Chapitre 17

Par Ety

Les valets apportèrent tout de même quelques plats, pour les rares estomacs capables de ressentir de la faim. Tandis que l’on s’attablait et discutait, Zargabaath, qui n’avait pas changé de posture ni de place, quitta soudainement le groupe des Hauts Juges et marcha vers la sortie. Drace bondit de sa chaise pour le rattraper :

— Reste là.       

— Lâche-moi, Drace, tout ça ne sert plus à rien.

— Ne pars pas maintenant ! Ne fais pas cette folie !

— Je m’en vais, Drace. Je n’en puis plus.

Elle tenta une fois, puis deux, de s’accrocher à son bras sans attirer l’attention, mais il parvenait toujours à s’extraire de son emprise.

— Et où seras-tu ?

Elle ne supportait pas de parler à voix haute, se trouvant toujours dans la salle de réunion, et se retournait à chaque phrase qu’elle prononçait.

 

— Chez moi, répondit Zargabaath en s’arrêtant.

Drace le rejoignit et put enfin s’exprimer à voix basse.

— Dis-moi précisément ce que tu essaies de faire.

— Mais rien. Je ne vais absolument rien faire.

— Tu ne peux pas ne rien faire. Son Excellence demandera à te voir.

— Ce n’est plus mon problème, tempêta le Haut Juge en tentant une nouvelle fois de sortir.

— Ce n’est pas malin du tout d’agir ainsi, lui rappela Drace en réussissant à le retenir. C’est même très dangereux.

— Mais je ne peux pas Drace, je ne peux pas, lança-t-il d’une voix tremblante. C’est trop.

— Alors reviens.

— Je ne peux rien te dire.

— Tu n’as pas le droit !

Et, comme il semblait partir définitivement :

— Larsa, n’est-ce pas ? Je suis censée m’en occuper ?

Cette phrase eut pour effet de le faire vivement retourner. Il la tint par la peau du cou :

— Écoute-moi bien, Drace. Je ne te demanderai qu’une seule chose, pendant mon absence : ne quitte pas des yeux une seule seconde le garçon. Une seule seconde, tu m’entends ? Laisse pour l’instant Larsa aux autres. Dès que je vais partir, tu vas le suivre à la trace et tu ne fermeras pas l’œil de la nuit pour vérifier exactement ce qu'il fait. Tu sais mieux que quiconque ce qu’il est capable d’accomplir dans un moment pareil. Je ne te le pardonnerai jamais, Drace, s’il lui arrivait le moindre incident.

— Si tu es si inquiet, pourquoi ne surveilles-tu pas ton rejeton toi-même ?

Zargabaath la lâcha et lui adressa un regard empli de menaces.

— Je n’ai pas envie de m’expliquer, Drace. Fais bien attention. Je n’ai qu’une parole.

Et il se tourna de nouveau vers la sortie.

— Au revoir.

Le juge Drace le regarda quitter le vingtième en silence. Tous les évènements auxquels elle avait assisté défilaient dans sa tête. Heureusement que l’autre fou l’avait empoignée par l’autre côté que celui du pansement. Il lui aurait fait mal. Ainsi donc elle serait mère. Car c’était bien connu, lorsque la mère disparaissait, une autre devait s’approprier ce rôle. Mère sans avoir les tracas d’un mari, et surtout de la dégoûtante tâche de la grossesse et de l’accouchement. La meilleure affaire, en somme. Oh oui, élever ce petit Larsa serait une entreprise bien amusante ! Elle allait s’y atteler dès que possible. À moins que...

— Pourquoi ces choses-là doivent-elles arriver ?

Le temps d’enregistrer cette exclamation de souffrance s’était écoulé pour qu’elle réalisât la supplique de son ami. Mais lorsqu’elle se retourna, Vayne était déjà parti bien loin.

 

— Seigneur Vayne ! Vous devez rester là !

Où avait-il pu passer ? Peu de chances qu’il se fût rendu au trentième – dans tous les cas il fallait descendre.

Elle courait, courait à travers les étages au-dessus du treizième mais il n’avait pas l’air d’être là. Et aucune trace de lui au treizième non plus, naturellement. Mais où diable pouvait-il se cacher ? Elle descendit encore et comprit soudain que le garçon était vraisemblablement descendu par l’ascenseur. Drace se dépêcha. Le temps perdu à inspecter chaque pièce avait été très précieux : à présent, il pouvait se trouver n’importe où.

