Bintou discutait avec un client tandis que deux autres observaient les produits lorsque la porte s’ouvrit. Elle leva les yeux un instant pour découvrir que l’eoshen était de retour. Une lune après son départ ? Jamais aucun d’eux n’était revenu aussi vite !
- Excuse-moi, lança Bintou à son client avant de se tourner vers le nouveau venu. Que tes nuits soient sombres, eoshen. Un problème avec mes produits ?
- Sortez, ordonna l’eoshen d’une voix sèche.
En un claquement de doigts, la boutique fut vide. Bintou contacta le shen et l’utilisa afin de déplacer le panneau extérieur indiquant la boutique fermée jusque devant la porte. L’eoshen souhaitait être seul avec elle. Elle fit en sorte qu’il obtienne satisfaction.
Bintou frémit et recula d’un pas en constatant la naissance d’une Nech’i kwasi dans la main droite de l’eoshen.
- Qu’est-ce qu’il y a ? s’étrangla-t-elle.
- Qu’est-ce que tu m’as fait ? gronda-t-il.
- Quoi ? s’exclama Bintou. Comment ça ?
- Qu’est-ce que tu m’as fait ? répéta-t-il d’une voix glacée.
La boule grossissait. Bientôt, elle serait prête à être lancée. Il restait peu de temps.
- Je ne comprends pas, assura Bintou.
- Quand j’étais endormi, précisa-t-il. Qu’est-ce que tu m’as fait ?
Il s’approchait. Bintou, qui avait gardé le contact avec le shen, voyait danser son assemblage magnifique autour de lui. À l’endroit du précédent nœud, il n’y avait plus rien. Les fils s’entrecroisaient avec leurs voisins, renforçant harmonieusement l’ensemble. Bintou en fut rassurée. Ils étaient bien mieux là.
- Je ne t’ai rien fait, mentit Bintou. Je ne sais pas de quoi tu me parles.
Il leva la main, prêt à lancer.
- J’ai dénoué un nœud, avoua Bintou en tremblant de la tête aux pieds.
La main se baissa, la boule restant à l’intérieur.
- Tu as… quoi ?
- J’ai dénoué un nœud, dit-elle en regardant l’épaule. D’ailleurs, il y en a un autre, là, remarqua-t-elle en désignant la hanche gauche.
- Un… nœud… bafouilla l’eoshen. J’avais un nœud et tu l’as enlevé. Et j’en ai un autre… là, dit-il en désignant sa hanche de sa main gauche.
Bintou hocha prudemment la tête.
- Soit… lança-t-il. Défais-le.
Bintou n’était pas bien sûre d’avoir compris.
- Enlève le nœud, insista-t-il.
Bintou ne saisissait pas.
- Refais ce que tu m’as fait la dernière fois, répéta-t-il.
Bintou ne bougeant pas, il leva la main droite, rapprochant la Nech’i kwasi d’elle. Elle sursauta, gémit puis bafouilla :
- D’accord, d’accord… Je l’enlève !
Bintou s’agenouilla pour se retrouver à la bonne hauteur et effleura les fils. Instantanément, une violente douleur parcourut son bras, souffrance exactement identique à la Nech’i kwasi, en plus faible cependant. Elle lâcha tandis qu’il sursautait.
- Non, pas exactement, dit-il. Elle m’a… Je ne sais pas décrire cela. C’était… non, pas désagréable, étrange.
Bintou comprit qu’il ne lui parlait pas. Il discutait avec les autres eoshen et le faisait à voix haute probablement sans même s’en rendre compte.
- Tu l’as défait ? demanda-t-il.
- Non, gémit Bintou.
- Hé bien ! Qu’attends-tu ?
- Ça fait mal ! s’exclama-t-elle.
- C’était le cas la dernière fois ?
- Non. Tu dormais !
- Alors serre les dents et défais ce nœud.
- Mais…
La Nech’i kwasi à quelques doigts de son visage l’encouragea à reprendre. La même douleur partit de ses doigts, brûlant sa peau, explosant dans ses os, déchiquetant les muscles.
- Ferme ta gueule, ordonna-t-il méchamment. Serre les dents et fais-le. Tu préfères ça ?
Bintou secoua la tête face à la menace éblouissante très près d’elle. Elle grimaça, serra les dents, respira profondément puis s’activa à défaire le nœud, malgré la souffrance qui irradiait dans ses bras. Au moment où les fils furent libérés, l’intensité augmenta brutalement et Bintou s’écroula, le torse transpercé.
