutes les questions. Veut-il être l’auteur d’un livre, même caché, ou participer à cette entreprise sociétale plus grande qu’est la littérature ? Par moments, l’encart du blog de son père lui revient à l’esprit. Des Livres et des Lettres. Où se situe-t-il, sans Zuka ? Eugène a refusé de lire le billet que Philippe a craché, après ce fameux déjeuner où son fils a appris l’existence de Club. Il s’est tenu loin de toute critique. Pourtant, dans ce train retour, le regard des autres lui semble soudain salutaire. À défaut de pouvoir répondre seul, il doit aller voir ce que les fans ont encensé dans ses romans. Préfèrent-ils la part de l’homme ou de la machine ? Telle est la question à laquelle Eugène croit répondre en parcourant enfin les critiques de ses œuvres sur son téléphone.
La moindre critique positive le fait déchanter. Il n’en peut plus de lire ces commentateurs à cinq étoiles qui louent la fin du roman qu’il n’a pas écrite avec la découverte de la taupe, qui parle à la presse du club clandestin et des assassinats qu’il tente de couvrir, l’arrestation de ses membres et la descente aux enfers du personnage principal. Sans attendre, il préfère se faire mal. Cliquer sur la page des retours à moins de deux étoiles, les prendre pour lui plus que pour Zuka. Comme ce televu68 qui déplore les scènes de sexe explicites entre les deux nouveaux initiés du club, Florian et Greta, qu’il juge « vulgaires et particulièrement mal écrites. Qui fait l’amour comme ça ? C’est à se demander si l’auteur a, lui-même, connu les plaisirs charnels dans sa vie. » Ou encore celui de zezettedesbois, pour qui « l’écriture pauvre, couplée à des scènes invraisemblables et des dialogues plan-plan » a suffi à faire reposer le livre après lui avoir donné sa chance sur les cent premières pages. D’autres ne s’embarrassent pas de tant de détails :
« Nul, nul, nul. Comment un roman aussi mauvais peut-il récolter une note de 4,56 sur Babelio ? »
« Je retiens ce nom pour ne jamais plus acheter le moindre de ses livres. Quant au franc succès qu’il connaît, cela restera pour moi un mystère. »
À chaque nouvelle critique, Eugène souffle de plus en plus fort. À la dernière, sa voisine de train lui jette un regard inquiet. Sans doute craint-elle qu’il finisse par faire une crise cardiaque… Il lui adresse un sourire crispé, si peu sincère, mais qui suffit à la dame pour la rassurer qu’il n’est pas à l’article de la mort mais plutôt au summum de l’angoisse. Quand ses yeux s’arrêtent sur le pseudo « Des Livres et des Lettres », il cesse de respirer.
Je ne dois pas regarder.
Il remonte plus haut avant de redescendre à nouveau.
Il doit regarder.
Affronter ce père qui représente une angoisse plus grande encore. Ne pas oublier qu’il n’a pas écrit tout ce roman, que ce que les lecteurs ont détesté peut aussi bien être du Zuka que du Eugène Alambic, même s’il a l’impression que ceux qui ont encensé le livre ont préféré la partie écrite par Léana que celle rédigée par ses soins.
Alors, au terme d’une longue inspiration, il se décide enfin à cliquer :
« Comment ne pas voir pulluler ce nouvel auteur en librairie ? Sans grande attente pour ce roman, il a réussi à me décevoir plus encore que je ne m’y étais imaginé.
Florian est un ingénieur spécialisé dans les lentilles de précision. Alors qu’il gravit un nouvel échelon dans son travail, il reçoit chez lui une curieuse invitation à se rendre, tous les jeudis, dans un souterrain selon un itinéraire précisé dans la lettre. Dans les tréfonds de la place Saint-Michel se tient le Club, une réunion d’élite aux codes bien ancrés. Et plutôt que de réseauter et d’apprendre à se connaître, les initiés apprennent à se combattre selon l’art du duel ancien. Ce Club, dont l’existence et l’identité des membres sont couverts du plus grand secret, va pourtant faire face à des vagues de déstabilisation : meurtres souterrains, fuites dans la presse, tous les ingrédients sont bons pour tenir un thriller haletant.