— Vayne ! Vayne !

— Nous avons vu le seigneur Vayne sortir, Votre Honneur ; mais nous n’avons pas osé lui demander de rentrer.

— Incapables ! Où voulez-vous qu’il sorte, au milieu de la nuit ?

 

Elle maudit les gardes de l’entrée principale du rez-de-chaussée et balaya son champ de vision. Elle remarqua une trace étrange près de la porte mais cela ne devait avoir rien à voir avec Vayne. Pourquoi diable devait-ce être elle qui fût chargée de retrouver cet enfant stupide ? N’importe quel autre aurait pu faire l’affaire. Cela lui apprendrait à s’inquiéter des comportements de Zargabaath.

— Vayne !

Elle avait atteint les jardins.

Les fantômes de ses amis couraient encore devant ses yeux. Chaque mouvement, chaque caresse, chaque éclat de rire lui apparaissait encore clairement et faisait battre son cœur. Leurs moqueries aussi, et son sentiment de jalousie, naturellement. Mais le plus important était que cette vie joyeuse eût existé un jour, pleinement, sincèrement, et secrètement.

Drace cligna de nouveau des yeux et s’aperçut qu’il n’y avait personne dans ce jardin-ci. Elle accéléra sa course et se retrouva dans le fond de la végétation, face à l’enceinte de l’Académie militaire. Elle avait fait le tour de tous les autres carrés de verdure, celui-ci était le dernier et le plus difficile d’accès. Les hautes touffes d’herbe l’empêchaient d’y voir plus clair.

— La peste soit de ces jardiniers de malheur !

Elle écarta de ses bras son obstacle naturel, mais celui-ci se remettait en place avant qu’elle n’eût pu faire un seul pas. Elle se rendit alors compte qu’elle avançait trop lentement et se débarrassa de son armure, pièce par pièce. Elle avait un mauvais pressentiment.

 

Les maudites herbes étaient plus faciles à éviter, à présent. Drace parcourut une bonne partie de la surface verte en ouvrant grand les yeux vers le sol, mais aucune trace humaine ne se montra. Elle progressa dans ses recherches jusqu’à se heurter à la clôture. De l’autre côté, au loin, les soldats patrouillaient devant les hangars de vaisseaux.

— Non ! pesta-t-elle. Mais où peut-il être ?

Elle jeta un coup d’œil à gauche et à droite, en haut et en bas, puis dans toutes les directions à la fois, et, paniquée, se retint au muret derrière elle pour ne pas tomber. Ce fut alors que son regard se posa sur une rangée de pierres assemblée dans l’ombre du bâtiment géant. Elle franchit les quelques mètres qui l’en séparaient et resta à contempler le puits. Il n’avait pas servi depuis des lustres, mais parfois, les jardiniers se servaient de son eau pour arroser les plantes. Brusquement, tout son corps se raidit : un son de bulles lui parvint depuis le fond. Sans avoir la moindre idée de sa source, elle ne pouvait pas se tromper : elle avait bien entendu. Elle se pencha en avant et, sous la lune voilée par les nuages de la honte, découvrit avec horreur une masse terne au fond de l’eau. Enjambant le rebord, elle se retint aux pierres et se concentra le mieux possible pour lancer un sort de lévitation ; une fois qu’elle sentit ses pieds retenus au-dessus des particules d’air, elle lâcha prise et descendit précautionneusement jusqu’à la surface de l’eau. Malheureusement, elle n’y voyait plus du tout. Elle jeta alors ses bras dans l’eau, brassant ce qu’elle ne voyait pas, mais ses mains ne heurtèrent que du liquide. Après avoir fait un demi-tour, elle jeta son corps sous l’eau et poursuivit la manœuvre. Tout à coup, après quelques brassées précipitées, sa main glissa sur ce qui était sûrement du tissu. Sortant sa tête une seconde au-dessus de l’eau, elle replongea droit vers le lieu de sa trouvaille et remonta le corps inanimé qu’elle recherchait.

Le juge Drace fit réapparaître la plate-forme de lévitation et remonta à la vitesse de l’éclair. Elle se retint à la rambarde et sortit du puits en tendant une jambe de l’autre côté. Enfin, ses deux pieds touchèrent la terre ferme et, trempée, elle se mit à genoux et laissa tomber le corps à son côté.

