Chapitre 17

Au moins, une chose était sûre : l’homme en noir n’était pas Ian. Même si cela ne prouvait pas qu’il n’avait pas manigancé la mort d’Ajac, ça poussait Lorene à croire à son innocence. La femme se tenait debout, dans l’antichambre du roi, le regard perdu dans le vide.

Elle voyait encore le corps. Se souvenait de l’odeur atroce. La pièce entière avait été retournée, comme si un cambriolage avait eu lieu. On avait tranché la gorge de l’homme avant même qu’il ait pu se lever de son lit et réagir. Ils l’avaient trouvé les yeux grands ouverts, l’air surpris. Même son charme ne l’avait pas prévenu de l’arrivée de son meurtrier.

Lorene était retournée voir le tavernier, qui avait paru profondément choqué de la mort de Meleria. Il avait admis que l’homme avait acquis une belle somme d’argent récemment. C’était peut-être le but des cambrioleurs. L’hypothèse se tenait, puisqu’il n’y avait aucune trace de l’argent dans l’appartement. Mais Lorene n’y croyait pas. Que ce charmé, suffisamment fort pour pousser un enfant au suicide, soit tué par surprise par des voleurs… c’était trop improbable.

« Lorene ? »

La femme sursauta. Le roi se tenait devant elle, les sourcils haussés. Il l’avait probablement appelée, mais elle n’avait pas entendu, perdue dans ses pensées.

« Je vous prie de m’excuser, mon roi, s’exclama-t-elle. Je ne voulais pas vous faire lever. J’étais… Je repensais à la mort de Meleria.

− Entrez, venez. »

Il retourna dans son bureau et s’y assit avec un soupir. Ses papiers étaient en bazar, comme souvent depuis quelques temps.

« J’avais presque oublié l’enquête, avec tout ça, marmonna le roi. Pauvre Ian. »

Cela faisait déjà trois jours qu’ils avaient découvert le corps de Tom Meleria. Lorene venait seulement de jeter un œil à ce qu’ils avaient récupéré.

Elle avait fait évacuer le cadavre et avait fait un tour de l’appartement pour fouiller dans ses affaires. Ne voyant rien de significatif, elle était retournée au château. Ses soldats avaient pour ordre de tout ramasser et de ramener les choses intéressantes au palais. Une demi-heure à peine après avoir fait son rapport au roi, O’toranski avait surgi, déclarant que la princesse avait disparu. Lorene n’avait plus eu le temps de songer à l’enquête depuis.

Mais à présent que Léana était rentrée saine et sauve, Tom Meleria était revenu dans son esprit.

« J’ai fouillé parmi les papiers de Meleria ce matin. Quelques documents sur le charme, d’autres papiers inintéressants sur l’hibernation des ours, ce genre de bêtises sur les animaux. Mais, coincé dans un livre, il y avait ceci. »

Elle posa devant lui un morceau de papier froissé. Il avait failli lui échapper, alors qu’elle parcourait rapidement les ouvrages récupérés chez Meleria.

« Jour 3, lune 5, quatre heures trente après midi. Richesses Chevalere », lut Phelps.

Il leva les yeux sur elle, le visage sombre.

« La boutique d’Alize. Et je suppose que cette date et cette heure correspondent au moment où Ian est descendu à Kaltane.

− Exactement. Je lui ai parlé et il m’a dit de vérifier dans son agenda, dans son bureau. Il m’a aussi avoué qu’il le laissait sur sa table. N’importe quel visiteur aurait pu jeter un coup d’œil dedans pendant que Ian avait le dos tourné.

− Donc notre homme en noir, Tom Meleria, serait venu ici, aurait noté le rendez-vous de Ian, pour ensuite pousser Ajac Kelenit à se tuer à ce moment-là ? Tout ça pour envoyer Ian en prison ?

− C’est ce que je pense, acquiesça Lorene. Mais à mon avis, ce n’était pas l’œuvre de Meleria. On l’a payé pour faire ce boulot, et on l’a ensuite tué pour qu’il ne parle pas.

− Ian n’aurait eu aucun intérêt à descendre à Kaltane au moment où il faisait tuer le gamin », déclara le roi.

Lorene mit quelques secondes à comprendre ce qu’il disait. Elle finit par sourire.

« Ce qui l’innocente bien. Même s’il était celui qui avait donné l’ordre à Meleria, pourquoi se mettre dans le pétrin en se rendant sur le lieu du crime ? »

Lorene vit le roi fermer les yeux.

« Ça ne nous donne pas le vrai coupable, murmura-t-il. Et vous savez ce que ça signifie. »

Lorene sentit son sourire disparaître. Si elle n’avait pas le vrai meurtrier, c’était qu’il courait encore. Que la personne qui en voulait à Ian était encore libre et pourrait recommencer. Mais ce n’était pas le seul problème.

« Il faudra qu’on dise que c’était Meleria, fit-elle lentement. Si on veut que Ian puisse sortir sans encombre, et sans que les gens continuent de croire que c’est un meurtrier… alors il faut qu’on leur donne la conclusion de l’histoire. »

Le roi hocha la tête. Tous les deux savaient parfaitement que, sans ça, Ian resterait le coupable aux yeux de tous. Et le relâcher pourrait alors créer une révolte au sein-même du palais.

 

* * *

 

« Vous aurez les matinées de libres. Le roi a insisté pour que ce soit ainsi, afin que vous ayez du temps pour faire des activités et rencontrer la noblesse de Kaltane. Vous aurez aussi, tous les deux jours, un rendez-vous avec lui. Le premier aura lieu demain matin, dans la tour royale. Oh, et le roi m’a demandé de vous préciser qu’il vous fournira de l’aria et le petit-déjeuner sur place. »

Léana marchait dans les couloirs du palais, tâchant de suivre Louis qui avançait à toute vitesse. Elle comprit aussitôt de quoi retournait ce rendez-vous chez le roi, sans aria : elle allait enfin avoir une vraie discussion avec Ian Ommone.

« Les après-midis, vous aurez des cours avec Morgan O’toranski, moi-même, ou encore d’autres professeurs du palais. Vous pourrez ainsi apprendre tout ce qui est indispensable pour une princesse. Vous aurez des cours de calligraphie, d’économie, de géographie, de bienséance, d’histoire, de broderie et d’herboristerie. Jazimir, l’intendant royal, vous fournira un planning afin que vous ne soyez pas perdue.

