Si on lui avait dit qu'un jour, elle patienterait pendant près de cinq heures enfermée dans un bocal à cornichons en respirant de l'air aseptisé par la nuque, Ethel ne l'aurait sans doute pas cru. Pourtant, c'était bien la situation dans laquelle elle se trouvait actuellement. Et au passage, elle s'ennuyait ferme. Cette attente n'avait rien d'étonnant en soi. Les fées avaient choisi de prendre la marge maximale pour être certaines de ne pas se faire surprendre en train de manigancer leur trafic de cuves. Mais là, Ethel commençait presque à regretter qu'elles aient été aussi efficaces.
Cette sensation cessa à l'instant même où la porte coulissante qui verrouillait la salle de conditionnement s'ouvrit sur l'homme à la blouse et au blason. Cela faisait déjà un moment que les fées avaient clos les yeux par sécurité. Toutefois, quand elle sentit les vibrations annonçant que la pince s'approchait pour livrer le carton à l'entrée, elle glissa un regard entre ses cils vers l'entrée. Ethel était presque certaine qu'il s'agissait du même homme que la dernière fois… Il était masqué, comme tous les autres, mais elle reconnaissait sa carrure en plus de son écusson étrange. Bientôt, elle n'eut plus le loisir de voir quoi que ce soit, puisque la pince referma le carton pour le scotcher solidement. Le sort en était jeté. Elles n'avaient plus qu'à croiser doigts, doigts de pieds et ailes éventuelles pour que tout se passe bien…
Ethel eut le temps de compter jusqu'à 500 avant de sentir le sol heurter le carton et se répercuter à travers les vibrations du liquide dans sa cuve. Malheureusement, cela ne sonna pas la fin de son attente pour autant. Ce Noël-ci, Feniel n'était visiblement pas si pressé que ça d'accorder un coup d'oeil à sa marchandise si couteuse. Pourtant, l'heure était fixée très précisément sur l'agenda que Masami était parvenu à épier. Mais qui pouvait dire quelle heure il était, enfermé de cette façon… Ethel ferma vivement ses paupières dès qu'elle sentit un rayon de lumière filtrer à travers le carton. C'était l'heure.
Elle sentit un poids descendre dans son estomac, et se demanda bêtement si c'était ça, cet étrange mélange de peur et d'excitation, que ressentait Masami avant d'entrer en piste, lorsqu'elle était encore dans son cirque. Elle sentit que des boîtes bougeaient à côté d'elle. Elle mourait d'envie d'ouvrir les yeux pour vérifier ce qu'il advenait de ses camarades, mais elle se força à rester stoïque. Ça n'était vraiment pas le moment de tout faire foirer. Comme convenu, elle attendit donc sagement d'être déposée sur son étagère comme un bibelot décoratif. Son tour vint bientôt. Elle sentit sans le voir le vide sous le caisson transporté par les pattes d'araignée du directeur, puis le léger choc qui lui indiqua qu'elle était rangée. Elle risqua un rapide coup d'oeil à travers ses cils, mais se ravisa bien vite.
Elle avait pu voir un oeil énorme à travers la vitre. L'oeil de Feniel Fanry, bien sûr, agrandi deux ou trois fois à travers son fameux lorgnon sophistiqué. Elle était donc en train d'être passée en revue. Bien. Ça signifiait certainement qu'il ne s'était rendu compte de rien. Elle attendit donc une ou deux minutes avant de jeter un nouveau coup d'oeil. Comme prévu, il était parti, et elle avait une vue imprenable sur le cadran digital incrusté dans le bureau de bois qui indiquait : 22h37. Elles s'étaient donné rendez-vous à 22h40 précises pour jaillir hors de leurs boîtes, si aucune n'avait été "activée" avant par Feniel. Ce moment allait visiblement arriver plus vite que prévu, jubila-t-elle en voyant que le détestable humain semblait rester plus longtemps sur une boîte précise. Il le vit en effet retirer Clo avec délicatesse de sa cuve. Celle-ci laissa des petites gouttelettes s'écouler sur le sol alors qu'il l'emmenait pour l'étendre sur son bureau.