Pendant un instant, le seul bruit qu’on entendit fut celui des gouttes d’eau qui s’échappaient des cheveux et des habits de coton de la femme.

— Vayne... ? tenta-t-elle en fixant les paupières closes.

Elle le coucha sur le côté et tapota son dos afin de faire sortir l’eau de ses voies respiratoires. Mais une fois de plus, rien ne se produisit. Elle le ballota encore et encore, et se heurta autant de fois à un mutisme complet. Une angoisse affligeante gagna soudain tout son être, et la fit trembler puis tomber de tout son long par-dessus le corps noyé. De violentes larmes s’échappèrent de ses yeux. Elle se laissa secouer de sanglots, les coudes à terre, puis se redressa. Les larmes churent une à une, de concert avec les gouttes d’eau du puits, sur le visage du seigneur Vayne. Elle se détestait tant pour l’éprouver après ce que l’adolescent assoiffé de sang avait accompli sous ses yeux, mais une intenable inquiétude la secouait à l’idée de le perdre : encore une fois, le passé qui la faisait sourire primait. À travers une fenêtre humide, elle observa les traits figés sous la pluie qu’elle faisait tomber. Rien ne pourrait plus les faire bouger, désormais, même pour une grimace désobligeante ou une insulte à son encontre... Elle les fixa encore puis, dans un masque de doute, sentit quelque chose bouger. Chassant les larmes d’un mouvement brusque, elle se rapprocha et vit cette fois-ci distinctement la joue se contracter. Brusquement, Vayne toussa avec force, expectorant des trombes d’eau. Drace sursauta et recula. Péniblement, Vayne entrouvrit ses yeux bleus, puis les referma aussitôt, sans cesser de tousser. Le jeune seigneur s’étouffait, et Drace jubilait. D’un même mouvement, elle se leva et souleva le corps par-dessus son épaule. Elle détala à toute vitesse vers le Palais, jusqu’à atteindre une nouvelle fois la porte principale. Ses vêtements, qui s’égouttaient toujours autant, lui collaient à la peau. En la voyant arriver, les casques des gardes se tournaient vers l’angle précis où le Haut Juge progressait.

— Gardez vos yeux là où ils doivent être, ou ce sera mon épée qui les remettra dans leurs orbites !

— Votre Honneur... firent-ils avec un geste qui lui parut faussement respectueux.

Elle poussa un juron puis grimpa l’escalier de bienvenue qui menait à la salle de réception avant de finir sa course au deuxième étage. Placé à proximité de la sortie en vue d’éventuels combats dans le cadre d’un siège, il s’agissait de l’étage réservé aux soins médicaux généraux. On y trouvait des entrepôts avec toutes sortes d’outils chirurgicaux, des tables opératoires, et des empilements de bocaux de potions pour les soins courants, sans oublier les livres de sorts de magie blanche et de techniques de guérison. Dans des salles se trouvaient des machines de radioscopie et scanners. Derrière de multiples portes se trouvaient les salles de réanimation, où l’air était filtré et personne ne pénétrait. Drace se moquait bien de tout cela, et se dirigea en trombe vers le bureau du médecin de garde. S’il y en avait un...

— Y a-t-il quelqu’un ?

— Oui ?

Une voix lui avait répondu ! Enfin quelqu’un qui désirait être à son poste et faire son travail !

— Il est encore vivant ! Sauvez-le, je vous en prie !

Au vu du regard qu’accorda le médecin, bonnet de nuit sur la tête et stéthoscope autour du cou, au garçon inconscient, Drace prit peur qu’il ne le reconnût même pas. Néanmoins il finit par dire du bout des lèvres :

— Qu’a-t-il bien pu faire pour se mettre dans cet état ?

— Peu importe ! tempêta Drace. Faites quelque chose ! Il ne respire pas bien !

— Vous devriez mettre quelque chose, Madame, dit une voix féminine derrière elle.

Drace se retourna et aperçut une infirmière qui lui tendait une blouse.

— Laissez-moi ; il ne s’agit pas de moi mais de lui ! Sauvez-le !

— Vous ne serez pas plus avancée si vous êtes perdue en même temps que lui, insista l’infirmière.

Drace l’insulta, se retourna une nouvelle fois vers elle et enfila la blouse, déplaçant Vayne sur l’épaule qui n’enfilait pas de manche pendant son geste.

— Hmm... fit le médecin en fixant le malade d’un air perplexe.