− De broderie ? s’exclama Léana. En quoi est-il indispensable que j’apprenne à broder ? J’aimerais apprendre à me battre, plutôt. Si je me fais de nouveau agresser, je ne pourrai pas me défendre avec des aiguilles. »

L’homme lui lança un regard en coin.

« Morgan avait prédit que vous penseriez cela. Cependant, ça fait partie de l’apprentissage de princesse, en Aélie. Le roi veut que vous appreniez tout cela, et nous verrons ensuite pour le reste. Vous êtes vouée à être reine, pas soldat. Vous aurez toujours des gardes pour vous protéger.

− Morgan m’avait aussi dit qu’il me protégerait, et j’ai tout de même failli me faire enlever deux fois depuis que je suis arrivée en Aélie », grommela la jeune fille.

Ils parvinrent dans un bureau annexe à la bibliothèque principale. Une dizaine d’hommes et de femmes attendaient. Ils cessèrent leurs discussions quand ils entrèrent. Léana les regarda et retint un soupir. Elle avait arrêté les cours dans son monde, mais n’y couperait apparemment pas dans celui-ci.

Louis lui présenta chacune des personnes présentes, qui seraient ses maîtres dans les différents domaines qu’elle devait apprendre. Elle constata avec joie que Dame Cyrille avait été désignée pour lui apprendre la broderie. Ça serait peut-être plus amusant que prévu.

Quand les présentations furent faites et que Louis eut rappelé à tous les exigences du roi pour l’apprentissage de Léana, il les congédia. Il se tourna ensuite vers la jeune fille.

« Vous êtes libre, à présent. Je vais vous accompagner jusqu’à vos appartements. Un garde est censé nous y attendre.

− Un garde ?

− Le roi préfère que vous soyez surveillée constamment, expliqua l’homme en l’entraînant dans le couloir. Même dans l’enceinte du palais, nous craignons qu’il ne vous arrive des problèmes. Tant que vous n’êtes pas officiellement princesse d’Aélie, O’reissan pourrait toujours s’en prendre à vous.

− C’était le rôle de Morgan, non ? De me protéger. Pourquoi ce n’est pas lui, qui me guide ? N’avez-vous pas vous-même des cours à donner ?

− O’toranski n’est pas soldat. Il a demandé au roi sa matinée pour s’occuper d’affaires personnelles. Vous ne le verrez pas avant cet après-midi. »

Elle acquiesça. Était-ce lié à son rejet de la veille ? Non, probablement pas. Il pouvait bien prendre des journées pour lui, de temps en temps ! Et à vrai dire, il valait mieux qu’ils passent moins de temps ensemble.

Léana n’avait pas envie d’être suivie à la trace par un soldat. Mais Kaevin Raye avait failli l’enlever au beau milieu d’un bal dans la Salle des Cheminées : elle ne se sentait pas vraiment en sécurité dans le palais. La faire accompagner était sans doute la bonne décision.

Devant la porte de sa chambre se trouvait effectivement un garde, qui semblait en grande discussion avec Rô. Lorsque Louis et Léana s’approchèrent, la jeune servante s’écarta. Elle rougit en croisant le regard de sa maîtresse.

« Bonjour, fit la princesse, amusée.

− Princesse », salua le garde.

Léana le reconnut alors : c’était Ciandre, le soldat au visage rond souriant qui l’avait déjà accompagnée deux fois dans ses voyages. Finalement, être accompagnée ne serait pas si désagréable, avec un homme aussi gentil.

« Savez-vous où se trouve le logement de Rebecca Sierkai ? demanda Léana à Louis. Ma guide de l’Héritage.

− Oui, je vois très bien de qui vous voulez parler. »

Il fit une pause et eut un sourire.

« Elle s’est très vite adaptée à la vie à la cour. Je crois qu’on l’a installée dans l’aile des nobles. Vous devez sortir du palais et le contourner. Mais, princesse, restez dans l’enceinte du château. La muraille intérieure est une zone surveillée, les passages y sont contrôlés.

− D’accord, accepta-t-elle, avant de se tourner vers Ciandre. Alors allons à l’aile des nobles ! »

L’homme acquiesça et jeta un regard vers Rô. Léana sourit à sa servante. Celle-ci devenir rouge pivoine.

« Bonne promenade, princesse », bredouilla-t-elle avant de disparaître dans le couloir.

Léana n’avait jamais vu Rô aussi mal à l’aise. Elle décida qu’elle creuserait la question plus tard.

Ils quittèrent le bâtiment principal et se retrouvèrent dans la cour bruissante de vie. Des marchands avaient installé leurs étals, des animaux beuglants étaient réunis dans un petit enclos. Des nobles comme du personnel du château conversaient avec les vendeurs. C’était un défilé de couleurs et de visages différents, tous réunis dans un seul but : faire de bonnes affaires.

« Ce marché se tient tous les jours ? demanda la jeune fille à son escorte.

− Non, seulement deux fois par semaine. Le reste du temps, nous devons descendre dans la ville pour faire nos achats. Personnellement, je n’achète jamais rien à ces marchands : ce sont des vautours. Ils viennent pour servir les nobles ou le personnel du roi, qui ne se soucient pas du prix. Ils sont donc beaucoup plus chers qu’en ville. Si vous avez des achats à faire, je vous conseille de descendre à Kaltane.

− Oh, je vois. »

Léana songea qu’elle n’avait même pas d’argent aélien. Le roi lui en donnerait-il ? Il lui paraissait étrange de devoir quémander de l’argent de poche. De toute façon, que pourrait-elle acheter ?

Ils longèrent le château, dépassant les écuries. Léana aperçut enfin l’aile des nobles. Le bâtiment partait du mur extérieur du palais et s’étendait sur une centaine de mètres vers l’est. Il faisait la symétrie de l’aile des serviteurs. La muraille le contournait afin d’englober l’ensemble du bâtiment.

« Pourquoi les nobles ne peuvent-ils entrer dans le palais après une certaine heure ? s’étonna Léana. Puisque leurs logements sont dans son enceinte, ils n’ont pas à franchir la porte principale.