- Oh la vache ! C’est merveilleux ! J’ai déjà ressenti cela après une méditation longue et profonde. Quel bonheur ! Et ça continue ! Ça s’amplifie encore ! Oh ça y est, ça stagne. Je me sens tellement bien ! Hein ? Ouais, ouais…
Il posa sa main sur l’épaule de Bintou et la jeune femme reprit le contrôle de son corps. Elle se releva doucement, guettant la réaction de l’eoshen. La Nech’i kwasi était toujours présente dans sa main droite.
- Reprenons… Tu as profité que j’étais endormi pour me faire quelque chose…
- D’agréable apparemment ! tenta de se défendre Bintou.
- Tu me permets ? demanda l’eoshen en regardant en l’air.
Il fixa ensuite Bintou et annonça :
- Il me permet.
La Nech’i kwasi fila vers elle et elle tomba, le corps broyé en mille morceaux. Lorsqu’elle s’éveilla, elle était de nouveau au foyer. Son tourmenteur était devant elle. Elle contacta son moi intérieur qui lui répondit. Elle ne savait pas trop si elle avait le droit de se lever.
- Je suis désolée, dit-elle.
- Je m’en fous. T’as fait une erreur. T’as été punie. C’est tout. C’est simple. Est-ce que j’ai d’autres nœuds ?
Bintou gémit.
- T’en veux une autre ?
Elle secoua la tête, contacta le shen, se leva doucement et s’approcha, observant l’assemblage.
- Qu’est-ce que tu vois ?
- Quoi ?
- Tu sembles utiliser tes yeux, indiqua-t-il. Alors… Qu’est-ce que tu vois ?
- Vous… ne le voyez pas ? demanda-t-elle en utilisant volontairement le « vous » du pluriel, consciente qu’elle n’était pas réellement seule dans cette pièce avec cet eoshen mais que toute la communauté écoutait.
En réponse, il la transperça des yeux.
- C’est toi qui pose les questions, dit-elle et il hocha la tête d’un air grave. D’accord. Euh, je… Tu me demandes ce que je vois quand je te regarde toi, spécifiquement ?
- Tu ne vois pas la même chose chez tout le monde ?
- Non…
- D’accord, euh… Commence par… le premier que tu as vu… proposa-t-il.
- C’est le professeur qui m’a appris à cesser de me répandre.
- D’accord, et alors, tu as vu quoi ?
Bintou décrivit les fils, le filet, la luminosité, les nœuds.
- Les fils, gros ou petits, flottent librement autour de nous ?
- Non, indiqua Bintou. Ils sont attachés par endroit… des sortes… d’ancrages… plus ou moins gros…
- Plus ou moins gros ? répéta-t-il.
- Oui… chez les apprentis, ils sont gros…
Bintou ferma le poing.
- Chez le professeur, c’était… le poing d’un nourrisson.
- Et chez moi ?
Bintou observa l’assemblage. Par endroit, les tissus se rapprochaient du corps pour y être attachés de manière très discrète.
- Un grain de sésame.
- Un grain de sésame ? répéta l’eoshen avant de se regarder lui-même, surpris.
Il leva la tête. Bintou comprit qu’il écoutait les autres eoshen lui parler.
- Est-ce que les non eoshen ont un assemblage ?
- Oui, répondit Bintou qui avait pu voir celui de Yarhi lorsqu’elle avait déplacé l’alambic.
- C’est pareil que nous ?
- Non, indiqua-t-elle. Il n’y a pas d’ancrage. Les fils flottent librement et sont verticaux, aucun horizontal. Il n’y a pas de maillage, juste des chemins droits, le long du corps.
- Tu as un assemblage ?
- Moi ? Je… Je ne sais pas.
- Tu ne vois rien quand tu te regardes, supposa l’eoshen.
- En effet. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas.
- Tu ne peux peut-être pas voir le tien. Et donc, dans mon tissu ancré par des grains de sésame, il y a des nœuds rompant l’harmonie ?
Bintou grimaça.
- Oui, admit-elle. J’en vois trois.
- Très bien, la félicita-t-il. Sortons.
Bintou soupira d’aise. Il ne lui avait pas demandé de lui retirer ses nœuds, lui épargnant cette horrible douleur. Dehors l’attendait le professeur sadique.
- Il paraît que tu vas essayer de me dénouer et que ça risque de te faire mal. Tu penses bien que je me suis immédiatement porté volontaire ! indiqua-t-il en souriant.
