Chapitre 16 - Blaine

Ma nuit avait été assez courte.

J’en avais passé une bonne partie à dessiner et le reste du temps j’avais tenté de m’endormir, mais ce fut assez compliqué vu les nombreuses fois où je m’étais réveillé.

Aux alentours de dix heures, j’avais finalement ouvert mes yeux et j’avais la tête posée sur mes carnets ouverts et quelques crayons étaient éparpillés dans le lit. Jamais je n’avais eu un réveil aussi chaotique, mais en voyant les quelques croquis de la nuit, j’en étais à peine étonné.

Je rangeai alors mon matériel de dessin dans une sacoche et descendis les escaliers rapidement.

Une partie de la famille était réunie en cuisine et je franchis cette pièce pour atteindre la double porte.

Mon père me jeta un bref regard assassin sans dire un mot. Il m’en voulait encore de la veille et il allait probablement continuer ainsi jusqu’à la fin de mes jours. Ou du moins, jusqu’à ce que je corresponde à ses exigences, ce qui n’était pas près d’arriver. Malheureusement, je venais de me lancer dans une longue guerre pour protéger ma sœur.

Je quittai la demeure pour rejoindre la maisonnette. Je bravai le temps assez frais pendant quelques instants avant de m’installer confortablement dans le canapé.

Ma grand-mère m’interrompit et s’excusa aussitôt de me déranger. Je lui proposai de s’installer alors que je chercherai de quoi faire du café.

— Est-ce que tu vas bien ? me demanda-t-elle naïvement alors que j’allumais la machine à café.

— J’ai connu mieux. Mais je crois que le pire a été évité.

Je me tournai vers elle un instant pendant que la machine chauffait. Je craignais un peu cette discussion. Parce que, désormais, une partie de ma famille croyait que je me droguais. Que ce soit faux ne me gênait pas, mais j’allais devoir assumer ce mensonge, et faire comme si, ce que je ne savais pas faire. J’avais beau avoir l’exemple de ma sœur sous les yeux sauf que je ne voulais pas lui voler sa place.

Je me servis une tasse de café et m’installai aux côtés de ma grand-mère qui n’avait pas émis le moindre son jusqu’alors.

— Kayla m’a parlé, commença-t-elle en souriant. Je sais que tu l’as défendu et que c’est elle qui se drogue. Pas toi. Pourquoi tu as fait ça ?

— Parce que j’avais peur pour elle...

— C’est très noble de ta part, mais tu n’as pas à tout encaisser.

— Mamie... C'est de l’héroïne. C’est pas juste un petit joint ou que sais-je. C’est mentalement extrêmement dur.

— Ne prends pas ta mamie pour une idiote ! J’ai déjà pris des trucs comme du LSD dans ma vie.

— Pardon ?

J’apprenais des trucs nouveaux chaque jour sur ma grand-mère. Et je ne m’attendais vraiment pas à ce genre de révélations.

— Je te parle pas de drogue. Je te parle juste de toi. Je comprends pourquoi tu as fait ça pour ta sœur et tu as bien fait de la protéger vu sa fragilité. Mais pense un peu à toi mon petit. Vis ta vie.

Malheureusement, je devais avouer qu’elle était extrêmement pertinente et c’était très frustrant.

— À quand remonte la dernière fois où tu as vraiment fait quelque chose en pensant juste à toi ? me demanda-t-elle en prenant mes mains.

Encore une fois, j’étais sans voix. Je ne prenais plus vraiment le temps pour moi entre mon altruisme et mes remords. Peut-être que je ne l’avais fait qu’hier en ressortant mes carnets de dessin. Peut-être que j’avais arrêté de m’écouter en même temps que j’avais arrêté de noircir ces pages.

Je m’emparai alors de ma sacoche et sortis le carnet que j’avais utilisé la veille. Je l’ouvris et mis en évidence quelques pages. Elle fut immédiatement émerveillée.

— C’est toi qui as fait ça ?

Je hochai timidement la tête, répondant uniquement par ce simple geste.

— Mais pourquoi je n’ai pas vu ça plus tôt ?