Il avait l’air de trouver la situation tout à fait banale, puisqu’elle n’avait aucune conséquence sur son confort à lui. Drace souhaita intérieurement que sa mère mourût, afin qu’il connût les mêmes souffrances. De quel comportement s’agissait-il là ? Était-ce une plaisanterie ? Avait-il l’intention de perdre son poste ? Savait-il à qui il avait affaire ?

— Je suis le Haut Juge Drace, se présenta-t-elle.

— Oh... je ne vous aurais pas reconnue, avoua l’homme en relevant son regard.

— Avez-vous l’intention de nous regarder longtemps de la sorte ? Vous serez tenu responsable en cas de décès du jeune seigneur !

— Du calme, Madame. Je ne suis guère responsable de quelque chose que je n’ai pas provoqué !

— Si, vous le serez car vous aurez manqué à votre rôle de le soigner tant que c’était encore possible.

— Mais enfin, je ne puis pas tout faire... je ne peux recevoir de menaces alors que je n’ai rien fait...

— Eh bien justement ! vociféra le juge. Vous devez faire ! Vous sortez bien de l’Académie de Médecine ! Et les menaces, vous les aurez quoi qu’il arrive !

Devant son ton à la fois angoissant et autoritaire, le médecin recula et ouvrit l’une des salles de soins. Sans un mot, il invita Drace à déposer le corps évanoui et se dirigea vers un appareil doté de multiples tubes. Pendant ce temps, le regard du Haut Juge se perdait dans le vide et ses poumons haletaient, de plus en plus calmement.

— Et vous-même, Votre Honneur ? D’où sortez-vous ?

Il avait une bien manière bien libérée de poser sa question. « Je sors d’un puits, imbécile », avait-elle envie de répondre, « et j’aimerais bien vous y voir ».

— De l’Académie de Droit.

— L’Académie de Droit...

Il la fixa de nouveau.

— Avez-vous un frère, par hasard ?

Drace sentit que son cerveau allait exploser.

— Oui, j’en ai eu un ! Mais s’il vous plaît, occupez-vous du seigneur Vayne ! Ne dites plus un mot si ce n’est pour vous aider dans cette tâche ! Nous venons de perdre trois membres irremplaçables de la famille impériale ; nous n’avons guère besoin d’un autre drame, à Archadia !

Enfin, le docteur parut faire un effort en attachant l’extrémité d’un des tubes à une bonbonne de dioxygène, et l’autre à un masque transparent. Il saisit ensuite son stéthoscope et colla le pavillon sur la poitrine humide du garçon.

— Son cœur bat encore. Il est effectivement toujours vivant, conclut-il d’un air satisfait.

— Je sais bien qu’il est encore de ce monde !  s’emporta le juge Drace. Sans ça, je ne vous l’aurais pas amené !

Le médecin déplaça son stéthoscope à trois autres points encore du torse, puis reposa son outil et se saisit du masque. Drace serra les poings. Avec précaution, l’homme l’apposa sur le visage du garçon et fit signe à une infirmière de l’aider. Après quelques manipulations et réglages sur l’appareil, le juge s’aperçut que le nez et la bouche semblaient réagir et bougeaient faiblement, en émettant un bruit de l’autre côté du masque. Son cœur se détendit instantanément et elle esquissa un sourire de soulagement.

— Ça ira, lui dit l’infirmière, il va s’en sortir.

Drace acquiesça pendant que le médecin quittait la pièce, et continua à observer paisiblement le visage reprendre vie. Soudain, celui-ci s’anima, et avant même qu’elle eût pu en distinguer l’expression, Vayne avait bondi sur son cou.

— Traîtresse ! Scélérate !

— Doucement, Seigneur, vous allez l’achever, elle aussi.

 

Mais Vayne n’écoutait pas l’infirmière, il était déterminé à étrangler sa cible. Celle-ci reculait, incapable de pousser un nouveau cri d’horreur, en tenant désespérément les mains qui l’étouffaient. Le garçon se remit à rugir :

— Vous avez... Aah !

Drace avait réussi à se défaire des mains, elle poussait par des gestes fermes les bras qui revenaient vers elle.

— Vous avez toujours voulu me supprimer ! vociféra Vayne de nouveau. Pourquoi m’avez-vous amené là ?

Comme il s’accrochait, elle lui donna un coup au thorax ; il alla buter contre la table opératoire.

— Doucement ! se plaignit l’infirmière.