- Que vois-tu ? demanda l’eoshen nomade.
- Comme la dernière fois. Le maillage est grossier, rugueux, emmêlé. C’est moche.
- Très aimable, merci, dit le professeur.
- Essaye de démêler un de ses nœuds.
Bintou lui lança un regard suppliant qui ne reçut en retour que de la fermeté. Bintou s’approcha, avant de hurler, le bras en feu.
- Que ressens-tu ? demanda l’eoshen.
- D’après vous ? J’ai mal, putain de connards.
L’eoshen sourit en retour avant de préciser :
- C’est la même douleur ? De la même nature ? De la même intensité ?
- Non, c’est bien pire avec lui.
- Ah bon ? s’exclama l’eoshen qui, visiblement, s’attendait à l’inverse.
Il leva les yeux au ciel et Bintou s’attendit au pire.
- Touche un fil non emmêlé, ordonna-t-il.
Bintou tendit la main et le professeur ne l’en empêcha pas. Elle choisit le fil principal, un des rares à être lisse et doux. Elle le saisit avec une infinie douceur et le caressa, tandis que le professeur grimaçait.
- Tu as mal ? demanda l’eoshen à son collègue.
- Non, précisa-t-il. Je n’arrive pas à mettre de mots sur ce que je ressens. Ça crisse, ça sursaute, ça glisse, ça se tend, ça a peur, ça veut que je fuis, ça veut rester pour en avoir encore. C’est agréable. C’est atroce. Je ressens trop de choses en même temps.
- Bintou ?
- Je ne ressens aucune douleur. Je caresse juste sa ligne principale.
- Comment sais-tu qu’il s’agit de sa ligne principale ?
Elle haussa les épaules. Elle n’en avait aucune idée.
- Tu peux arrêter, indiqua-t-il et Bintou retira sa main avant de faire un pas en arrière.
Le professeur soupira d’aise tout en grimaçant de dépit.
- C’est agréable quand elle délie un nœud ? demanda-t-il à son collègue.
- Extrêmement ! annonça-t-il. En revanche, elle en souffre atrocement. Il faudrait trouver un moyen pour qu’elle puisse…
- Il suffit de vous endormir, le coupa-t-elle.
- Et se retrouver inconscient à la merci de n’importe quel danger ? Aucun de nous ne voudra.
- Tu as dit que tu ressentais la même chose parfois quand tu méditais. Ça veut dire que vous êtes capable de retirer vous-même vos nœuds, quand vous méditez. C’est peut-être ça, la solution.
- Non. Cela requiert une méditation profonde, auquel les eoshen du foyer n’ont pas accès. Quant à moi, il me faut une lune entière pour parvenir à cet état. C’est trop long.
Bintou observa l’eoshen intensément.
- Quoi ? demanda-t-il.
- La méditation, je la ressens personnellement comme un immense moment de détente, de bien-être.
- Comme tout le monde, précisa-t-il.
- Vous devez juste vous détendre ?
- Juste, oui, grinça-t-il sur un ton « plus facile à dire qu’à faire ».
- Je vais avoir besoin de matériel.
- De matériel ? T’as besoin de quoi ?
- Une table haute molletonnée, une baignoire et le matériel complet de parfumeur, alambic, distillateur… Il me faut une pièce proche d’une source d’eau et de feu.
- Rien d’autre ? demanda-t-il en souriant avant de répondre gravement : Tu auras tout ça, pas de problème.
Bintou sourit.
- Tu vas me dénouer ? demanda le professeur sadique.
- Pourquoi pas…
- Je t’en serais extrêmement reconnaissant, précisa-t-il.
- J’essayerai de ne pas te faire mal… ou pas, finit-elle en s’éloignant en sifflotant.
Le matériel arriva, élément par élément. Bintou s’était choisie deux pièces vides attenantes au rez-de-chaussée. Proche de la fontaine et du feu des herboristes, c’était parfait. Dans la pièce du fond, la baignoire apparut en premier, grand ovoïde en bois recouvert d’un linge blanc. La première salle se garnit d’étagères et d’un plan de travail. La table molletonnée arriva en dernier. Le menuisier s’en était donné à cœur joie. Le résultat était magnifique.
Bintou n’avait pas encore reçu son alambic. L’objet venait de loin et était long à préparer. Les eoshen tenaient à ce qu’il soit de qualité et avaient donc requis l’investissement des meilleurs experts du pays.