− Les portes du château sont aussi gardées, et fermées une heure avant la mi-nuit. Cela nous permet d’avoir une sécurité renforcée pour la famille royale. Mais l’aile des nobles comprend tout le nécessaire, cuisine, salons, bibliothèques. »

En gravissant quelques marches, ils croisèrent un groupe de nobles qui sortait. Ils cessèrent leur conversation en la voyant et s’éclipsèrent en vitesse. Léana en fut vexée : ils ne l’avaient même pas saluée.

« Ces hommes devraient être punis pour leur irrespect, gronda Ciandre.

− Ça ne fait rien, marmonna-t-elle. Si je veux leur respect, je suppose que je vais devoir le gagner. »

Ils pénétrèrent dans un large hall en pierre blanche. Éblouie par la splendeur du lieu, Léana s’arrêta.

« C’est presque plus joli que l’intérieur du château », avoua-t-elle.

Des sculptures ornaient les hautes colonnes blanches. Le sol était marbré, les couleurs alternaient entre le noir, le blanc et le bleu. Les larges fenêtres laissaient pénétrer des flots de lumière. Une voix retentit en haut du large escalier qui les dominait, expliquant :

« L’aile des nobles est bien plus récente que le bâtiment principal du château. C’est pour cela qu’il n’y a pas de raccordement entre les deux. Ces logements ont été construits à une époque où la paix était installée, et où on s’inquiétait plus de la beauté du lieu que de la sécurité de ses habitants. »

Léana sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle leva les yeux. Morgan et Mia descendaient les escaliers, main dans la main. Le jeune homme était magnifique : il portait une veste bleue, un pantalon gris-bleu et des chausses montantes. Mia avait une belle robe violette, sous un veston de cuir accordé à la tenue de son fiancé. Tous deux portaient un sac. Ils parvinrent dans le hall et s’inclinèrent.

« Princesse, salua Morgan.

− Je suis navrée, princesse Léana, fit Mia d’une voix chantante. Je monopolise votre guide pour la matinée. Des affaires très importantes nous attendent en ville. »

Elle eut un sourire charmeur à l’attention de son fiancé, qui lui sourit. Léana sentit son ventre se serrer. Il lui avait avoué la veille au soir qu’il avait envie de l’embrasser, elle. Comment pouvait-il jouer aussi bien la comédie auprès de Mia ?

« C’est ce qu’on m’a dit, finit-elle par acquiescer. Je viens voir Rebecca Sierkai.

− Sa chambre est au premier, répondit Morgan en désignant l’escalier. Mais si vous voulez patienter, je peux aller…

− Ça ne sera pas nécessaire. »

Sa chevelure rousse bouclée tombant sur son épaule droite, Rebecca apparut. Tous levèrent les yeux vers elle. Léana eut du mal à reconnaître la fille de paysan qu’ils avaient rencontrée une semaine plus tôt dans le bar. Elle était resplendissante, portant une robe verte qui tranchait à merveille avec ses cheveux.

« Je vois que vous vous êtes bien habituée à la cour, constata Léana alors que Rebecca les rejoignait.

− J’essaye de m’intégrer, comme vous, princesse, répliqua gaiement la jeune fille. Mia, Morgan, je pensais que vous étiez déjà partis. N’aviez-vous pas rendez-vous à dix heures ?

− En effet, répondit Mia, mais… nous avons été retardés. »

Elle lança un sourire complice à Morgan, qui finit d’embraser la jalousie de Léana. Étrangement, Morgan parut mal à l’aise.

« Oui, et nous ne voudrions pas être plus en retard. Allons-y. »

Il s’inclina rapidement sans lever les yeux sur Léana, puis entraîna Mia par la main. La princesse les suivit d’un regard noir, le cœur lourd. Elle avait bien fait de le repousser : il n’avait pas l’air prêt à laisser tomber sa fiancée.

« Vous vouliez me voir, princesse ? » interrogea Rebecca quand le couple fut parti.

Léana prit quelques secondes pour remettre des idées en place. Elle chassa fermement Morgan de son esprit. Une porte, voilà ce qu’elle devait faire : l’enfermer derrière une porte, comme s’il s’était trouvé dans la Plaine du charme.

« Nous devons discuter de l’objet de l’Héritage que nous avons perçu hier. »

Rebecca hocha la tête.

« J’ai entendu hier soir que O’freme et ses amis prévoyaient une sortie dans les jardins du château. Je crois qu’il y a quelques étals du marché là-bas. Ils voulaient s’y rendre.

− Alors allons-y. »

Ils sortirent de l’aile des nobles par une porte opposée à celle qu’ils avaient franchie en arrivant, et débouchèrent directement dans les jardins royaux. Ceux-ci étaient séparés en deux : la partie haute était à l’intérieur de l’enceinte de la muraille, protégée par des gardes. La partie basse s’étalait sur plusieurs kilomètres, couverte de bosquets, de fontaines et d’une petite forêt. Elle était ceinte d’une seconde muraille et de douves profondes. L’eau qui y coulait provenait du lac qui se trouvait à l’ouest du château.

Au centre du jardin haut se trouvait une terrasse, où étaient effectivement installés des étals de marchands. Les deux femmes et Ciandre le traversèrent, cherchant du regard Jay O’freme. C’est Rebecca qui le repéra, accompagné d’autres nobles. Ils descendaient les marches qui menaient au jardin inférieur.

A la grande surprise de Léana, Rebecca les interpella :

« S’il-vous-plaît ! »

Tous se retournèrent. Les deux hommes et deux femmes entourant Jay devaient avoir entre vingt et vingt-cinq ans. L’un d’eux avait la peau brune typique des niumban. Elle était toutefois un peu plus claire que celle de Jochim, le niumba que Léana avait rencontré lors de son premier soir à la cour.

« Bonjour, les salua la jeune femme rousse. La princesse Léana me disait qu’elle ne vous avait jamais rencontrés, et je pense que c’est l’occasion de vous présenter. N’est-ce pas, princesse ?

− Bien sûr, acquiesça Léana en souriant.

− Enchanté, princesse Léana, la salua le niumba en s’inclinant. Je m’appelle Teyib Da’tenille. »

Lorsqu’il se releva, elle put voir la couleur de ses iris. Elles étaient jaune-orangé, tout comme le pourpoint du jeune homme. Ses cheveux d’encre bouclaient sur sa tête.

« Vous n’êtes pas niumba ? s’étonna Léana.

