Chapitre 17 : Ethel

Notes de l’auteur : Bon, je vais me lancer dans un semblant de nouveau nanowrimo pour écrire une deuxième version de cette histoire, donc il serait temps que je finisse de la poster pour recueillir vos avis !

Chapitre 17 : Ethel


Assise sur un immense lit qui faisait pour elle plus ou moins la taille d'une piscine, Ethel fixait le mur richement décoré de moulures dorées sans le voir. Elle ne parvenait plus à entendre ses propres pensées, au milieu du tumultes que produisaient sous son crâne les échos des événements récents. Et pour être honnête, ça n'était sans doute pas plus mal comme ça. Dès qu'elle essayait de se remettre à penser, il y avait une énorme douleur, en travers, qui lui barrait la route. La douleur s'appelait Clo, et elle prenait toute la place dans son esprit lorsqu'elle se mettait à se souvenir. Si on lui avait demandé, à cet instant, elle aurait sans doute répondu qu'elle acceptait d'être entièrement reconfigurée, de ne plus être elle-même, si cela pouvait lui faire oublier le gouffre béant qui la déchirait en deux. Malgré la situation, elle avait dormi de longues heures, quand on l'avait déposée dans cette chambre immense, tentée par le vide oublieux que constituait son sommeil sans fond. Malheureusement pour elle, le sommeil, ça ne durait pas indéfiniment. Les évènements d'il y a quelques heures lui revenaient maintenant en mémoire de plus en plus précisément, et elle sentit son corps se contracter une fois de plus douloureusement.


"Oui, navré, ça ne m'arrange pas non plus, à vrai-dire… Ce sujet avait l'air très intéressant", avait lancé Feniel Fanry en entendant le cri de douleur d'Ethel. Sans qu'elle puisse réagir, il l'avait attrapée par les ailes comme un un vulgaire insecte pour la ramener sur son bureau, où contre toute attente, il l'avait installée confortablement sur un siège parfaitement adapté à sa taille. Les bras crispés sur Clo, elle avait refusé de la lâcher. Et puis, Feniel avait prononcé des mots terribles qu'elle n'avait pas compris : "Je dois t'adresser de grands remerciements, Ethel. Tout a fonctionné à merveille, grâce à toi". Le sourire de Feniel était parfaitement sincère, et son ton dénué de la moindre ironie, ce qui rendait ses propos encore plus absurdes à avaler. Derrière leurs vitres, les autres la regardaient d'un air effaré, leur incompréhension parfaitement lisible sur leur visage. Seule Sacha, qui devait avoir déjà compris, lui adressait un regard chargé de déception et de colère. Il glissa sur Ethel, qui nageait totalement dans un océan d'interrogations. Toute cette colère ne pouvait pas lui être adressée. Elle ressentait trop de tristesse pour ça.

"Qu'est-ce que vous… voulez dire", se sentit-elle articuler comme dans un rêve. Elle sentait qu'il fallait qu'elle gagne du temps, du temps pour trouver une solution, une réponse, au moins, à cette terrible situation dans laquelle elle semblait avoir un rôle qu'elle n'avait pas choisi. Encore un.

"Et bien, tu vois, cela fait un moment que je suis au courant qu'il existe une petite… tribu de fées échappées de mon laboratoire. Non pas que cela me dérange, bien au contraire !" s'exclama Feniel. Il n'aurait pas employé un ton différent s'il avait parlé de cueillette de champignons. "Je les ai laissées se développer dans leur coin. En fait, j'étais extrêmement curieux de voir comment mes créations ratées pouvaient se débrouiller de leur côté." Alors c'était ça. Les caméras de surveillance basiques, les consignes qui n'étaient visiblement pas transmises avec zèle, le système de sécurité digne d'un supermarché plus que d'une entreprise à plusieurs milliards d'euros… Tout ça, c'était du flan.

"Oh, ma puce… Je vois bien que tu as vraiment cru avoir vaillamment échappé à toute ma sécurité, c'était d'ailleurs adorable à observer", lui asséna Feniel sur un ton soyeux horriblement condescendant. "Mais dis-moi… Tu ne t'es pas demandée d'où te venaient ces plans, ces subites connaissances sur le fonctionnement de la Fairy, ou même cette envie violente de mettre ton plan un peu bancal à exécution ? C'était inarrêtable, n'est-ce pas, cette sensation de puissance", souffla-t-il dans un sourire venimeux. Les pièces du puzzle se mettaient lentement en place dans le cerveau d'Ethel, dévoilant morceau par morceau l'étendue du tableau horrifique qu'elle avait, elle le comprenait maintenant, elle-même dessiné trait par trait. Elle effleura nerveusement l'inscription au creux de son oreille. Un geste mû par l'habitude. Tout s'assemblait peu à peu.

