Chapitre 17

Par Hylla

Sur le perron de l’échoppe paternelle, Eugène a beau sonner, personne n’ouvre la porte. Peut-être son père est-il parti pour une course de dernière minute en vue de leur traditionnel déjeuner du samedi ? Il sort son téléphone pour s’en assurer :

« Eugène ! s’exclame Philippe tout attrapé.

— Tu n’es pas chez toi ?

— J’ai oublié de te prévenir ! Je ne suis pas là, ce midi… Je suis à l’exposition Dali, à la Base Navale.

— Tu as prévenu Sophie ? Elle a beau être toujours en retard, autant lui éviter le déplacement.

— Sophie, oui, Sophie… Je la préviens. Je peux te rappeler plus tard ? »

Quand il raccroche, Eugène reste pendu à l’écran quelques instants. Philippe a-t-il vraiment oublié de prévenir Sophie aussi ? Vu le nombre de fois que leur père appelle sa sœur par rapport à lui, Eugène doute qu’elle n’ait pas déjà été prévenue.

Il inspire une fois. Deux fois.

Je n’en sais rien, après tout.

Eugène cessera d’y penser, comme d’habitude. À quoi bon s’agacer pour une simple supposition ? Il n’est pas paranoïaque au point d’appeler sa sœur pour s’en assurer : il ne veut pas rentrer dans de telles gamineries. Plutôt que de ruminer cet aller-retour à Bordeaux non nécessaire, ces quarante minutes passées dans la voiture qu’il fera de nouveau pour regagner Langoiran, Eugène préfère faire de cette journée un détour utile et en profite pour se rendre à la librairie Mollat. Lui qui a tant aimé flâner dans les rayons entre des centaines de livres les a fuis comme la peste ces derniers temps.

Dans les rayons, nul Zuka, aussi demande-t-il à un libraire qui vérifie sur son logiciel :

« Rupture de stock ! Et de ce que je vois, nous n’en avons pas recommandé… Il doit y avoir un problème avec leur distributeur ? Ces livres se vendent pourtant comme des petits pains... »

À l’étonnement du libraire, Eugène a du mal à conserver une mine faussement déçue. Les joues élevées par un franc sourire, il conclut un « quel dommage » qui n’a rien de sincère, et qui ne manque pas de désarçonner son interlocuteur. Si cela ne tenait qu’à lui, Eugène crierait victoire. La librairie Mollat serait la lune sur laquelle il serait revenu planter son drapeau. Mais Maître Maringo le lui a plusieurs fois répété : la confidentialité de leur action en justice est primordiale. Nul besoin d’ébruiter leur stratégie, ni même son identité. Alors, sans ajouter davantage que des remerciements, Eugène se rabat sur le rayon papeterie pour y acheter de nouveaux carnets qu’il compte bien griffonner dès le jour même.

Le papier s’use bien plus vite qu’il n’aurait pu le croire avant. Entre les brouillons, les jets et les intercalaires qu’il rajoute à ses cahiers, sa bibliothèque est devenue un repère foisonnant d’idées qui traînent çà et là, intercalées parfois par des livres qui servent davantage de presse-papier que de lecture du moment.

Ses emplettes terminées, Eugène se rend dans un café de la rue adjacente qu’il affectionnait particulièrement pendant ses études. Installé contre la vitre, il sort son carnet où il se met à griffonner et raturer quelques mots maladroits.

 

*

 

Posté devant l’ancien bunker de la Base Navale, Philippe attend Sophie les bras croisés, jetant des coups d’œil incessants à sa montre qu’il ponctue d’une expiration soutenue. Samedi 28 janvier 2023, midi, précisent les deux billets. L’heure de l’entrée pour l’exposition va expirer dans quelques minutes. Si elle n’arrive pas à temps…

« Papa ! »

Sophie clopine d’une marche rapide peu élégante. Au sourire qui s’affiche sur le visage de son père, toute contrariété vient d’être oubliée. Alors qu’ils entrent dans l’ancien bunker construit par les Allemands que la flamboyante mairie de Bordeaux a réaménagé en galerie pour des expositions temporaires, le téléphone de Philippe sonne. Tandis qu’il annonce à Eugène avoir oublié de le prévenir de l’annulation du déjeuner, Sophie lui lance un sourire tiraillé par la gêne.