Même comme ça, les cils emperlés de liquide bleu, Ethel la trouva magnifique. Pas magnifique parce qu'elle possédait le physique irréelle d'une fée. Magnifique parce qu'elle savait que, derrière ces paupières closes, se tenait une jeune femme aussi vive que sincère, toujours prête à aller au bout des choses pour rendre son entourage heureux, si bougon fut-il. Il n'était pas vraiment l'heure pour ces pensées, mais elle n'y pouvait rien ; elles surgissaient de plus en plus souvent sans prévenir dans sa cervelle. Une chose était sûre. Elle devait maintenant s'extirper de sa cuve au plus vite pour lancer l'attaque. D'ailleurs, c'était bizarre que Mélusine n'ait pas réussi en premier. Elle chassa la légère angoisse qui l'étreignit à cette pensée. Peut-être que toutes étaient en train d'attendre que les autres donnent le premier élan. Mais elles n'allaient pas attendre indéfiniment, bon sang ! Clo devait être terrifiée, dehors, toute seule. Elle pressa donc le bouton discrètement ajouté par Mélusine pour activer un déverrouillage d'urgence depuis l'intérieur - fonction qui n'était évidemment pas prévue à l'origine -. Elle sentit le liquide se vider à toute vitesse, et le couvercle s'ouvrit exactement comme prévu. Jusqu'ici, tout se déroulait à merveille.
Elle vit le scientifique prendre Clo par une jambe et agiter doucement son corps comme s'il s'agissait d'un vulgaire jouet, et son sang ne fit qu'un tour. Elle voulut attraper la tige de métal aiguisée planquée au fond de sa cuve, mais elle ne rencontra qu'une sorte de bouillie infâme. Elle n'avait pas le temps et les autres n'avaient pas l'air de réagir. Elle jura, et arracha violemment le tube de sa nuque, provoquant une brûlure qui se mit à laisser s'écouler un liquide chaud dans son dos. Elle n'en avait pourtant strictement rien à cirer. Elle s'élança vers le bureau pour récupérer Clo, espérant que les autres suivraient le mouvement. Évidemment, qu'elles allaient suivre le mouvement, se corrigea-t-elle. Tout s'était déroulé à la perfection jusqu'ici.
Bizarrement, elle parvint sans encombre à arracher Clo de l'étreinte molle de Feniel, et atterrit sur une étagère en hauteur, prête à intervenir lorsque les autres surgiraient de leurs cubes comme des diables de leur boîte. Oui, mais voilà. Les autres ne surgissaient pas du tout de leurs boîtes. Clo serrée tout contre elle, Ethel lança un regard mi catastrophé, mi-courroucé, en direction des boîtes trafiquées. Mais qu'est-ce qu'elles foutaient, enfin ?! C'est alors qu'elle le remarqua. Sacha, Sera, Masami et Mélusine étaient en train de tambouriner de toutes leurs forces contre les parois de leurs caisson, la bouche ouverte sur des cris silencieux. Leurs yeux étaient emplis de panique. Ethel les regarda sans comprendre quelques secondes.
Quelque chose n'avait pas fonctionné. Cette phrase tourna en boucle dans sa tête pendant de longues secondes, la tétanisant sur place. Quelque chose n'avait pas fonctionné. Et elle ne savait absolument pas quoi faire. Et elle ne pouvait pas se permettre du tout de ne pas savoir quoi faire, là, tout de suite. Bien. Réveiller Clo, immédiatement. D'ailleurs, pourquoi faisait-elle toujours semblant de dormir ? C'était absurde. Son estomac, qui avait toujours une longueur d'avance sur elle, se contracta d'un cran. Elle secoua doucement Clo qui ne réagissait pas.
"Clo. Clo ! Je suis là maintenant, quelque chose a merdé, il faut que tu te réveille." Elle se mit à genoux pour mieux tenir le corps de Clo qui était complètement désarticulé.
"Clo. Clo, réveille toi !", se mit-elle à crier sans plus se soucier de Feniel, de la Fairy ou de quoi que ce soit d'autre qu'une petite fée rousse qui puisse se trouver dans ce monde. "Réveille toi", répéta-t-elle inlassablement en gémissant pitoyablement, comme si la réalité pouvait s'en trouver changée. Mais Clo ne se réveillait pas. Retenant son souffle, Ethel colla sa poitrine contre son oreille refusant de relâcher son étreinte sur elle. Le corps était glacé. Ça pouvait être normal après ce long séjour dans une cuve, non ? tenta-t-elle de se convaincre désespérément. Mais elle ne trouva pas d'explication rationnelle pour ce coeur qui ne battait plus. La réalité la percuta enfin de plein fouet. Clo était morte. Absurdement, totalement, incompréhensiblement morte.
Elle la serra contre elle encore et encore, elle la berça, comme si ça pouvait encore changer quelque chose, passant doucement sa main dans ses cheveux encore humides. Mais ça ne changea pas la réalité, évidemment. La réalité ne voulait jamais changer les choses terribles. Elle sentit sa gorge se serrer et sa poitrine se contracter, régulièrement, à petits hoquets. Mais, bien entendu, elle ne pouvait toujours pas pleurer. "Je suis désolée, Ethel, les fées ne peuvent pas pleurer", entendit-elle en elle-même comme en écho. Et puisqu'elle ne pouvait toujours pas pleurer, elle hurla à s'en déchirer les poumons.