Ces informations qu'elles n'aurait pas dû avoir.

Dont elle avait délibérément caché la provenance aux autres fées, pour ne pas perdre leur confiance.

Le fait qu'elle était bien moins abîmée que les autres à son arrivée.

Qu'elle n'avait pas toutes les compétences qu'une fée doit avoir. De l'espace mémoriel, ni plus ni moins. Pour quelle autres compétences plus utiles à Feniel ?

Qu'elles n'aient pas trouvé, malgré leurs recherches, d'autre exemplaires du nom de série "Ethel".

Un autre mur de réalité l'atteignit en plein visage. C'était elle qui les avaient menées ici. Droit dans la gueule du loup. C'était à cause d'elle que le corps de Clo reposait inerte dans ses bras. Sans qu'elle n'esquisse un mouvement, Feniel lui raconta posément, avec une légèreté propre à ceux qui n'ont rien à se reprocher, comment il avait modifié le processus habituel sur la chaîne pour lui injecter des caractéristiques particulières indétectables à l'analyse et l'en faire sortir volontairement indemne. Comment elle avait accompli son rôle à la perfection en gagnant leur confiance et en les amenant ici afin qu'il puisse les observer. Comment il avait regardé avec délectation leur petit plan se fomenter selon les instructions données par Ethel. Comment, enfin, il lui avait suffi de changer quelques paramètres sur les cuves pour désactiver la fonction de déverrouillage par l'intérieur et ajouter une petite dose de paralysant, pour faire bonne mesure. Les fées qu'il convoitait, livrées sur un plateau d'argent, par la voie habituelle. Par mesure de sécurité, tout de même, il avait répandu une couche d'acide sur le fond de la boîte d'Ethel pour désintégrer son arme, étant donné qu'il comptait la laisser sortir. Pourquoi, d'ailleurs ? La question surnageait dans l'esprit engourdi d'Ethel sans que la réponse parvienne à l'intéresser réellement. Feniel prononça alors les mots qui la tirèrent de sa léthargie.

"Tu sais Ethel, j'ai toujours cru en la supériorité de l'humain sur la machine. C'est pour cela que mes créations reposent toujours sur une base biologique et qu'elles sont si merveilleuses. N'était-il pas naturel que je sois curieux de la façon dont elles évoluent en dehors de mes cadres ?" Il semblait qu'elle lui avait apporté le plus beau des cadeaux de Noël tant son visage était illuminé d'une joie sincère. Elle comprenait mieux pourquoi il n'avait jamais éveillé aucune suspicion lors de ses interviews dans les médias. Il exsudait une horrible et franche sincérité par tous les pores de sa peau.

"En somme… Je suis un humaniste."

Ce fut le mot de trop. Il perça la couche de tétanie qui engourdissait l'esprit d'Ethel, la piqua au vif, réveilla au passage toute la douleur qu'il venait de lui infliger, qu'il lui avait déjà infligé auparavant. Laissant Clo comme endormie contre le sofa, elle concentra toute sa rage dans ses ailes pour foncer vers son visage. Son objectif n'était pas beaucoup plus clair dans sa tête que "lui faire très très mal". Bien évidemment, Feniel n'était pas homme à avoir exclu cette possibilité. Mais même si il l'avait fait, elle n'était actuellement pas de taille à lui infliger quoi que ce soit. Elle n'était qu'une petite fée, un jouet conçu pour le bon plaisir des "enfants, de 7 à 77 ans…"

Il l'attrapa comme on cueille une larme au coin d'une joue et l'emprisonna doucement mais fermement dans ses doigts arachnéens. Elle se débattit de toutes ses forces, et ça n'était rien pour lui. Elle griffa, cogna, se jeta contre les parois de chair sans obtenir le moindre résultat. Cette fois-ci, ce sont des larmes de rage qu'elle aurait aimé verser. L'ennui, c'est que toutes ces émotions diverses passaient par les même canaux lacrymaux. Alors elle ne pleura toujours pas. Elle s'étouffa, en revanche, admirablement bien. Submergé par le trop plein d'émotions, écrasée par une culpabilité sans fond, elle se retrouva soudainement incapable de respirer. Sa vision commença à s'obscurcir. Elle eut encore le temps de voir les autres fées qui continuaient à tambouriner contre le verre inlassablement avant que Feniel ne lui ronronne une petite ritournelle.