Le traditionnel samedi midi vient d’être déplacé du quartier de Nansouty aux Bassins des Lumières, et ce sans qu’aucun des deux présents n’ait pensé à en prévenir le troisième. Quant à savoir si l’exposition aurait pu l’intéresser aussi, il n’en avait pas été pas question une seule fois. Philippe apprécie ces moments privilégiés avec Sophie avec qui il partage l’attrait pour l’art des autres. Eugène, dans un musée, est toujours vindicatif : comment ont-ils obtenu ces œuvres ? Pourquoi nous extasions-nous aujourd’hui dessus alors que du vivant de l’artiste, tout le monde se fichait qu’il crève de faim ? Avec Sophie, profiter est plus simple. À présent que les enfants sont grands, le père n’a plus envie de s’enquiquiner de détails aussi moindres qu’une prétendue inégalité entre les enfants, même s’il regrette de ne pas avoir pensé plus tôt à prévenir Eugène que pour ce samedi, il n’y aurait pas de repas.

 

Au sortir de la base navale, Sophie caquette :

« C’est plus calme quand Eugène n’est pas là ! »

Son père en rit.

« C’est vrai que quand il s’y met, c’est une vraie tête de mule celui-là. »

Le sujet demeure anecdotique. Ravis de leur exposition sur Dali, ils se dirigent vers la rue Poquelin-Molière où Sophie affectionne par-dessus tout le chocolat fait maison qu’elle compte bien prendre pour le goûter.

Pourtant, lorsqu’ils arrivent, tous deux se figent. Adossé contre la vitre, le crâne semi-dégarni d’Eugène surplombe le duffle-coat qui pend à la chaise.

Ils n’ont pas le temps de se concerter pour faire demi-tour ni se mettre d’accord sur un mot d’ordre qu’Eugène sursaute, les yeux ébahis.

« On vient juste prendre un chocolat, entame le père à toute vitesse tandis qu’ils entrent dans le café.

— L’exposition était bien ? » lance Eugène d’un ton cinglant.

Il les scrute tour à tour avant de s’arrêter sur son père qui, gêné par cette confrontation, préfère apaiser les troupes en enlevant son manteau pour le poser sur la chaise d’en face, avant d’en rapprocher une d’une table adjacente pour sa fille.

« Super ! répond Sophie.

— C’est pour ça que tu as annulé, ce midi ? reprend le fils.

— Je pensais que ça ne t’intéresserait pas, Dali, s’empresse de répondre le père. Tu n’as jamais eu l’air de trop réagir quand je parlais de la Base Navale.

— J’aurais préféré avoir le choix.

— Tu ne veux jamais venir quand on fait des expos, réplique Sophie d’un ton las.

— C’était le dernier créneau avant la fin de l’exposition… balbutie Philippe.

— De toute façon, je n’aime pas Dali, lâche Eugène. C’est trop commercial.

— C’était l’occasion de découvrir » se justifie son père.

Sophie jette un œil par-dessus l’épaule d’Eugène, qui s’empresse de refermer son cahier.

« C’est ton nouveau roman ? s’intéresse-t-elle.

— Si on ne peut même plus écrire tranquillement…

— Allons… calme le père. Ne nous écharpons pas pour si peu. Eugène, je te commande un autre café ? Je ne demande pas à Sophie, je sais qu’elle prendra le chocolat.

— Si peu ? Tu oublies de me prévenir que tu annules ce midi pour passer du temps avec Sophie, à une exposition à laquelle tu ne me voulais visiblement pas et je dois rester calme, comme si tout était normal ?

— Eugène, je n’ai pas fait exprès d’oublier…

— Tu ne t’es même pas excusé !

— Je le fais maintenant. Je t’invite à boire ou manger quelque chose pour me faire pardonner ? »

Eugène lui répond d’un coup de tête. Il ne veut rien. Philippe connaît cette moue, son fils le lui a servi toute sa vie durant : la bouche en coin, le regard fuyant, les épaules ballantes qui présagent d’un moment désagréable. D’une humeur irascible. Encore…

« Tu as prévu de faire la tête longtemps ?

— Tu ne comprends vraiment pas, n’est-ce pas ? renchérit le fils d’une voix plus forte qui fait se retourner une femme assise à la table voisine.

— Eugène… l’appelle sa sœur d’un ton de reproche.

— Je ne comprends pas tout en effet, mais toi, tu ne me facilites pas la tâche. »

Eugène ne peut retenir un rire nerveux.