— Laissez-moi m’en aller ! Vous n’avez pas à venir me chercher !

À cet instant, le docteur revint, une boîte à la main. Il s’arrêta sur le pas de la porte, interloqué.

— Vous n’avez toujours rêvé que de nous voir disparaître. Alors laissez-moi faire ! Laissez-moi la suivre !

Le docteur s’avança rapidement, les yeux rivés sur la scène.

— Laissez-moi donc accomplir votre rêve !

Vayne poussa le juge Drace de toute la force dont il disposait, mais celle-ci ne recula que d’un pas. Pendant ce temps, l’homme s’était retourné et cherchait dans un placard.

— Comment osez-vous lever la main sur moi après ce que vous avez fait ? Vous êtes parvenue à vos fins, maintenant oubliez-moi !

Incapable de répondre, Drace continuait à se défendre, et à le dévisager. Tandis qu’il s’approchait d’elle une nouvelle fois, elle s’aperçut qu’il avait couvert toute sa face de griffures, avec quelques blessures sur sa tempe et près du nez. Ses mouvements étaient désordonnés, mais empreints d’une singulière violence, de même que sa voix : la même violence impitoyable que celle de la terrible matinée. Transie par l’angoisse et l’incompréhension, Drace réagissait et tenait debout mais se sentait trop atteinte pour garder confiance. Atteinte par des blessures autres que physiques, celles qui manipulaient son âme et la marquaient au plus profond d’elle-même.

— Calmez-vous, Seigneur, s’il vous plaît, le supplia le docteur.

Mais Drace savait qu’il ne se calmerait pas. Lorsqu’il abattit de nouveau ses bras sur elle, elle lui asséna machinalement un coup de poing sur la tête, un coup de coude dans les côtes, et lui retint les membres de telle sorte qu’il ne pouvait plus la toucher.

— Vous avez toujours voulu ça, méprisable femme ! J’aurais dû me douter que vous réussiriez à atteindre votre but !

Drace ne le lâcha pas et dirigea son corps vers la table, où l’infirmière l’aida à l’allonger. Il tenta alors de la gifler.

— Lâchez-moi ! Laissez-moi partir ! Vous avez été... abjecte !

Vayne se débattait dans tous les sens et hurlait à en faire éclater les tympans. Avant que le docteur n’approchât la seringue de son bras, il eut le temps de se tourner une dernière fois vers le Haut Juge.

— Elle vous faisait confiance et vous l’avez tuée !

L’infirmière remonta la manche et le médecin planta la piqûre, après quoi les sourcils du seigneur Vayne se rehaussèrent tandis que ses paupières s’abaissaient de nouveau.

 

Drace se retourna et porta ses mains à ses yeux.

— Calmez-vous également, Madame... lui demanda l’infirmière. Nous savons tous que le seigneur Vayne n’a pas dit des choses sensées.

Mais les sanglots affluaient sans qu’elle pût y faire quoi que ce fût.

— Il y a déjà eu pareil cas dans la famille impériale, il me semble, remarqua le docteur en jetant la piqûre et ouvrant sa boîte.

— Moi... Moi !... répétait la Haute Juge sans comprendre.

Le médecin sortit des petites fioles de sa boîte et versa le contenu de deux d’entre elles dans un verre.

— Nous devrions peut-être vous donner quelque chose aussi, suggéra l’infirmière en fixant le dos de Drace.

Celle-ci étouffa son dernier sanglot à travers une très grande inspiration. Elle se retourna ensuite, à très faible vitesse.

— Je n’en ai pas besoin, finit-elle par dire d’une voix grave.

— Très bien, Madame.

Et, voyant qu’elle ne bougeait pas :

— Vous pouvez aller vous reposer. Tout se passera bien maintenant qu’il est endormi. La situation est sous contrôle.

— Il n’en est rien, déclara le juge. Je ne partirai pas tant que je ne serai pas assurée que sa santé n’est pas en danger.

— Soyez-le, Madame, fit le docteur d’un ton courtois ; il a très certainement pris froid mais il n’y a en aucun cas un danger. Ce n’est qu’une histoire de quelques jours et d’un traitement avant qu’il ne soit sur pied, vous pouvez en être certaine.