"Là, là, tout va bien, tu vas dormir maintenant…" Elle sentit une aiguille lui perforer la peau et le voile obscur remplit son champ de vision jusqu'à l'éteindre complètement.

"Clo", fut sa dernière pensée. Maintenant qu'elle se réveillait, dans cette grande chambre absurde, elle était la première, et rien, strictement rien, n'avait changé. Elle avait un mal de crâne à réveiller un mort, mais c'était bien le cadet de ses soucis. Pour un peu, elle aurait été contente de ressentir une douleur physique si ça avait pu l'empêcher de cogiter un peu moins. Elle se laissa tomber sur le dos au milieu du lit immense, froissant ses ailes au passage. Elle savait qu'elle devait faire quelque chose au sujet de Sera, de Sacha, de Mélusine et de Masami… Mais elle se sentait vide de toute volonté. Et si elle n'avait rien pu faire avec elles, qu'est-ce qu'elle aurait bien pu faire toute seule ? C'était là l'ironie de la chose. C'était elles qui lui avaient fait croire à la force du travail en commun, et voilà qu'elle se retrouvait à nouveau seule face à une tache incommensurable. Par sa faute. Elle ferma les yeux, dans l'espoir de dormir encore, pour oublier que là, quelque part, ses compagnes étaient peut-être en train de se faire disséquer "avec humanisme" par un fou furieux au visage doux.

La porte de "sa" chambre s'ouvrit, ne lui laissant pas le loisir de cet oubli délicieux. C'était l'homme à la blouse et au blason, qu'elle avait déjà croisé par deux fois. Ainsi, elle ne s'était pas trompée. Elle ne savait pas exactement où elle se trouvait, mais pour que cette chambre tout droit sorti d'un film historique s'y trouve, c'est qu'il devait s'agir d'une zone privée et importante de l'usine. L'homme était dans les bonnes grâces de Feniel. Une chose attira son attention, ce que Ethel ne pensait pas possible en cet instant où elle vacillait littéralement au bord du gouffre. Une sensation, d'abord, qu'elle ne s'expliquait pas, lui disait que cet homme lui était curieusement familier. Elle ne l'avait pourtant vu que deux fois en tout et pour tout. Mais surtout, de façon plus prosaïque, il ne cessait de jeter des coups d’œil stressés autour de lui, et marchait sur la pointe des pieds. On sentait qu'il faisait là quelque chose qu'il n'était pas supposé faire, et qu'il ne devait pas y être très habitué. Ethel se redressa et s'assit en tailleur pour mieux le détailler. Il se dandina d'un pied sur l'autre, l'air gêné, et s'assit finalement à côté d'elle, si l'on pouvait dire tant la différence de taille était démesurée, sur le lit.

"Ethel… C'est ton vrai nom, tu sais", lui lança-t-il comme s'il essayait de lancer une conversation. Sa voix était curieusement étouffée, comme s'il parlait à travers une sorte de filtre. Alors c'était pour ça, qu'elle avait ce fameux "E" en tête, en sortant de la chaîne de fabrication ? Ça n'était pas un truc rajouté par Feniel, pour une fois ? Ça ne lui disait pas, en revanche, pourquoi ce drôle d'individu s'introduisait à la façon d'un ninja coincé dans le corps d'une otarie dans la chambre où on la gardait pour lui lâcher cette information a priori peu utile.

"Feniel a bien voulu le garder parce qu'il est féru d'histoire et que… c'était aussi le nom d'une espionne soviétique, dans les années 1950. Enfin, plus ou moins, d'après ce que j'ai compris. Voilà. Et heu… Je suis désolé pour ce qu'il t'a fait."