« Je ne m’appelle pas Sophie, c’est vrai. Je ne suis pas un génie que tu peux dévorer avec tes yeux pleins d’admiration… »

Sur le visage de sa sœur, la commissure de sa lèvre droite s’élève. Une fierté qu’elle n’a jamais appris à réprimer dans l’espace familial. D’un regard réprobateur, Philippe condamne son attitude. Sophie redresse son dos et souffle, les yeux rivés sur la table.

« Je ne m’appelle pas Sophie, non. Je ne code pas des programmes qui nuisent à ma famille, et si je l’avais fait, je ne m’en sortirais pas avec de simples brimades. Je m’appelle Eugène, et j’écris. J’écris des livres dont mon père m’a invité à faire des guirlandes !

— Eugène… s’empresse de couper Philippe.

— Je n’ai pas fini ! Des livres dont mon père se désintéresse, s’est toujours désintéressé d’ailleurs. Mon père passionné de littérature ! Mon père professeur de lettres… J’écris des livres que je m’évertue à travailler ! »

Eugène appuie ses phrases d’un doigt en l’air. Puis, après avoir récolté le silence de ses interlocuteurs, il continue d’une voix étouffée :

« Je suis sûr que si Sophie écrivait, tu lirais tout ce qu’elle ferait.

— J’écris. Du code.

— Sophie ! » reproche le père.

Elle hausse les épaules.

« Tu dis n’importe quoi, continue Philippe à l’intention de son fils.

— N’importe quoi ? C’est quoi, mon projet actuel ? Et c’était quoi, celui d’avant ? Et tu ne m’as jamais dit de donner Club à Gabrielle pour qu’elle en fasse des guirlandes non plus j’imagine ?

— Tu n’as pas fini ce livre. Il y avait de bonnes promesses dedans ! Et ça, ça venait de toi.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as pas lu le manuscrit.

— J’en sais que je sais faire la différence entre le concept originel d’un livre qui m’a plu et les développements finaux d’un projet que mon fils dit lui-même ne pas avoir terminé !

— Alors pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

— Vraiment ? On en est là ? Tu vas venir chouiner parce que je ne te dis pas tout haut absolument tout ce que je pense ?

— Quand on parle de choses importantes, oui ! Il faut le dire. Surtout quand on a dit le contraire tout haut. Surtout quand il s’agit de la famille. »

Philippe soupire. Les yeux rouges et translucides de son fils l’insupportent.

« Ce n’est pas ma faute si tu te laisses atteindre pour tout et rien. Et après quoi, ce sera ma faute si tu n’arrives à rien dans tes projets tant qu’on y est ? »

Cette fois est visiblement de trop. La chaise grince et Eugène se relève, son duffle-coat volant sur ses épaules. Les lèvres tremblantes, il regarde une dernière fois son père avant de quitter le café.

Sophie s’en offusque sans chercher à le recontacter. Son frère fait encore sa diva, et cela, elle l’a vécu depuis son arrivée au sein de cette famille. Petit, Eugène multipliait les caprices pour retenir ses parents autour de lui, ce qui marchait à coup sûr avec sa mère qui répétait à chaque occasion qu’Eugène était « un garçon sensible ». Son père, lui, avait toujours vu clair dans son jeu. Il ignorait les crises de larmes et s’attendait à le voir rire d’une minute à l’autre, dès que le manège ne prenait pas. « Jean qui rit, Jean qui pleure ». Voilà de quel qualificatif il l’affublait dès que l’occasion s’y prêtait. Et, quand il en avait la patience, il lui répétait l’histoire de ce petit berger qui criait au loup sans raison.

« Le jour où le loup arriva pour de vrai, il n’y avait plus personne pour croire le petit berger. »

Le loup est arrivé. Il a un nom, Zuka, et porte le pelage de Léana. Il a des crocs acérés. Une gueule béante. Sa mâchoire peut déchiqueter n’importe quel humain, mais personne n’est prêt à le voir. De loin, tous trouvent que ce loup ressemble à un chien, et un chien, c’est affectueux. Ça se dresse. Décidément. Quelle idée, lui aussi, d’appeler au loup une fois encore. Ainsi, Philippe décide de ne pas s’inquiéter de ce qu’il considère être un caprice. L’histoire de la fille préférée qu’Eugène lui a servi quelques fois ne tarderait pas à revenir sur le tapis s’il lui parlait, et il n’a plus envie de l’entendre.