− Mon père l’est. J’ai moi-même acquis ma noblesse aélienne il y a quelques années. »

Léana hocha la tête. Elle avait encore du mal à comprendre le fonctionnement du système de noblesse aélien.

« Vous êtes ravissante », ajouta-t-il.

L’une des deux femmes nobles lâcha un petit ricanement. Léana la dévisagea, sentant la colère poindre en elle. Elle se contint et afficha un sourire sur son visage.

« Et vous êtes ?

− Aurora O'kom, répondit la jeune femme en soutenant son regard. Et voici ma sœur, Pale. »

Les deux sœurs étaient presque identiques : des yeux verts assez petits, un nez aquilin, une tignasse noire. Pale avait cependant les cheveux plus bouclés et plus courts que Aurora.

« Je suis Caume Da'vendom, fit d'une voix rapide le jeune homme qui flanquait Jay, et qui n'avait pas cessé de dévisager Rebecca. Vous êtes la sœur d'un garde, n'est-ce pas ? lui demanda-t-il.

− C'est exact, admit la jeune fille. Je suis Rebecca Sierkai.

− La première compagnie que vous trouvez à Kaltane est donc parmi les gens du peuple, princesse, s'amusa O'freme. Vous savez, il y a de nombreux nobles ici qui pourraient vous tenir compagnie, si vous le souhaitiez. Nul besoin de vous rabattre sur des personnes... »

Il jeta un regard vers Rebecca.

« … qui ne sont rien. »

Nulle émotion ne transparut sur le visage de Rebecca, qui se contenta de rétorquer avec un mince sourire :

« Vous êtes charmant. »

Le jeune homme haussa un sourcil et enchaîna :

« Mais je suppose que c'est ce que vous préférez. Après tout, vous n'avez jamais connu la noblesse.

− Je ne vous permets pas de nous insulter, gronda Léana d'une voix tremblante de colère. Surtout que vous ne vous êtes pas présenté.

− Je suis Jay O'freme. Nos pères se connaissaient. Et avant que vous ne vous fassiez des illusions, ils se sont toujours cordialement détestés.

− Peut-être pourrait-on changer la coutume familiale », proposa Léana d'une voix calme.

Le jeune homme eut un sourire. Ses cheveux châtains tiraient vers le blond, ses yeux gris-verts étaient légèrement plissés.

« Je n'en vois pas vraiment l'utilité. Les trois-quarts de la cour pensent que vous ne survivrez pas plus de deux semaines loin du confort de votre monde. »

La fureur de Léana flamba en elle, envahissant tout son corps, éteignant les quelques miettes de patience qu'elle avait. Rebecca parut le voir, car elle commença :

« Princesse... »

Mais Léana ne put se retenir plus longtemps.

« Je préfère avoir à être forte pour m'adapter dans un monde qui m'est inconnu que d'être un noble prétentieux à qui tout est donné, cracha-t-elle.

− N'écoutez pas Jay, intervint précipitamment le dénommé Teyib. Il ne se rend pas compte de ce qu'il dit.

− Et vous qui vouliez que notre relation soit différente de celle de nos pères, s'amusa Jay, peu impressionné par l’insulte. J'ai bien l'impression, pourtant, que vous êtes exactement comme le prince Jack. Emportée et lâche. J’ai entendu dire que vous étiez sur le point de frapper O’sitel, hier soir, mais que votre cher O’toranski est apparu juste à temps.

− Je n’allais pas le frapper, se défendit Léana.

− Bien sûr, princesse. Vous n’aurez pas toujours quelqu’un pour voler à votre rescousse, vous savez.

− Je n’ai pas besoin qu’on me sauve ! s’exclama-t-elle, hors d’elle. Vous êtes un imbécile, O’freme. »

Tous écarquillèrent les yeux.

« Princesse, murmura Rebecca, je crois que c’est le moment de vous retirer. »

Aurora et Pale échangèrent un regard. La première ne put retenir un gloussement. Jay avait un sourire méprisant aux lèvres.

« Merci de confirmer ce que je dis, princesse. »

Léana repensa à ce que Morgan lui avait dit la veille. Elle comprit qu'elle venait de gâcher ses chances d'être bien vue par la cour. Elle était une imbécile. La colère fit place à de la honte. Elle regarda autour d’elle, constatant qu’un attroupement s’était formé. Jay avait raison : elle venait de montrer à tout le monde qu’elle s’emportait aussi facilement que son père.

« Tu n'es qu'un imbécile, Jay, intervint Teyib d'une voix neutre. Tu crois que ta sœur pourra devenir scribe au palais, après la manière dont tu viens de parler à la princesse ?

− Parce que la princesse va courir se plaindre, évidemment », répondit Jay en la fixant d'un air provocateur.

Tout le monde regardait Léana à présent, attendant la suite des événements. Ciandre, qui avait attendu un peu en retrait, fit un pas vers eux.

« Princesse ?

− C'est bon », fit Léana d'un ton ferme.

Elle devait visualiser la porte et enfermer sa colère derrière. Le feu qui brûlait en elle, alimenté depuis des années, n'avait plus de raison d'être. Si elle continuait de le laisser s'amplifier, il la détruirait.

Dans son ancien monde, la colère était la première chose qui l'emportait chez elle. Ici, elle devait être différente. Elle ne pouvait pas finir comme son père. Alors elle visualisa le feu et l'éteignit en inspirant calmement. Peu à peu, les battements de son cœur ralentirent. Elle reposa un regard froid sur Jay.

« Votre sœur ne m'a rien fait. En revanche, Jay, osez me parler de cette manière une nouvelle fois, et c'est vous qui en subirez les conséquences. »

Le jeune noble haussa les sourcils. Léana lui tourna le dos avant qu'il ait le temps de répondre. Les murmures de la foule la suivirent alors qu'elle s'éloignait. Rebecca et Ciandre la rattrapèrent.

« Belle répartie, princesse, la félicita la jeune femme. Malheureusement, il ne risque pas de nous donner son collier si facilement, maintenant.

− Vous avez donc senti le bijou ?

− Je l'ai perçu, oui. Jay avait une chaîne, je suis persuadée que c'est ce que nous recherchons. Mais il nous déteste toutes les deux, alors je ne sais pas comment nous l’obtiendrons.