Ethel ne répondit rien, un peu éberluée par cette intervention plus qu’inattendue. Elle avait l'impression de redécouvrir ce qu'était un "humain", cette petite chose pas si mécanique qu'elle avait connu autrefois. Ça lui paraissait lointain. L'homme masqué quitta rapidement la pièce et déposa un bol sur la table de nuit. Il parut ennuyé de ne pas avoir réalisé que la taille de l'objet serait démesurée pour Ethel, et tournicota un instant avant de disparaître en claquant la porte, ne voyant visiblement pas quoi ajouter. Ethel s'approcha du bol. Aucun doute : il s'agissait de sa marque de nouilles instantanées préférées. Elle esquissa malgré elle un petit sourire. Le pouvoir que la nourriture avait sur son moral l'étonnerait toujours. Elle aurait pu se faire une baignoire de ce gigantesque bol de nouilles si elle l'avait vraiment voulu. Un moment de folie douce la saisit alors. Et pourquoi pas ? Qu'est-ce qu'elle en avait à foutre, après tout ce qu'il s'était passé ?

Réalisant ainsi probablement le geste le plus absurde et le plus décalé de toute sa vie, elle se dévêtit entièrement avec délectation. Elle ôta pièce de vêtement par pièce de vêtement, comme on épluche le dessous talé d'un vieux légume, et se glissa dans le bouillon chaud et odorant. La sensation était à la fois étrange et jouissive, mais il lui fallait au moins ça pour sortir du néant dans lequel il lui semblait qu'elle pouvait basculer à chaque instant. Elle mangea goulument quelques nouilles tout en aspirant l'eau de son "bain", et pendant tout ce temps, elle se sentit enfin capable de réfléchir. Au moins, ce qui était certain, c'est que cette envie subite qu'elle venait de satisfaire sur un coup de tête n'avait très probablement pas été programmée par Feniel, songea-t-elle d'abord avec satisfaction. Tentant d'écarter le visage de Clo qui revenait la hanter jusque dans son bain de nouilles, elle fit le tri sur les nombreuses informations que venait de lui apporter l'homme en blouse. Bien plus nombreuses que ce qu'il pensait, à n'en pas douter.

Première information, et non des moindres : cet homme était son frère. Comment et pourquoi il était arrivé là, elle n'en avait pas la moindre idée. Mais plus elle y repensait, plus elle en était certaine. Sa carrure, qui lui paraissait si familière, sa voix, qu'il avait tenté d'étouffer par un mystérieux procédé… Tout en lui lui criait son identité. Mais si elle avait eu un doute, elle ne voyait pas qui d'autre aurait pu savoir quel était son nom d'origine et par dessus le marché deviner sa marque de nouilles préférée au milieu de tout ce foutoir.
Deuxième information de poids, son frère n'était visiblement pas quelqu'un de totalement anodin au sein de la Fairy Factory, s'il avait accès à ce genre de lieu. Et troisième information, il ne lui faisait pas l'effet d'un fieffé connard, ce qui était un bon début. Elle se demandait bien comment il avait bien pu se faire happer par la Fairy alors qu'il était parti jouer les rebelles dans les quartiers rouges… C'était un questionnement qu'il lui faudrait certainement résoudre pour déterminer si elle pouvait le faire basculer de leur côté ou non. Parce que c'était ça, la conclusion à laquelle elle en arrivait, à force de mariner dans son bouillon au poulet coco épicé. Si elle arrivait à mettre un gradé de la Fairy dans leur camp, alors il n'était peut-être pas impossible de sauver ce qui pouvait encore l'être…

Elle reprit une grande goulée de bouillon, grignota ce qui passait à sa portée jusqu'à remplir le ventre complètement, et consentit à sortir de son bol. Elle sentait la graisse et le lait de coco dégouliner sur la moquette immaculée, et cela lui procura une petite satisfaction absurde. Elle alla tout de même se doucher dans le lavabo qu'elle avait repéré dans la pièce à côté, puis se rhabilla. Elle se sentait un peu plus d'attaque pour tenter d'élaborer un semblant de plan. Son coeur se serra à cette idée. La dernière fois, ça ne lui avait vraiment pas réussi… Mais si Clo avait été là, elle l'aurait surement secouée comme un prunier de toute son énergie invasive jusqu'à ce qu'elle se décide à voler au secours des autres. Alors c'est ce qu'elle allait faire. Elle aurait tout le temps pour ne pas pleurer toutes les larmes de son corps une fois qu'elle aurait fait exploser cet endroit.

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