C’est justement là qu’est tout le problème. À vouloir faire du retournement de situations à tout va, du sensationnel dans le duel et du suspense à chaque page pour créer le sacrosaint page turner dont rêvent les maisons d’édition de ce début de siècle, le livre s’en retrouve à tomber dans la platitude la plus profonde. L’écriture, pourtant prometteuse dans le style, s’en retrouve totalement dévoyée par un apanage de pathos et de sentimentalisme. Oui, camoufler un meurtre pour ne pas trahir le Club et se voir apposer sa fameuse ‘marque’ est sujet à angoisses, mais je m’attendais à trouver plus dans ce roman. Un boulevard m’est apparu dès le début de l’histoire, mais l’auteur a décidé de le laisser sur le côté pour s’engouffrer dans une écriture de facilité qui m’a dérangé. Ce livre est pourtant en tête de gondole, un mystère…
On m’a dit que son second, Son Opéra, est moins sensationnaliste, mais pour moi, un Zuka est bien assez pour cette décennie. Rendez-vous dans dix ans quand la plume de l’auteur aura mûri. Ou pas, car j’espère encore que des auteurs d’aujourd’hui puissent me surprendre et m’offrir de la Littérature.
Une critique plus complète est disponible sur mon blog : http://deslivresetdeslettres.blogspot.com/billets/club. »
Eugène est pétrifié. Son doigt clique sur le lien, bien que sa tête le supplie du contraire.
« Oups ! Cette page est introuvable. Pour revenir à l’écran d’accueil, cliquez ici. »
Eugène repart sur le blog, arpente les pages, mais ne trouve plus de lien vers ladite chronique. Seule une actualité, dans les archives, y fait allusion : « Nouvelle chronique : Club, de Zuka – 7 décembre 2022. »
Son père a tout supprimé…
Eugène repart sur son profil Babelio pour voir ses autres chroniques. Sans surprise, les classiques sont tous notés cinq étoiles. Quant aux romans écrits après l’année de naissance de son père, tous oscillent entre une et deux étoiles.
Pour Philippe Loustillac, la Littérature est une affaire du passé. Personne, de nos jours, ne sait écrire. Et même ceux qui font moins de fautes ne sont pas épargnés par son constat. Il rabâche sans cesse que les auteurs, avides de gloriole, passent à côté de l’enjeu social de leurs ouvrages qu’il refuse d’appeler œuvres. Quant aux livres annoncés « chefs d’œuvre », il prend un malin plaisir à revoir à la baisse cette définition dans ses billets hebdomadaires.
Pourtant, le père a supprimé la critique de Club sur son blog. Eugène ne retient pas ce fait, mais davantage les mots sur Babelio qu’il juge trop durs pour être occultés.
Zuka n’est pas un auteur de Littérature, il a complété ses écrits pour en faire un roman à sensations. Par ce fait, il a dévoyé les intentions initiales de son auteur. Qui, dans ces lecteurs, parle de la critique du système, de ces codes préétablis qui continuent de régir les rapports, même dans l’ombre ? Qui a vu que le chef du Club a recréé une allégorie moderne de l’Île aux Esclaves, de Marivaux ? Personne.
Dès lors, toutes les questions d’Eugène s’éludent. Il a un devoir de responsabilité envers ses lecteurs. S’il prend tant de temps à écrire, s’il n’arrive jamais à terminer ses histoires, c’est bien parce que ses thématiques sont difficiles à exécuter, et non parce qu’elles ne sont pas les pierres angulaires de ses récits. Alors, avant d’arriver enfin en gare de Bordeaux et de retrouver sa sœur pour lui raconter l’entrevue avec les Éditions Verglas, il appelle Maître Maringo qui est rentré par le train d’avant le sien et lui annonce d’un ton ferme :
« Je refuse leur proposition. »
À son arrivée à la gare Saint-Jean, Sophie l’attend sur le quai. Eugène ne lui a rien communiqué d’autre que son billet de train, et il mesure à son regard insistant l’attente de celle-ci.
« Tu aurais pu m’appeler pour me raconter… »
D’un geste de la main, il balaie sa remarque.
« Pas le temps, je suis parti à la gare dès la fin du rendez-vous. »
Elle hausse les épaules, lui propose de porter son sac, ce que son frère refuse.
« J’ai pris la voiture de Papa, je peux te déposer à Langoiran si tu veux » continue-t-elle.
Eugène n’a pas le choix. S’il refuse, il devra prendre le bus direction Cadillac, et celui-ci ne passe que toutes les deux heures.
« Je ne pensais pas que tu serais si pressée…
— La communication, Eugène ! C’est quand on ne parle pas que c’est le plus louche… »
Elle attend qu’ils soient dans la voiture pour parler cru.