- Peux-tu faire sans ? interrogea l’eoshen nomade.
- Il y a les produits nécessaires chez Yarhi, indiqua-t-elle.
- Va chercher ce dont tu as besoin et reviens, lui permit-il.
Bintou sourit. Elle trouva la boutique ouverte.
- Bintou ! Où étais-tu ! s’exclama-t-il.
- Yarhi ! Tu es revenu ! s’écria-t-elle en le serrant dans ses bras. J’ai besoin de…
- C’est quoi cet argent ? hurla-t-il en sortant les recettes des dernières lunes.
- Les revenus de ta boutique en ton absence. Yarhi, je…
- Tu déconnes ! Tu sais combien il y a là-dedans ?
- Non, je ne sais pas compter, rappela Bintou.
La réponse le fit enfin taire.
- Les eoshen m’attendent, dit-elle. J’ai besoin de produits.
- Sers-toi, indiqua-t-il. Prends tout ce que tu veux.
Il restait interdit, indécis entre s’énerver et hurler de joie. Bintou prit quelques flacons puis repartit en courant vers le foyer.
- Tu veux commencer ? comprit Bintou.
- Commencer et finir, répondit le professeur sadique. Je suis le seul eoshen volontaire.
Bintou hocha la tête avant de lui proposer d’entrer et de refermer la porte derrière elle, au nez de l’eoshen nomade qui avait fait mine d’entrer.
- Tu vas faire quoi ?
- T’obliger à te détendre, indiqua-t-elle. Déshabille-toi.
- Non, répondit-il.
- Quelque chose dont tu puisses avoir honte ? lança-t-elle d’un ton acerbe.
Il gronda en fronçant les sourcils.
- Non, répéta-t-il. Le sexe n’est pas…
- Je ne compte pas faire ça avec toi, répliqua-t-elle en faisant une moue dégoûtée.
- Je suis laid ? demanda-t-il amusé.
Elle fut heureuse de ne plus répandre ses pensées partout autour d’elle. Ça, non, il ne l’était pas. Bintou trouvait tous les eoshen extrêmement beaux. À croire que l’embonpoint, la laideur, la difformité, les marques, les cicatrices, les boutons ou les rides n’existaient pas chez les elfes noirs. Bintou n’en avait jamais vu, chez personne. Tous les elfes noirs étaient bien faits, bien bâtis, grands, forts.
Le professeur ne dérogeait pas à la règle. Son corps n’était pas beau : il était magnifique, parfait, idéal. Cependant, Bintou ne le désirait pas. Son esprit n’en réclamait qu’un… lointain, à jamais intouchable.
- Je t’ai rendue triste. Pardonne-moi. Ce n’était pas ma volonté.
Bintou secoua la tête afin de chasser ses pensées inutiles et encombrantes.
- Non, tu n’es pas laid, répondit-elle. Il ne s’agit juste pas de sexe.
- Mais je dois être nu ?
- Oui, indiqua-t-elle. Ton assemblage va du bout de tes pieds jusqu’à la pointe de tes cheveux, en n’omettant aucune zone. Si je veux pouvoir dénouer l’intégralité, je dois pouvoir y accéder. À moins que le seul nœud que tu veuilles conserver soit celui sur ta bite.
Il grimaça en souriant puis commença à ôter ses habits. Bintou ferma les yeux et inspira fortement afin d’obtenir un maximum de flagrance. Emplie de son odeur, elle créa une huile juste pour lui.
- Je m’allonge ? demanda-t-il.
Il devait avoir terminé de se dévêtir. Dans son dos, Bintou ne pouvait le savoir.
- Oui, sur le ventre, s’il te plaît.
Les bruits lui indiquèrent qu’il s’était exécuté.
- C’est prêt. Je vais pouvoir commencer.
Elle se retourna pour découvrir des fesses sublimes. Elle rejeta ses pensées sexuelles et activa le shen. L’assemblage inharmonieux du professeur apparut.
- Tu vas faire quoi ?
- Chut, intima-t-elle.
Elle commença par sa main gauche. Il avait tourné la tête de ce côté-là. Elle voulait qu’il puisse la voir, afin de le rassurer. Tant qu’il aurait peur, il ne se détendrait pas.
- C’est agréable, mais ça…
- Chut, répéta-t-elle. Silence.
Il ferma la bouche puis les yeux et sa respiration se calma. Bintou remonta le bras, massant avec douceur. En arrivant sur l’épaule, elle atteignit un premier ancrage de la taille d’une grenade. Elle insista et le corps du professeur se détendit.