— Parce que papa n’aimait pas ça et il voulait que je fasse du droit. Alors, sous la pression, j’ai cédé. Mais j’ai repris un peu hier soir.

— Tu devrais vraiment continuer.

Nous échangeâmes un simple sourire. C’était la première fois que quelqu’un dans ma famille me soutenait. Malheureusement, ma mère avait le même avis que mon père à ce sujet, sans même être poussée à le faire.

Mon portable se mit à vibrer et je me jetai immédiatement dessus pour voir si Charlie m’avait envoyé un message. Ce fut le cas. Elle me proposait qu’on se voie brièvement dans un café à deux rues d’ici.

— Encore ton amoureuse ? me taquina ma grand-mère.

Je lui lançai une fausse mine boudeuse et elle se contenta d’en rire.

— Allez, va la rejoindre. Je dirais à ton père que tu restes là.

— Il n’y a pas besoin de me couvrir.

— Crois-moi, on a toujours eu une famille très extrême lorsqu’il s’agit d’interdire quelque chose.

Je la fixai, assez dubitatif, ne comprenant pas vraiment où elle voulait en venir. Mais elle n’ajouta rien. Alors, je rangeai mes affaires et quittai la maison après l’avoir salué.

Il ne me fallut qu’une dizaine de minutes pour rejoindre le lieu du rendez-vous. Au vu de la date, il était assez prévisible qu’il y ait aussi peu de personnes ici.

Ne voyant pas encore Charlie, je commandai un simple cappuccino et pour faire passer le temps, je sortis mon carnet pour commencer à crayonner ce qui pouvait se trouver aux alentours.

L’ambiance était assez calme et je n’avais même pas envie de chercher à recouvrir ce bruit environnant par de la musique. Au contraire. J’appréciais cette douce mélodie de la vie.

J’entendais quelques personnes venir et s’en aller. J’entendais quelques bribes de discussion avec de nombreuses onomatopées ou encore quelques rires au passage.

À côté de ma table, il y avait un petit couple de vieux assez romantique. Ils se dévoraient du regard comme s’ils étaient rencontrés hier, mais du peu que j’en avais entendu, c’était loin d’être le cas. Pendant un instant, je me surpris à les dessiner du coin de l’œil.

Ils ne le remarquèrent qu’au bout de quelques minutes et ils furent amusés par mon croquis.

— Euh... Je peux vous le donner, lançai-je aussitôt, presque gêné.

— Non, tu peux le garder, me répondit-il, tout sourire. Ce serait dommage de le séparer du reste de ta collection de dessin.

— Ce n’est pas grave, au contraire.

Ils acceptèrent alors mon dessin. Sa compagne se pencha sur les autres portraits et je lui tendis mon carnet pour qu’elle le feuillette.

— Tu as beaucoup de talent, me fit-elle remarquer. Est-ce que tu as dessiné ta copine ?

— Non, pas encore. Mais il y a mon copain... On a rompu il y a longtemps.

Je lui indiquai le dessin de Tyler, légèrement effrayé par leurs réactions. Jamais je n’en avais parlé aussi simplement, parce que, malheureusement, je n’avais pas l’entourage le plus ouvert pour parler de ma bisexualité.

— Ça a l’air d’être un très bel homme, rétorqua-t-elle sans la moindre once de jugement.

Je me contentai de sourire. Je ne pouvais clairement pas la contredire, sinon je ne serais pas tombé sous son charme.

Elle me rendit le carnet, contente d’avoir pu y jeter un coup d’œil.

Ils se levèrent, ils étaient sur le point de partir.

— Tu peux venir prendre un café quand tu veux, me proposa-t-il. On habite dans la maison bleue au coin de la rue.

— Je ne voudrais pas déranger...

— Tu nous as dessinés, ce serait la moindre des choses pour qu’on te remercie.

— J’y penserai alors.

On s’échangea un bref sourire et ils quittèrent le café où ils croisèrent Charlie à l’entrée. Elle les laissa poliment sortir avant de rentrer à son tour. D’ici, je pouvais sentir sa bienveillance et son sourire illuminait vraiment la pièce.