« J’ai été chez Mollat, hier. Ils se les arrachent comme des petits pains, tes bouquins. »
Eugène rit jaune.
« Figure-toi qu’ils m’ont proposé un marché. »
À l’annonce des sommes astronomiques proposées par la maison d’édition, la sœur écarquille les yeux. Sa conduite, aussi, s’en retrouve affectée par des mouvements plus brusques. Quand il lui précise qu’il a décliné chacune de ces offres, il croit que Sophie va se garer sur le bas-côté et le jeter hors de la voiture. Il ne s’attend pas à ce ton calme, froid, annonciateur du pire.
« Et maintenant, c’est quoi ton plan ? » renchérit-elle.
Eugène se mord les lèvres.
« J’imagine qu’on va aller au procès. »
Au volant, la conductrice reste stoïque.
« Et moi ? finit-elle par lâcher.
— C’est moi qui me suis fait voler mes textes, tu m’emmerdes à la fin !
— Sans Léana, t’aurais jamais eu l’argent pour t’installer dans la maison de tes rêves à Langoiran ! Tu te rends compte de ce que ta décision veut dire pour la boîte ?
— C’était plus pour Gabrielle…
— T’es vraiment de mauvaise foi, siffle Sophie.
— Et toi t’es vraiment gonflée. Tu ne me parles que d’argent, alors que sans toi, rien de tout cela ne me serait arrivé !
— Je ne t’ai rien dit jusqu’à aujourd’hui…
— Encore heureux !
— Mais ce n’est plus tenable. J’ai besoin de cet argent. Putain Eugène, quatre cent mille euros ! Plus un pourcentage du prix des ventes… Qu’est-ce qui t’as pris de dire non sans me concerter ?
— Si c’est pour me dire de telles conneries, tu peux me déposer ici.
— Et te laisser marcher dans le froid ?
— Je ferai du stop. »
Sophie grimace.
« Ton avocat… commence-t-elle.
— Maître Maringo. Quoi que j’en ai une autre aussi, maintenant, Maître Carine Noyaux. Tu les aurais vus, en face, avec leur ribambelle d’avocats !
— N’essaie pas de changer de sujet. Je dirai à la mienne de l’appeler au plus vite. Si tu vas au procès, l’affaire va me retomber dessus. »
Eugène ne tient pas à analyser cette information plus en-deçà. L’idée de ce procès l’horripile. Le fait que sa sœur continue d’insister pour des histoires d’argent le fait sortir de ses gonds. Pour lui, elle est la coupable, bien qu’indirectement, mais elle n’est certainement pas une victime. Elle n’attend que la première occasion pour sauter dessus et en tirer de l’argent. Jamais elle ne s’est demandé comment lui se porte, depuis les faits. Tout est une question de registre d’activités, de requêtes et d’argent. Surtout d’argent.
« Je ne sais pas s’il acceptera de te parler, conclut-il.
— Tu persistes à croire que tu es le seul à t’être fait berner, dans l’histoire.
— Je t’y verrais bien, si un stagiaire avait volé le code de Léana…
— Si quelqu’un est assez fou pour passer toute la sécurité mise en place et me voler Léana, ça voudra dire qu’elle a de beaux jours devant elle. Tu vois, tout est une question de point de vue.
— De toute façon, accord amiable ou procès, ça ne change rien, continue Eugène. S’ils décident de te faire porter le chapeau, ils se retourneront contre toi dans tous les cas.
— Et toi ? Qui te dit qu’au procès tu auras autant que ce qu’ils t’ont proposé ?
— Moi, j’ai été victime de contrefaçon. Toi, tu l’as rendue possible, c’est bien là toute la différence.
— Et dire qu’en créant Léana, j’ai bêtement pensé changer la vie de mon frère… Je pensais qu’on était deux, dans cette histoire…
— Tu me l’as très bien dit toi-même à l’époque. Je suis ton cobaye. Et le cobaye, il trinque. Tu te rends compte j’espère que j’aurais pu tout simplement faire une action contre toi, mais que je ne le fais pas ? »
Sophie ne répond rien. Concentrée sur la route, elle contient au maximum son visage qui tente de se déformer sous le joug de la panique.