Bintou massa les deux épaules avant de descendre sur un autre ancrage, en plein milieu du dos. Son client sombra en méditation, état qu’elle reconnut aisément. Elle effleura doucement un nœud et se prit une décharge. Il n’était pas encore assez détendu.
Elle descendit pour atteindre les lombaires. Le troisième ancrage l’enfonça encore plus profondément. À ce moment-là, la porte s’ouvrit pour dévoiler l’eoshen nomade.
- Sors, ordonna-t-elle. Tu me déconcentres et tu fais entrer de l’air froid et odorant dans la pièce.
Il entra en refermant derrière lui.
- Je t’ai demandé de sortir.
- Il ne répond plus, indiqua-t-il en s’accroupissant près du professeur.
- Il médite, c’est tout, répliqua-t-elle.
- Il médite oui… mais profondément ! s’exclama l’eoshen en effleurant son collègue. C’est impossible pour un sédentaire !
- Apparemment pas, indiqua Bintou. Maintenant que tu es rassuré sur son état, peux-tu sortir, s’il te plaît ?
L’eoshen nomade retourna dehors, l’air ahuri. Bintou put reprendre. Elle termina le massage du troisième ancrage puis effleura le nœud. Rien. Les fils se laissaient défaire. Bintou sourit. Elle allait enfin pouvoir aligner tout ça.
Elle défit le nœud et sous ses yeux ahuris, les fils reprirent place d’eux-même dans l’assemblage. Bintou comprit que l’état méditatif permettait ce miracle. Le travail se faisait de manière conjointe. L’eoshen participait à sa propre guérison. Bintou sourit. Voir le filet devenir lisse la satisfit énormément.
Défaire les fils, les remettre à leur place, les laisser se ressouder, caresser afin de tendre de nouveau l’ensemble. Nœud après nœud, Bintou travailla, heureuse de voir l’assemblage retrouver harmonie et justesse. Un bâillement lui fit prendre conscience de sa fatigue. Ses yeux la piquaient. Ses bras la lançaient. Pourtant, il restait tant à faire !
Épuisée, elle décida d’arrêter tout de même. D’une caresse du shen, elle appela son client à sortir de méditation. Elle eut le temps de se laver les mains et de ranger la pièce avant qu’il ne reprenne complètement conscience. Il tenta de se lever mais eut un vertige et Bintou le rattrapa juste à temps.
- Ça va ? demanda-t-elle.
- J’ai… du mal… à trouver l’équilibre, annonça-t-il.
- Prends le temps.
Il hocha la tête en restant assis. Après quelques instants, Bintou constata qu’il avait l’air mieux.
- De l’eau chaude et du savon t’attendent dans la baignoire à côté, si tu veux retirer l’huile de ton corps.
Il hocha la tête avant de partir. Bintou profita de son départ pour nettoyer la pièce et l’aérer afin que son odeur redevienne neutre. Il revint quelques instants plus tard, propre, une serviette enroulée autour des hanches, dévoilant un torse sublime.
- Je ne sais pas très bien ce que tu as fait mais… je ne me suis jamais senti aussi bien, annonça-t-il. Je préfère ta méthode à la mienne.
Bintou sourit et resta muette tandis qu’il se rhabillait. Elle ne rêvait que d’une bonne nuit de sommeil.
- Tu as une mine affreuse ! fit-il remarquer.
- Je suis fatiguée, dit-elle.
- Appelle ton moi intérieur.
- Ça ne change rien. La fatigue est… différente.
- Dors alors. La table molletonnée est confortable.
- J’aurais trop peur de tomber. Je préfère une natte à même le sol.
- Bonne nuit, alors, dit-il avant de sortir.
Nul doute qu’il allait faire son rapport à ses collègues. Lorsqu’elle ouvrit les yeux après une excellente nuit de repos, ce ne fut que pour découvrir l’eoshen nomade devant elle.
- À mon tour, annonça-t-il alors que Bintou se frottait les yeux.
- Je vais boire d’abord, annonça-t-elle, la gorge sèche.
Elle sortit sous ses ronchonnements. Lorsqu’elle revint, il était déjà nu et allongé. Elle se permit un sourire. Encore plus pressé que la queue d’un jeune marié le soir de ses noces.