 

Rien ne pouvait être pire que cette période-ci. Trop de malheurs l’avaient accablée en une journée pour qu’elle pût envisager une situation plus désespérée ou un avenir serein. Elle considéra avec une peine acérée l’adolescent allongé en face d’elle qui, au centre d’une tornade qui avait déjà emporté les éclats de son cœur, lui avait ravi son soleil et sa lune et laissé son ciel creux, sans un astre à implorer. Drace resta un instant face à la table d’opération, la face terne, avant de tourner les talons et de monter avertir l’occupant du trentième.

 

Ce dernier annonça le lendemain une semaine de deuil national. Dix jours et dix nuits sous le signe du chagrin pour les centaines de milliers d’Archadiens vivant dans les sept provinces, soit une mesure jamais prise dans l’histoire de l’Empire.

Les activités du Palais reprirent comme prévu, avec entre autres les réunions des Hauts Juges. Cependant, ce fut durant deux semaines entières que le juge Zargabaath ne posa le pied dans la demeure de ses maîtres.

 

Au milieu de la deuxième semaine, une silhouette voilée se faufila dans le centre d’Archadès pour regagner un taxi qui la déposa au quartier Zénoble. En plein après-midi, elle était vêtue d’un long manteau marron, dont seul un bras ressortait, et marchait en baissant la tête. Elle possédait en particulier une certaine masse au niveau du ventre, qui ressortait légèrement sous l’épaisseur considérable de la fourrure lorsqu’elle avançait. Autrement ses habits étaient si larges et si chauds que pas un pore de sa peau ne transparaissait, telle un gros bloc de terre cuite.

Elle marchait très rapidement, et ne relevait jamais son visage, même au niveau des tournants. Elle ne s’arrêta qu’au pas des quartiers des Hautes arcades, où elle leva enfin le menton afin de toiser de haut en bas l’immeuble qu’elle avait devant elle. Après un instant de réflexion, la silhouette finit par entrer par le portail. C’était un immeuble moderne de dix étages, doté d’un ascenseur et de bocaux de plantes dalmascanes à son entrée. La finition et les équipements étaient parfaits, et donnaient à l’endroit l’impression qu’il venait d’être construit, ainsi que put le constater la silhouette lorsqu’une grosse femme brune avec une queue-de-cheval lui ouvrit la porte de son appartement du neuvième étage. Cette dernière affichait un air résolument étonné.

— Dame Amery, de la Commission d’urbanisme, lui dit la silhouette. Je viens enquêter sur la salubrité des logements et note les observations des habitants sur la qualité de vie.

Amery parut très nerveuse après avoir fini sa phrase. La femme resta silencieuse un instant puis dit, avec un grand sourire :

— Entrez, Madame. Venez voir l’intérieur !

— N... non, paniqua Amery, je me contenterai de vos observations.

Une nouvelle fois, l’habitante parut très étonnée.

— Eh bien... répondit-elle, j’habite ici depuis quinze ans et je n’ai jamais connu d’incident particulier. La maison est tout ce qu’il y a de plus salubre – on vient souvent m’apporter de nouveaux robots ménagers sans que j’en aie fait la demande – et tout fonctionne. L’énergie y est bien gérée et les enfants s’y sentent bien, le quartier est calme et sain. Ailleurs dans l’immeuble, l’escalier de service et l’ascenseur sont toujours propres et opérationnels, et il y a toujours des petites décorations au moment des fêtes. Non, vraiment, la qualité de vie est très bonne !

Amery avait sorti un carnet et l’avait calé entre le mur et un relief horizontal près de la porte ; elle prenait des notes.

— Et vos voisins ? demanda-t-elle d’un ton autoritaire.

— Pardon ?

— Y a-t-il du tapage nocturne, un manque de savoir-vivre, des comportements inacceptables ?

— Oh non, répondit la femme ravie, les voisins sont tous très gentils et respectueux. Nous avons des relations très cordiales avec eux, et nos enfants sont amis avec les leurs.

— Et l’homme du dessus ?

— Pardon ?

Était-elle sourde ou le faisait-elle exprès ? !

— Le monsieur qui habite au-dessus vous dérange-t-il ? Il est possible que son comportement soit nuisible en ce moment.

— Ah, le monsieur du dessus ; vous voulez dire celui qui n’est presque jamais là ? Lui habite tout seul. Il n’a jamais eu de femme ni d’enfants, et je crois bien que personne n’est venu le visiter. Remarquez, si ce n’est pas sa résidence principale...

La femme haussait les épaules en souriant ; Amery paraissait à bout de nerfs.