− Princesse ! »

Elles se retournèrent. Teyib et Caume se hâtaient de les rattraper. Ils s'arrêtèrent devant elles.

« Veuillez excuser Jay, commença le niumba. Il n'a pas un très bon caractère. J'espère que... que vous ne nous associerez pas à sa bêtise. Nous sommes amis depuis longtemps, mais je n'approuve pas toujours ce qu'il dit.

− Moi non plus », ajouta précipitamment Caume.

Il jeta un coup d’œil à Rebecca. Celle-ci avait un léger sourire sur les lèvres. Teyib continua :

« Nous aimerions vous proposer de vous joindre à nous cet après-midi, pour une promenade à cheval dans le parc.

− S'il n'y a que vous deux, alors nous en serions ravies, répondit Léana en lui souriant. Car Rebecca est invitée aussi, bien entendu ?

− Bien entendu », approuva Caume.

Léana échangea un regard avec Rebecca. Le jeune homme paraissait très intéressé par elle.

« J'ai des cours cet après-midi, expliqua Léana, mais je pense être libre en fin de journée, avant le dîner.

− Ça nous convient parfaitement, approuva Teyib. Disons rendez-vous à cinq heures ? »

Les deux femmes approuvèrent. Teyib et Caume s'inclinèrent, puis s'éloignèrent. Elles reprirent leur marche, toujours escortées par Ciandre.

« Voilà qui va probablement nous aider à parvenir jusqu'au collier », s'exclama Rebecca d'un ton satisfait.

Léana acquiesça. Elle songeait à autre chose : au moins, tous les nobles ne semblaient pas remontés contre elle. Peut-être que, grâce à Teyib et Caume, elle pourrait doucement se faire une place à la cour.

 

Léana attendait Morgan dans leur petit salon habituel, tendue. Elle ne parvenait pas à chasser sa nervosité. C'était elle qui l'avait repoussé. Elle craignait que leur relation soit brisée.

« Ma reine, veuillez m'excuser de mon retard. »

Le cœur de Léana fit un bond dans sa poitrine quand il surgit. Elle s'en voulut aussitôt : pourquoi réagissait-elle ainsi, alors qu'elle ne voulait rien ressentir d'autre que de l'amitié pour lui ?

« C'est moi qui suis en avance », répondit-elle.

Morgan avait les cheveux légèrement ébouriffés. Il la regarda et baissa les yeux aussitôt.

« Bien, commençons, si vous le voulez bien. »

Elle était déboussolée. Il se comportait de façon extrêmement polie, déférente, mais ne semblait pas fâché contre elle.

« Ta matinée s'est bien passée ? hasarda-t-elle.

− Oui, merci, Princesse. »

Il s'assit face à elle et posa les livres qu'il portait sur la table.

« J'ai rencontré des nobles, ce matin, lui annonça Léana. Jay O'freme, entre autres. Il m'a provoquée, mais j'ai réussi à ne pas réagir trop mal. Je crois. Enfin, bon, c’était peut-être après avoir mal réagi. »

Elle se mordit la lèvre. Morgan fixait toujours la table.

« Donc, oui, je me suis énervée au début, j’avoue, mais à la fin j’ai réussi à me calmer et je pense que ma sortie de scène était plutôt correcte. »

Enfin, pour la première fois de la journée, Morgan lui sourit.

« Tu m'en vois ravi. »

Léana fut soulagée qu'il la tutoie de nouveau.

« Ça veut dire que tout ce que je dis ne tombe pas dans l'oubli, finalement, ajouta-t-il.

− Bien sûr que je retiens ce que tu dis ! s'exclama la princesse. Du moins, quand c'est intéressant. Ce qui n'arrive que très rarement », le taquina-t-elle.

Morgan lui retourna un sourire. Qu'était-elle en train de faire ? Elle lui avait dit qu'il ne se passerait rien entre eux, et voilà qu'elle recommençait à lui faire des yeux doux. Son sourire disparut et elle se redressa.

« Hum, bref. De quoi parle-t-on cet après-midi ? »

Elle évita de le regarder mais l'entendit soupirer.

« Des devoirs d'une princesse. Tiens. »

Il ouvrit l'un des livres et le retourna vers elle. Il y avait une liste de caractéristiques de la famille royale, couvrant deux pages. Léana écarquilla les yeux.

« Tout ça ?

− Certaines de ces choses sont naturelles. Comme protéger du mieux possible le peuple. Juger de façon équitable. Toujours présenter le meilleur profil de la famille royale.

− Et ça ? »

Son regard était tombé sur le mot calita. Mais la phrase n'avait aucun sens.

« Veiller sur le trésor royal », traduisit Morgan.

Léana leva les yeux vers lui, surprise, et le vit rougir.

« Alors calita signifie « trésor » ? »

Il hocha la tête, les yeux baissés. Léana était troublée : depuis le début, il l'appelait trésor.

« Et pas « princesse », ajouta-t-elle bêtement.

− Non, admit-il. Désolé de t'avoir menti. »

Il releva les yeux vers elle. Son regard la déstabilisa. Pourquoi fallait-il qu'il soit fiancé ? La chaleur s'empara d'elle. Elle détourna les yeux. Si elle continuait de le regarder ainsi, elle ne pourrait plus respecter sa décision.

« Bien. Heu... d'accord. Ça fait beaucoup de règles. Toujours montrer l'exemple dans les fêtes ? C'est-à-dire ?

− Que tu dois sourire, être joyeuse, te tenir correctement à table, goûter à tous les plats, ouvrir le bal, saluer le plus de nobles possible. Tu dois bien comprendre que ce qui compte, c'est que les gens t'apprécient, et à travers toi la famille royale. Car si le peuple t’aime bien, il te respectera et t'obéira. Tu dois toujours montrer le meilleur de toi même, et rester calme. Je sais que ça va être dur pour toi, ajouta-t-il avec un sourire complice. Mais c'est extrêmement important.

− Je sais, je sais. Arracher la tête d'un noble ne serait pas très bien vu. Mais c'est un peu de l'hypocrisie, non ? Si quelqu'un ne me plaît pas, je suis censée faire semblant de l'apprécier ?

− Non, mais tu dois le respecter comme n'importe qui. Tu n'as pas le droit de faire de favoritisme. Tu es au-dessus de tout le monde, sauf du roi et des seigneurs. Tu ne peux pas te permettre de créer des jalousies.