« Ce n’est pas qu’une question d’argent, tu sais, continue-t-il. Ils m’ont proposé de continuer à écrire avec Zuka ! Et moi, je refuse de rester dans l’ombre de quelqu’un d’autre. Je veux être écrivain. Écrire mes propres textes, et certainement pas devenir un néo-auteur dont l’intelligence artificielle devient une marque derrière laquelle je dois m’effacer. »
Cette réponse, il l’a prononcée d’une inflexion rare. Il est convaincu, et a réussi à en persuader Sophie. Elle passe le reste du trajet à parler à voix haute du risque que court son entreprise, de la liquidation à laquelle elle devra faire face si un procès a lieu, et du code de Léana qui sera saisi dans la balance car elle a créé une société par actions, et que sa responsabilité est limitée à son apport d’un euro… Une situation dans laquelle un liquidateur judiciaire se précipitera pour valoriser l’algorithme de Léana et le revendre sur le marché…
Aucune des jérémiades de sa sœur ne l’atteint.
Pourtant, dans les jours qui suivent, Eugène ne peut s’empêcher de ressasser la proposition des Éditions Verglas et cette certitude qui s’est forgée comme une évidence. Refuser de collaborer, de se plier au carcan qu’a mis en place la maison d’édition pour mieux profiter du beurre, de son argent et du cul de l’auteur. Lui qui a tant fantasmé sa carrière d’écrivain est écœuré par la proposition, mais n’arrive plus à trouver le sommeil. Pendant qu’il fixe le plafond sombre, le disque tourne en boucle : et s’il avait pris la mauvaise décision ?
- ils restèrent en contact. Elle allait emménager à Bordeaux et était avide de contacts. ==> répétition de contact
- Le temps eut raison de son désintérêt pour Philippe ==> c'est un peu triste pour lui !
- brossait quelques lignes sur le papier ==> c'est peut-être très subjectif, mais avec le terme "brosser" j'imagine plutôt qu'il dessinait, je ne suis pas sûre que ça s'applique bien avec de l'écriture ?
- Nathalie lisait ses avancées avec Eugène dans les bras, puis quand il grandit, dans les pattes ==> c'est mignon comme image
- Eugène apprit à écrire son nom, mais la prouesse ne captait jamais assez longtemps l’attention de sa mère ==> oh pauvre petit Eugène, c'est très émouvant
- n’était jamais suffisant pour arracher une bonne fois pour toute la mère d’une lecture d’un texte écrit par Philippe. À mesure que les phrases de l’enfant s’étoffaient, Nathalie passait de plus en plus de temps sur ses feuilles. Elle les lisait et les relisait avec un sourire béat. ==> j'ai l'impression que ce paragraphe est un peu contradictoire. D'un côté, tu dis que ce qu'il écrit n'est pas assez intéressant pour que sa mère y accorde plus d'attention qu'aux textes de son père, mais juste après elle passe tout son temps à lire ce qu'écrit Eugène et essaie de le faire lire à Philippe... Il manque peut-être une transition pour expliquer qu'à un moment la donne a changé ?
- il trouva davantage de temps pour ses enfants. Sophie venait de naître. Quinze ans plus tard, ==> je trouve que l'enchainement des phrases est un peu abrupt, surtout le "quinze ans plus tard" qu'on ne voit pas arriver ; en plus on revient sur le fait qu'il a arrêté d'écrire dans le paragraphe d'après
- De cet échec, Eugène tira un enseignement. ==> ah j'avais compris qu'il n'était pas au courant ? (cf chapitre 14 "Abandonné quoi, d’abord ? Eugène avait eu beau demander à son père, il n’en avait rien tiré d’autre que de l’agacement.")
Remarques générales :
C'est sympa d'en apprendre plus sur Philippe, et de comprendre mieux d'où vient la passion d'Eugène pour l'écriture. Je reste quand même sur ma faim : je trouve que le début sur la rencontre entre Philippe et Nathalie est très rapide, et pour moi il manque la transition 'Nathalie ne s'intéresse pas à ce qu'écrit son fils' / 'Nathalie est passionnée par ce qu'écrit son fils'. Donc j'ai bien aimé ce chapitre, qui nous change aussi un peu d'air, mais je trouve qu'il aurait pu être plus détaillé !
J'ai chargé/déchargé différentes versions avec petits changements ces derniers temps, je me rends compte que ça pose malgré tout des soucis de cohérence sur certains points (par exemple le fait qu'Eugène se souvienne ou non du passé d'écrivain de son père). Vraiment désolée pour ça... Je vais faire en sorte que quand je poste la suite, elle reste bien cohérente cette fois.
Bien à toi