— N’avez-vous rien remarqué d’anormal avec lui, ces derniers temps ? Ne l’entendez-vous pas parler, parfois ?

— Oh... fit l’habitante en baissant la tête.

Une nouvelle fois, Amery attendit.

— Oui, répondit l’autre doucement. C’est bien vrai qu’il n’a pas l’air dans son assiette ces derniers temps.

— Qu’avez-vous remarqué d’anormal ? l’interrogea Amery en relevant son carnet.

— Eh bien... parfois il crie. Il met sa tête hors de la fenêtre et il se met à crier un nom, je ne sais plus lequel, ou alors il pousse des cris inarticulés. J’ai aussi entendu quelque chose de lourd tomber d’un grand coup sur son sol, à plusieurs reprises. À tel point que le plafond en tremblait. Parfois, je suis dans ma cuisine et je l’entends crier, puis j’entends le bruit de chute au plafond.

— L’avez-vous vu ?

— Oui, je l’ai croisé dans l’escalier le premier jour où il est arrivé.

— Comment vous a-t-il paru ?

— Oh, vous en posez, des questions... Ma foi, de ce que je m’en souviens, il m’a paru bien aimable. Il est courtois et a de très bonnes manières, je ne comprends pas qu’il soit resté célibataire. Il doit avoir un travail qui lui prend beaucoup de temps...

— Certes, fit Amery irritée, mais vous a-t-il paru en bonne santé ?

— Ah ça... il avait l’air assez fatigué ; je suppose qu’il se peigne et s’habille mieux que cela, d’habitude. Mais il avançait normalement, alors je suppose qu’il n’est pas dans la phase terminale d’une maladie !

Et là-dessus, elle se mit à rire.

— Il m’a demandé comment allait ma famille et si je n’avais besoin de rien. Vraiment charmant ! Par contre, avant de m’apercevoir, il avait l’air terriblement malheureux. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa vie, mais cela ne doit pas être très beau à voir.

— Oui, en effet, fit Amery en soupirant.

— Le connaissez-vous, Madame ? réagit son interlocutrice. A-t-il perdu quelqu’un ? Je devrais peut-être monter lui présenter mes condoléances.

— Non, non ! Surtout pas !

— Ah ! fit une toute petite voix.

— Que vous arrive-t-il ? s’étonna l’habitante.

Une nouvelle fois, Amery paniqua. Elle posa sa main sur son ventre.

— N... non, c’est... c’est mon ventre qui gargouille. Quand ça me pèse trop, j’ai tendance à gémir comme ça... Ah, aah... oh...

— Est-ce que ça ira ? Je pourrais vous proposer un petit remontant !

— Non, non Madame, fit Amery en soufflant ; je me porte mieux, je vous remercie.

 

La femme, d’un air interrogateur, posa ses mains sur ses hanches.

— Et... et les voisins, là ? enchaîna Amery en désignant de son bras la porte de l’autre côté du couloir.

— Vous voulez dire, les voisins d’en face ? Ils sont en vacances depuis un mois.

Amery poussa un très long et léger souffle.

— Vous ne les verrez pas de sitôt... poursuivit l’autre, ils sont allés voir leur fils à Rozarria.

Tout d’un coup, elle se rétracta et parut à son tour angoissée :

— Vous... vous n’allez pas rapporter cette information, n’est-ce pas ? Je ne voudrais pas voir, après la Commission urbaine, la Commission judiciaire débarquer ici. Ce sont des gens très tranquilles, je ne voudrais pas qu’il leur arrive des problèmes ! Leur fils est là-bas pour les études et ses parents l’aident à s’installer... ils ne font partie d’aucune agence secrète ou autre bidule de ce genre.

— Ne vous inquiétez pas, Madame, je vous fais confiance, assura Amery.

— Ah, je vois que vous ne l’avez pas écrit dans votre carnet, s’exclama la femme d’un air soulagé, alors tout va bien.

Amery cligna des yeux, rangea l’objet dans les profondeurs de son manteau et tourna les talons.

— Merci, Madame, pour votre rapport.

— Oh non, vous n’allez tout de même pas partir sans boire quelque chose !

— Je suis réellement pressée, Madame. Veuillez m’excuser.

L’habitante, tandis que la femme au lourd manteau était arrêtée, plissa les yeux en fixant les siens et sourit sournoisement.

— Alors au revoir... Amy.

Et elle referma sa porte.

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