− Je croyais que c'était un peu le but de la cour. Que les nobles se battent pour devenir amis avec moi. »

Elle marqua une pause.

« Enfin, pas moi, puisqu'ils me détestent quasiment tous. Mais la famille royale en général.

− Bien sûr, tu peux avoir des amis, tu peux avoir des favoris dans tes conquêtes. Mais tu dois tout de même te comporter correctement avec ceux dont tu n'es pas proche, et les traiter comme n'importe quelle autre personne. »

Léana hocha la tête.

« Mes conquêtes. Tu dis ça comme si j'allais essayer de sortir avec tous les nobles du palais. »

Morgan eut un sourire.

« Comme je te l'ai expliqué, chez nous, les femmes choisissent leurs amants, et si tu veux en changer, personne ne te jugera. Avant les fiançailles, il n'y a aucune obligation. »

Son sourire s'évanouit. Léana s'assombrit.

« Et après les fiançailles, par contre... » murmura-t-elle.

Morgan la fixa.

« Je suis désolé, soupira-t-il finalement. Si je t'avais connue avant de me fiancer...

− Peu importe. On ne peut pas revenir en arrière. Je peux donc choisir absolument qui je veux ? Même un garde, un paysan ? »

Il grimaça.

« Non, il faut que ce soit un noble. Et si un jour tu souhaites te fiancer, ton choix devra être approuvé par le conseil royal. »

Léana le dévisagea, éberluée.

« Attends, quoi ? Je ne peux pas choisir qui j'aime ? Je m'y attendais un peu, que je doive prendre un noble pour époux. Il ne faudrait pas ternir le sang royal avec un sang pauvre, ironisa-t-elle. Mais si je choisis un noble, que je suis folle amoureuse, il se peut qu'on me refuse de rester avec lui ? »

Il hocha la tête.

« Malheureusement, oui. »

Il posa le doigt sur une ligne de la liste.

« Le prince ou la princesse ne peut choisir pour ses fiançailles qu'une personne approuvée par le conseil royal, considérée comme apte à accompagner le prince ou la princesse dans son futur rôle de monarque. Si tu tombes amoureuse d’un homme considéré comme tricheur, voleur, ou irresponsable, le conseil ne peut se permettre de le laisser atteindre un jour le pouvoir. »

Léana hocha lentement la tête.

« Et si j'aime une femme ? »

Elle ne s'attendait pas à ce que sa question choque autant Morgan. Il écarquilla les yeux, blême.

« Euh, tu... quoi ? Tu ne peux pas aimer une femme. Je sais que vous avez certaines... coutumes, dans ton pays, mais pas ici. Depuis la fille de la déesse Nea, les couples ont toujours été formés par un homme et une femme. Comment espères-tu avoir des enfants, sinon ? »

Elle en eut le souffle coupé. Comment pouvait-il tenir de tels propos ?

« Des coutumes ? Ce ne sont pas des coutumes, Morgan, ça s'appelle la nature. Tu crois vraiment qu'on peut décider de la personne dont on tombe amoureux ? Tu... »

Comme elle s'enflammait, il posa sa main sur la sienne.

« Non, non, écoute, je ne voulais pas dire ça. Je... je conçois que ça puisse arriver. Mais ici, ça serait extrêmement mal vu. Et ça n’arrive jamais, tout simplement. »

Léana retira sa main. Cette vision régressive de l'amour la choquait. En voyant des femmes en pantalon, des femmes soldats, elle avait cru que ce monde était suffisamment avancé sur l'égalité des genres et des penchants sexuels. Mais par les paroles de Morgan, elle réalisait que c'était loin d'être le cas.

« Je trouve ça dégueulasse, déclara-t-elle froidement en français. Alors quoi, vous les tuez, les homosexuels ?

− Personne n'est homosexuel, ici. Je pense que c'est la volonté de Nea que chaque homme aime les femmes, et vice-versa.

− C'est n'importe quoi, s'emporta-t-elle. Tu ne peux pas savoir ce que ressent chaque habitant du pays. Si tu crois que personne ne l'est, c'est sûrement que les gens n'osent pas le dire. »

Morgan soupira.

« Écoute, il n'y aucune réelle loi là-dessus. C'est juste... le sentiment de la communauté, voilà tout. Si tu veux changer les esprits, tu n'auras qu'à essayer de le faire quand tu seras reine. De toute façon, tu aimes les hommes, non ? »

Elle leva les yeux au ciel.

« Oui. Mais d’accord, j'en parlerai au roi. »

Il hocha la tête. Elle sentit qu'il n'était pas convaincu. Elle soupira à son tour et reprit le livre.

« Bon. Quoi d'autre ? »

Apparemment soulagé qu'elle change de sujet, il reprit le cours. Mais Léana se fit la promesse de tout faire pour que cette mentalité évolue. Elle ne croyait pas du tout au fait que la déesse détermine les désirs amoureux de chaque aélien. Il était bien plus probable que certains mentent sur leurs penchants par peur d’être mal vus. C’était le cas dans son monde, il était impossible que ce ne soit pas le cas ici aussi.

Léana comprit soudain qu'en devenant princesse, elle aurait le pouvoir de faire changer les choses. Entre ça et réparer les erreurs faites par son père, elle avait soudain plusieurs raisons d'accepter la place qui lui revenait sur le trône.

 

La promenade fut un moment très agréable. Teyib et Caume étaient charmants. Léana et Rebecca eurent l’occasion de faire plus amplement connaissance.

Les deux jeunes hommes avaient acquis leur noblesse par une école de nobles, en Pesée. C’était là qu’ils s’étaient rencontrés.

Caume était très blagueur, bavard comme une pie. Teyib était plus réservé, écoutant les autres avec intérêt, posant des questions pertinentes. Léana le trouvait fascinant : il menait la conversation à merveille, tout en restant assez discret. Il leur avoua que c’était un talent hérité de ses origines de niumba.

Pressé par les questions des jeunes filles, il leur expliqua les raisons de sa présence en Aélie.

« Mon père, Noger, était un Haut-Négociant Niumba. Il a rencontré ma mère lors d’un voyage en Pesée. S’il avait pu, il l’aurait ramenée sur l’île. Mais la loi est très claire, là-bas : seuls les niumban peuvent y vivre. Ça leur permet de… réguler le nombre d’habitants sur l’île. »

Son visage s’assombrit.