Elle prépara l’huile spécialement destinée à l’eoshen puis le massa. Il sombra de lui-même en méditation avant même le massage débuté, rendant la suite bien plus aisée. Il réagit à la perfection. Les quelques nœuds disparurent rapidement. Bintou caressa le tissu afin de l’assouplir et lorsque le résultat lui convint, elle proposa à l’eoshen de sortir de méditation, ce qu’il fit rapidement.
Pas de vertige chez celui-là qui ouvrit les yeux tout sourire.
- C’est incroyable ! D’habitude, il me faut des lunes pour atteindre un état méditatif aussi profond. Combien de nœud as-tu retiré ?
- Six, annonça Bintou. Certains étaient bien cachés. J’ai dû te retourner pour les atteindre.
Il sembla ne se rendre compte qu’à ce moment-là qu’il était sur le dos, son intimité offerte sans restriction. Ça oui, les elfes noirs étaient sexués, et même très bien sexués. Bintou avait eu tout le loisir de s’en rendre compte.
Il se leva et disparut dans la salle de bain. Bintou aéra.
- Tu veux que je t’amène tes vêtements dans la salle de bain ? proposa-t-elle.
- Volontiers, répondit sa voix lointaine.
Plongé dans l’eau, il profitait de la chaleur pour terminer ce moment agréable en douceur.
- Merci, Bintou. Pas que pour les vêtements. Pour tout.
- De rien. Ce n’est pas désagréable pour moi, ne put-elle s’empêcher de rajouter.
Il sourit en passant ses dents sur la lèvre inférieure. Bintou s’éloigna. Elle savait se tenir. Elle ne tomberait pas dans le piège de cet elfe volontairement provocateur !
Elle sortit prendre l’air sur le rebord de la terrasse. Quelques instants plus tard, l’eoshen nomade venait se placer devant elle.
- Je suis désolé, Bintou.
- Pourquoi ?
- Je dois repartir. Nous sommes peu nombreux, nous, les shale.
- Shale ? répéta Bintou qui entendait ce terme pour la première fois.
Il désigna l’extérieur du foyer. Les nomades, comprit Bintou.
- Bon courage pour vos soins et vos interventions de justice, dit-elle, ne comprenant pas bien en quoi son départ était un problème.
- Je suis censé…
Une Nech’i kwasi commença à se former dans sa main droite.
- Il a dit… que tu savais pourquoi… bafouilla-t-il clairement gêné.
Lorsque la Nech’i kwasi partit, d’une caresse du shen, Bintou la dévia et elle se volatilisa à côté d’elle sans lui causer le moindre tort. L’eoshen sursauta. Nul ne refusait la punition, jamais !
- Qu’il vienne donc le faire lui-même, cracha Bintou.
L’eoshen plissa les yeux puis s’éloigna, disparaissant rapidement derrière la lourde porte en pierre. Bintou réfléchit. Le professeur sadique étant le seul volontaire, le départ de l’eoshen shale signifiait que les talents de Bintou n’étaient plus requis au foyer. Elle pouvait retourner au village.
- Que tes nuits soient sombres, Bintou.
Elle se tourna vers l’elfe noir qui venait de prononcer ces mots pour découvrir un des deux adolescents ricaneurs.
- Que tes nuits soient sombres, répondit-elle poliment.
- Peux-tu améliorer mon assemblage ? demanda-t-il d’un ton suppliant.
Bintou cligna plusieurs fois des yeux. Un seul eoshen volontaire. Celui-là n’était qu’un apprenti. Elle activa le shen. L’assemblage était très beau : un filet de mailles fines, lisses et douces, nombreuses et harmonieuses. Les ancrages de la taille d’un petit galet ne l’enlaidissaient en rien. Bintou ne vit aucun nœud.
Elle tiqua. Quelque chose n’allait pas : l’absence de ligne principale. Tout l’assemblage ne tenait sur rien. La merveille risquait de s’écrouler à tout moment. Bintou tourna autour de lui, abasourdie.
L’adolescent resta muet, la laissant l’observer, le scruter, l’effleurer. Il attendait avec impatience et inquiétude le verdict.
- Je ne sais pas, finit-elle par annoncer. Je veux bien essayer.
Créer un fil ? Un fil principal qui plus est ? En serait-elle seulement capable ? Comment réaliser un tel miracle ? Soudain, elle le vit. Le fil existait mais il était minuscule. Il allait falloir l’agrandir… beaucoup.
- Il y a trop de nœuds ? supposa-t-il.
Bintou secoua négativement la tête.
- Alors quoi ?