Philippe considère être un père aimant qui a tout fait pour maintenir l’unité de la famille quand son ex-femme a décidé de l’envoyer valser en partant pour quelqu’un d’autre, puis en quittant Bordeaux pour Toulouse, et enfin en disant adieu à la métropole pour la Nouvelle-Calédonie. À chaque acte, le père avait été là pour maintenir pour ses enfants un semblant de cocon familial, afficher devant eux le visage d’un père digne quand il souffrait le martyre d’avoir été trahi par la femme qu’il aimait encore, faire tout pour tranquilliser cet Eugène qui semblait lui reprocher la pluie et le beau temps.

Non, cela est décidé. Ce caprice-là, il n’y cèdera pas.

Il est temps qu’Eugène grandisse. Qu’Eugène comprenne que Philippe n’en peut plus de l’entendre critiquer la moindre œuvre sous prétexte qu’elle est terminée, exposée et saluée. Il est temps qu’il comprenne qu’il est vain de projeter ses propres failles sur le travail des autres. Temps qu’il grandisse et assume enfin ses problèmes.

Cette fois, Philippe ne sera plus là pour rassurer son fils de tout. Il le fait pour son bien. Un jour, Eugène comprendra, du moins il l’espère. Il le faut.

Pourtant, Eugène ne semble pas comprendre. Le samedi suivant, il écrit à son père qu’il a autre chose de prévu pour le déjeuner. La semaine d’après, il ne cherche même plus d’excuse pour annuler. Puis, à la fin du mois d’avril, Eugène lui écrit :

« Considère que je ne viendrai plus. »

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Gab B
Posté le 20/03/2023
Hello Hylla ! Ci-dessous mes commentaires pour ce chapitre :)

Ce qui m'a un peu gêné :
- Avait-elle imaginé une fois aux conséquences ==> imaginé les conséquences ou réfléchi aux conséquences
- Cette fois était de trop ==> répétition de "fois" (+ encore au début du paragraphe suivant)
- Il ne sortait plus que pour faire ses courses ==> déjà dit un peu plus haut
- D’érudit et de bienveillant, là où avant il ne voyait que son côté léger. ==> je trouve la phrase un peu étrange
- J’ai toujours trouvé dommage, qu’il ne continue pas ==> je pense qu'il faudrait enlever la virgule


Mes phrases préférées :
- Ils sont les meilleurs marqueurs de l’évolution de la langue française à travers les époques. ==> je suis fan
- Pour tous les autres, il y a Léana. ==> on dirait un slogan publicitaire ;)
- Dans sa solitude, Eugène n’était jamais seul. Il marchait avec la haine des autres sur ses épaules.
- Pendant les jours qui suivirent, Eugène s’attela à vivre.
- Eugène avait tenu à relire Cyrano de Bergerac lors d’une session à la plage pour le simple plaisir de se replonger dans une œuvre qui fait sourire tant de fois, et se dire à chaque phrase « cet auteur est brillant » ==> mon oeuvre préférée <3
- Glissé entre le deuxième et le troisième acte, il avait trouvé un poème raturé par endroits qui évoquait la douleur de se cacher pour écrire ==> quelle triste douleur


Remarques générales :
J'ai adoré l'article ! Il met tout de suite dans le bain, j'étais sûre qu'Eugène ne l'aimerait pas haha. Il faut dire que Sophie fait très fort !!
Toute la partie sur Gabrielle et le feu est très poétique.
Je suis étonnée que sa mère accepte encore de lui parler après ce qu'il lui avait balancé la dernière fois au téléphone !
Son voyage à Nouméa était bienvenu je crois, ça fait du bien de le voir plus calme et posé. Je pense que c'est un de mes chapitres préférés !

Je pense que je vais lire la suite de ce pas ^^
Hylla
Posté le 22/03/2023
Salut Gab ! Et merci pour tes retours :)

Je suis ravie que ce chapitre ait opéré ! J'ai adoré écrire cet article, et c'est peut-être là que se joue un passage qui marche : quand on prend plaisir à l'écrire, c'est plus plaisant à lire aussi.

L'apogée de Sophie la nombriliste ! Mais cette prise de parole publique lui va bien, après s'être sentie laissée sur le carreau lors de la négociation.

Quant à la suite... je pense profiter de cette fin de semaine pour poster les chapitres finaux :D

Bien à toi
Vous lisez