« Et de garder le sang pur. Si un sang-pur a un enfant avec un étranger, il peut le ramener sur l’île. Mais pas l’autre parent. Cet enfant est appelé un « sang tâché ». Si lui-même a des enfants avec des étrangers, il ne pourra jamais les ramener. Certains niumban aimeraient que les sang-tâchés ne puissent pas avoir d’enfants du tout, même avec des sangs purs. Les anciens cherchent à garder la lignée la moins déviée possible.

− Les sang tâché sont-ils rejetés par leur communauté ? demanda Léana.

− En général, non. Tout dépend de leur capacité à intégrer les talents niumba.

− Donc ceux qui aiment un étranger ne sont pas mal vus, leurs enfants ne sont pas mal vus, par contre il est quand même interdit de ramener du sang impur dans la cité ? Je trouve ça assez étrange. »

Teyib hocha la tête.

« C’est la logique niumba. Les chiffres avant tout. Tout est négociable, pour eux, mais ils considèrent que leurs talents de commerçants vient de leur sang noir. Alors ils ne veulent pas le salir. C’est pour cela que lorsque ma mère est tombée enceinte, mon père a préféré rester en Aélie. Il a perdu son statut de Haut-Négociant, mais il s’est juré que son enfant redonnerait de la noblesse à la famille. »

Le jeune homme sourit et écarta les bras.

« Ce qui, comme vous pouvez le constater, s’est avéré être un succès. »

Léana sourit. Elle pensait être dépaysée en Aélie, mais les coutumes des pays voisins lui paraissaient encore plus étranges.

L’heure du dîner approchant, Léana leur proposa de se rejoindre en fin de soirée. Elle était obligée par les convenances de prendre son repas sur l’estrade royale et ne pourrait pas manger avec eux.

Ils se séparèrent pour se changer. Alors que Léana parvenait à sa chambre, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas pensé à l’objet de l’héritage depuis le matin. Rô l’aida à s’habiller, babillant d’une humeur tout aussi joyeuse que celle de Léana. Celle-ci tenta de lui poser des questions sur Ciandre. La servante se mit à rougir, à bafouiller, alors la princesse eut pitié et changea de sujet.

Elle pénétra dans la Salle aux Cheminées de bonne humeur. Ce sentiment s’évanouit quand son regard se posa sur un couple en train de s’embrasser discrètement, près du mur. Mia et Morgan. Lorsqu’ils se séparèrent, le regard de Morgan se posa sur Léana. Il avait les joues roses et n’eut aucune réaction en la voyant.

Le cœur lourd, elle détourna les yeux et rejoignit sa table. Elle réussit tout de même à retrouver un peu de son énergie en racontant à son grand-père sa journée. Le roi était fatigué, mais il avait fait l’effort de venir manger avec elle. Léana en était flattée.

Alors qu’ils en étaient au dessert, Hannah surgit dans la pièce. Elle fit le tour de la table royale et se pencha vers le roi. Léana n’entendit pas ce que la conseillère murmura, mais le visage de son grand-père se décomposa. Il soupira, puis repoussa sa chaise.

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta Léana.

− Le devoir m’appelle.

− C’est à propos des Capes Noires ? »

Il fronça les sourcils et regarda autour d’eux rapidement.

« Sois discrète, Léana, s’il-te-plaît. Nous en parlerons demain matin, si tu le veux bien. »

Elle hocha la tête. Le souverain et sa conseillère s’en furent. Alors qu’elle reposait sur son dessert un regard morose, une voix l’interpella.

« Princesse ? Une balade vous ferait-elle plaisir ? »

Léana leva les yeux sur Teyib et sourit. Elle avait effectivement bien besoin de se changer les idées.

« Avec plaisir. »

Elle se leva, abandonnant son assiette, et le rejoignit en bas des escaliers. Il lui proposa son bras. Léana l’accepta, consciente que les trois-quarts de la salle les observaient. Voilà qui montrerait aux nobles qu’elle n’était pas une exclue.

Et voilà qui montrerait à Morgan qu’elle pouvait se passer de lui. Elle se refusa à jeter un regard dans sa direction pour vérifier s’il la regardait. Il ne se passerait rien entre eux. Il valait mieux qu’elle l’accepte une bonne fois pour toutes.

 

Teyib la mena dans les couloirs, lui racontant le soir où il avait prêté serment au roi Tan’o’legan. Il était tombé dans une période d’intenses négociations avec les Sheres, et le roi avait quitté la salle au milieu de la cérémonie. Le jeune homme se mit à rire en y repensant.

« Le roi est toujours occupé. Obtenir un rendez-vous avec lui est presque impossible : tout passe par la conseillère, ou les autres membres du conseil, comme Ommone ou Jazimir. On avait rarement vu le roi aussi souvent au dîner avant votre arrivée.

− J’ai l’impression que mes cours pour devenir princesse vont bien m’occuper aussi », soupira-t-elle.

Elle aimait bien Teyib : il l’écoutait et acceptait ce qu’elle disait sans jamais la contredire, ni l’agacer. Contrairement à un certain autre noble... Ils débouchèrent sur un petit jardin que Léana n’avait jamais vu.

« Où sommes-nous ?

− Suivez-moi. »

Au centre de la cour se trouvait une belle fontaine en marbre. Le sol était dallé, la place circulaire bordée d’arbustes. Teyib et elle rejoignirent le muret d’en face. Léana eut le souffle coupé par l’image qui s’offrit à elle.

Ils devaient se trouver à l’ouest du palais. La vue sur le lac de Kaltane était incroyable. Le mur contre lequel ils étaient appuyés surplombait un chemin de garde et ensuite, c’était le vide. Léana devinait, loin en bas, le port de la ville. Devant eux, le lac s’étendait sur plusieurs hectares, scintillant sous les étoiles.

La jeune fille se demanda soudain si ce ciel était le même que dans son monde. Partageaient-ils une galaxie ? Sa mère ne se trouvait-elle qu’à quelques années lumières ? Ce monde-ci serait-il un jour aussi avancé que le sien, au point de partir explorer l’espace ?

« Vous êtes bien silencieuse, ce soir, murmura le jeune homme. Quelles pensées vous préoccupent ? »

Léana le regarda.