- Allons dans la salle de massage. J’ai dans l’idée que tu ne me laisseras pas aisément mettre mes mains là…
Sa ligne principale, rien que ça ! Déjà qu’elle souffrait en titillant un fil extérieur emmêlé alors au plus profond de son assemblage… La méditation avait intérêt à être sacrément profonde.
- Je suis déjà entré en méditation profonde, indiqua-t-il.
- D’accord, répondit-elle, n’ayant aucune idée de si l’information était de valeur ou non.
Il se dévêtit tranquillement, pliant ses vêtements avec calme, mesurant chaque geste. Il lui donnait l’impression de prier. Les elfes noirs avaient-ils une religion ? Bintou l’ignorait.
Elle se concentra sur sa tâche : créer l’huile la plus parfaite possible. Il s’agissait de l’emmener loin, le plus loin possible car l’acte allait être abyssal. Il s’allongea et plongea en méditation bien avant qu’elle ne soit prête.
Lorsqu’elle s’approcha, il semblait déjà parti bien loin. Il l’aidait du mieux qu’il pouvait. Il semblait motivé. Elle ne le reconnaissait pas. Elle ne l’avait vu que ricaneur. Le voir grave et impliqué ne lui ressemblait tellement pas.
Elle commença le massage et l’adolescent réagit à merveilles. Après un long moment, il plongea en méditation profonde. Bintou tenta une première approche. La douleur explosa dans son bras. Elle attendit un peu de retrouver l’usage de sa main avant de reprendre, repassant sur chaque ancrage, insistant. Il lui sembla que l’adolescent atteignit un cran supplémentaire.
Elle tenta une nouvelle fois sa chance mais la souffrance, certes moindre, resta bien présente. La nuit était bien avancée. Le massage durait déjà depuis longtemps. Bintou sentait ses forces lui manquer. C’était maintenant ou jamais.
Elle attrapa le minuscule fil au niveau du foie de l’adolescent et tira, doucement, avec une infinie douceur, malgré la douleur qui irradiait dans son bras, remontant jusque dans son torse, pour atteindre ses poumons, puis son cœur et enfin son esprit.
Bintou reprit conscience pour découvrir le second adolescent ricaneur qui la secouait doucement. Elle avait mal partout. Elle appela son moi intérieur qui ne répondit pas. Elle se sentait tellement mal. Elle avait la nausée. Pourquoi son vis-à-vis ne la soignait-il pas ? Il n’en était peut-être pas capable. Ce n’était qu’un apprenti après tout.
- Tu vas bien ? demanda-t-il avant de se tourner vers l’autre toujours couché. Il ne respire plus.
Bintou se releva d’un bond en hurlant un « Quoi ? » désespéré. Le nouvel arrivé l’aida à tenir debout en la tenant par les hanches. Elle réactiva son lien avec le shen avant de regarder son client. Le long fil partant du foie volait, fouettant rageusement l’air autour de lui, perdu, cherchant désespérément…
Bintou l’attrapa avant de baisser les bras pour le ramener vers l’assemblage. Une violente décharge l’envoya s’écraser contre le mur et Bintou perdit une nouvelle fois connaissance.
La douleur revint en premier, sensation durable, pleine de certitude. L’ouïe revint ensuite.
- Il me semble qu’elle reprend connaissance, dit une voix.
- Donne lui de l’eau ! dit une deuxième.
Elle fut soulevée. Le liquide clair était tellement agréable ! Quel bonheur. On la reposa délicatement.
- As-tu assez de shen pour te soigner ? demanda la seconde voix.
Bintou activa son shen et contacta son moi intérieur qui réagit au quart de tour, lui rendant toutes ses forces. Toute douleur disparut. Bintou s’assit pour découvrir les deux adolescents ricaneurs.
- Je sais que tu viens de frôler la mort mais Bintou, je t’en supplie ! Le temps presse. Sauve mon frère, s’il te plaît ! dit l’adolescent ricaneur qu’elle fut heureuse de voir en vie.
- Quoi ?
- Fais-lui la même chose qu’à moi ! supplia-t-il.
Bintou balança sa tête à droite et à gauche. Elle n’avait pas très envie de recommencer.
- C’est qui, ton frère ?
Il désigna le second adolescent ricaneur, venu à la rescousse dans la salle de massage. Bintou activa son shen pour découvrir un assemblage plein de nœuds, grossier et inharmonieux. Lui aussi brillait par son absence de ligne principale.
- Je… suis… désolée… commença-t-elle.
- S’il te plaît, il va mourir si tu ne fais rien, annonça le premier.
- Je ne comprends pas, avoua Bintou.
- Les épreuves auront lieu demain, à l’aube. S’il n’a pas trouvé son moi intérieur d’ici là, il sera exécuté.
- Quoi ? s’exclama Bintou.
- Chaque apprenti doit monter en compétence chaque année, indiqua l’adolescent. Nous avons déjà passé tous les autres niveaux. Il ne nous reste plus que la régénération naturelle. Tu viens de me montrer mon moi intérieur, ce que cet incapable n’a pas su faire en deux générations !
Deux générations ? répéta Bintou intérieurement. Incapable ? Bintou comprit que cela faisait référence au professeur au cours duquel les deux apprentis ricanaient. Si cela faisait vraiment deux générations qu’ils l’écoutaient débiter ses âneries sans trouver leur moi intérieur, pas étonnant qu’ils ricanent. Bintou n’était pas sûre d’être capable de tenir aussi longtemps sans perdre son calme.
- Je ne t’ai pas montré ton moi intérieur. J’ai…
- Je le sens, dit-il. Je suis capable de l’appeler. Regarde !
Il attrapa un couteau, se trancha la main et la blessure se referma instantanément.
- J’en étais encore incapable hier, indiqua-t-il. C’est un miracle. Je t’en supplie. Aide mon frère !
- Frère ? répéta Bintou.
Les elfes noirs ignorant l’identité de leur mère et de leur père, ce terme se référait aux membres d’une même caste. Ces deux-là étant apprentis eoshen, évidemment qu’ils étaient frères. À quoi bon utiliser un tel terme ?
- Nous sommes…
Le mot suivant, Bintou ne le comprit pas. Elle ne l’avait jamais entendu.
- Nous avons grandi ensemble, dans le même ventre, en même temps, expliqua le premier ricaneur.
Des jumeaux, comprit Bintou.
- S’il te plaît… répéta le ricaneur, pas si adolescent que ça puisque au moins deux fois plus âgé qu’elle.
- Pourquoi dis-tu qu’il va être exécuté ?
- Parce que les épreuves sont demain et que faire ça est notre dernière possibilité, indiqua le ricaneur en montrant sa main soignée. Sauf que mon frère en est incapable. Montre-lui la voie, s’il te plaît !
Bintou était totalement perdue. Elle ne voyait que deux âmes tristes et éperdues. Ces deux-là s’aimaient, cela crevait les yeux.
- D’accord, dit Bintou.
Ils la suivirent jusque dans la salle de massage.
- Je vais t’aider, murmura le premier ricaneur à son frère. Vas-y, médite. Je vais te guider vers le fond.
Lorsque Bintou s’approcha, les deux elfes noirs se tenaient la main et celui sur la table méditait légèrement. On était très loin du compte et le soleil se couchait. La nuit y suffirait-elle ?
- Bintou, le soleil se lève ! gronda le premier ricaneur.
- Il n’est pas assez loin ! gémit Bintou.
- L’épreuve va bientôt commencer ! insista le ricaneur.
Bintou arrêta son massage en tremblant. Les larmes aux yeux, elle attrapa le fil sortant à peine du poumon gauche. Elle ne comptait pas refaire la même erreur deux fois. Cette fois-ci, elle tira en direction du point d’ancrage final, à l’épaule droite, et s’écroula.
Son cœur ne battait plus. Ses poumons restaient immobiles. Bintou le savait. Cet acte-là lui coûterait la vie. Inutile d’appeler son moi intérieur. Cela ne servait à rien. Elle était vide. Attacher ce fil de vie lui avait coûté toute son énergie. Au moins quitterait-elle ce monde dans le bonheur d’avoir aidé quelqu’un d’autre à s’élever, deux âmes désespérées à rester ensemble.
Maintenant mon hypothèse c'est qu'elle va trouver le fil principal de plein de futurs eoshens, que du coup ils vont bâcler leur apprentissage et que c'est à cause de ça qu'il y aura des catastrophes comme les terres noires.
Ou alors qu'elle va essayer de faire la même chose sur les filets de magie de la forêt mais que ça va foirer.
L'eoshen qui venait pour la punir, c'était de la part de son premier maître qui lui avait interdit de quitter le foyer ?
Oui, c'était de sa part mais elle n'était pas punie pour cette raison mais pour la même que la fois précédente.
Bonne lecture !