« Je songe à mon monde. J’ai encore du mal à comprendre comment deux pays parallèles peuvent ainsi exister, liés par des passages.

− La magie qui règne dans notre monde…

− Je connais l’histoire, Teyib, le coupa gentiment Léana. La déesse Nea, etcetera. Excusez-moi, mais je ne suis pas sûre d’y croire. Oh, je crois à la magie, bien sûr. Au charme, au fait qu’il y ait bel un bien un lien entre nos mondes. Mais tant que je n’aurais pas vu cette déesse, je ne serai pas convaincue qu’elle existe. »

Il eut un sourire.

« Alors je crois que pour une fois, c’est une différence que vous avez avec votre père. Le prince Jack était très croyant. J’ai entendu dire qu’il avait un jour essayé d’entrer en contact avec Nea. Mais il était plus jeune que vous à l’époque, et c’était probablement une lubie d’enfant.

− Le scepticisme me vient de ma mère », acquiesça Léana.

Soudain, le manque la prit à la gorge. Elle ne regrettait pas sa décision de venir en Aélie, mais Carmen lui manquait. Sa famille aussi.

« C’est fantastique », murmura Teyib.

Elle le regarda et constata qu’il l’observait.

« Même votre tristesse n’altère pas votre beauté. »

Elle ne put s’empêcher de rougir. On lui avait fait beaucoup de compliments depuis qu’elle était arrivée ici, mais la phrase de Teyib la toucha réellement.

« Votre pays vous manque », constata le jeune noble.

Léana hocha la tête, incapable de parler. Le jeune homme lâcha un léger soupir.

« Je dois vous avouer quelque chose, princesse. Je vous ai menti. »

Léana le dévisagea.

« Mon père n’est pas resté auprès de ma mère, comme je vous l’ai dit. J’avais deux ans lorsqu’il a décidé que sa vie aélienne sans noblesse ne lui convenait pas. Alors il est retourné sur l’île Niumba et a retrouvé sa place de Haut-Négociant. Je ne l’ai pas revu depuis. »

Léana en resta abasourdie. Elle avait cru que Teyib avait la vie parfaite d’un noble au château royal.

« Votre mère ne pouvait pas le suivre ?

− Non, malheureusement. Comme je vous l’ai dit lors de notre promenade dans le parc, un niumba ne peut ramener une personne étrangère sur l’île. »

Il y eut un instant de silence. Léana comprenait parfaitement ce que le jeune homme ressentait.

« Et vous ignorez s’il est encore en vie ? demanda-t-elle.

− Oh non, je le sais. Vous avez sans doute rencontré Jochim Niumba ? Il est en voyage commercial à la cour, en ce moment.

− Oui, je l’ai rencontré.

− Mon père et lui sont rivaux. Parfois, c’est mon père qui vient à la cour de Kaltane. Je suis ici depuis des années maintenant, mais je ne l’ai jamais rencontré. Je n’ai jamais osé. »

Sa voix faiblit sur ses derniers mots. Ses yeux jaunes étaient emplis de tristesse.

« Il n’a pas cherché à nous revoir, ma mère et moi.

− Est-ce pour cela que vous êtes venu à la cour ? Pour avoir l’occasion de le voir ?

− Oui et non. Ma mère avait gardé le rêve qu’elle avait nourri avec mon père, de me permettre d’atteindre la noblesse. Quand j’ai réussi l’école de nobles, j’ai naturellement suivi mes amis ici. Ce n’est que par hasard que j’ai découvert que mon père y venait parfois.

− Je suis désolée, Teyib », murmura la jeune fille.

Elle l’était réellement. Leurs pères les avaient abandonnés sans aucune autre raison que le désir du pouvoir.

« Vous savez, finit-elle par dire, si mon père était encore en vie… Je donnerais n’importe quoi pour le rencontrer. Même s’il m’a abandonnée, même si je savais pertinemment qu’il se fiche de moi. Je sais que tout le monde le déteste, ici, mais…

− Mais c’est votre père malgré tout. »

Elle le regarda. Il hocha la tête avant d’avouer :

« Je me le demandais souvent, vous savez. S’il aurait été fier de moi. S’il regrettait de nous avoir quitté. Mais quand j’ai découvert la vérité… »

Il se tut de nouveau.

« Ouvrir les yeux après un tel rêve est trop douloureux. »

Il lui prit doucement le menton dans les mains et l’orienta vers l’horizon.

« Tournez les yeux vers l’avenir, princesse. Et cessez de vous accrocher au passé. »

Bouleversée, elle le regarda de nouveau. Ils se fixèrent durant quelques instants, puis Teyib se pencha vers elle. Leurs lèvres s’effleurèrent.

Léana était trop désorientée pour réagir. Le jeune homme l’embrassa. Quand il s’écarta, une larme coulait sur la joue de la princesse.

« Ce n’est pas de moi que vous attendiez un baiser », murmura-t-il doucement.

Ils entendirent soudain des voix et tournèrent les yeux vers le palais. Deux nobles étaient en train de s’enfuir. L’un d’entre eux jeta un coup d’œil en arrière, avant de se mettre à rire.

« On nous a vus, bredouilla Léana, déconfite.

− J’en suis navré. Je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras. Ni auprès des nobles, ni auprès de O’toranski. »

Elle lui jeta un regard surpris. Il se mit à rire.

« Ne faites pas cette tête ! Vos regards en coin n’échappent à personne. Vous devriez même faire attention, car ils ne doivent pas non plus échapper à Sa Majesté.

− Et pourquoi cela dérangerait le roi ? »

Teyib secoua la tête.

« Vous feriez mieux de lui poser la question directement. »

Sur ces quelques mots étranges, il enchaîna d’une voix plus douce :

« Il se fait tard, ma reine. Je devrais vous raccompagner à vos quartiers avant que d’autres curieux n’apparaissent. »

Léana se laissa entraîner. Elle avait encore le goût légèrement sucré des lèvres de Teyib sur les siennes, mais il avait raison. Ce baiser n’avait rien éveillé en elle. Tandis que le moindre effleurement de Morgan allumait des brasiers dans tout son corps.

Elle avait pris la décision de ne rien attendre de Morgan, mais comment ignorer les sentiments qu’elle ressentait pour lui ?

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