Parfois, je n’arrivais pas à croire qu’une fille qui semblait aussi joyeuse qu’elle en apparence ait pu vivre de nombreuses atrocités. Heureusement, elle en avait tiré le meilleur et j’espérais un jour pouvoir faire comme elle, avoir la même force et ténacité de vivre.

Elle pressa son pas dès qu’elle croisa mon regard et s’installa à mes côtés. Elle s’excusa de son regard dans un flot de paroles presque incompréhensibles. Mais je me fichais assez qu’elle s’éternise à ce point sur ses excuses, son visage était expressif et j’avais terriblement envie de poser mes lèvres sur les siennes. Malheureusement, même si le lieu était assez vide, nous ne pouvions pas prendre le risque.

Elle s’arrêta alors dans son discours pour me fixer d’un tendre regard. Elle avait dû remarquer que je me fichais de son retard, parce que tout ce qui comptait désormais, c’était qu’elle était là.

Elle posa son index sur ma lèvre inférieure puis se mit à rire.

— Qu’est-ce que tu fais ? m’étonnai-je.

— Rien du tout. J’avais juste envie.

Puis son regard se posa sur mon carnet. Elle n’osait pas le toucher mais je voyais bien qu’il l’obsédait déjà. Je le poussai dans sa direction, comme pour l’autoriser à y toucher. Elle s’en empara et commença à tourner les pages.

— Tu t’y es remis ? me demanda-t-elle, tout enthousiaste.

— Un peu... C’est tout ce que j’ai trouvé la veille pour me calmer.

— Ça a été si atroce que ça ta soirée ?

Assez brièvement, je lui expliquai le moment où la soirée avait dégénéré. Ce moment où j’avais menti pour protéger ma sœur et les conséquences que ceci avait apportées. Désormais, je n’étais plus qu’un drogué à l’héroïne aux yeux de mes parents. D’ailleurs, pour mon père, je l’avais fait volontairement pour lui faire honte et je n‘allais jamais m’en sortir. Quant à ma mère, je l’avais probablement énormément brisée et rien ne pourrait lui remonter le moral, parce que maintenant, elle savait qu’un de ses enfants avait eu des problèmes avec la drogue.

Charlie m’avoua ne pas trop savoir quoi me dire et elle me prit ma main pour la caresser délicatement. Toute sa joie s’était évaporée et son visage marquait extrêmement la tristesse qu’elle ressentait par compassion.

— J’ai eu peur qu’il me vire de la maison... Parce que si c’était le cas, je ne saurais vraiment pas où aller. J’ai pas de diplômes, j’ai pas de travail et pas d’argent en dehors de ma famille. Je leur suis complètement dépendant.

— C’est bien mon problème aussi. Parce que sans ça, on n’aurait pas à se cacher et ils n’auraient rien à nous dire.

— On devrait être indépendant d’eux, même sans que ce soit pour notre couple, mais au moins pour nous-mêmes, lâcha-t-il maladroitement.

— En effet... On va en avoir besoin.

Sa deuxième main se posa sur la mienne et elle rapprocha lentement son visage du mien. Nous mourrions d’envie de nous embrasser tout en craignant que ce soit trop. Et pourtant, ce simple rapprochement physique voulait déjà tellement en dire. N’importe qui aurait compris à quel point nous étions proches en un simple regard et nous étions en public, à quelques rues de nos maisons. C’était probablement le plus gros risque que nous avions pris jusqu’alors.

Je voulais terriblement sentir ses lèvres sur les miennes. Elle savait à la fois suivre le mouvement et répliquer à la perfection. Elle était une des rares personnes qui embrassait aussi bien.

Il allait vraiment falloir que je trouve un sujet de conversation avant de braver l’interdit une nouvelle fois.

— Ma grand-mère sait que j’ai menti. Ma sœur lui a parlé de ses problèmes avec l’héroïne. Et j’ai été un peu surpris quand elle m’a annoncé avoir déjà essayé le LSD.

Un grand sourire s’afficha sur son visage. Elle aussi semblait être très amusée par cette révélation.

— Ta grand-mère était-elle une hippie ?

— Je vais commencer à me poser des questions.

— Enfin... Je dis ça, mais je le suis aussi du coup.

— Quoi ? Toi aussi t’as essayé le LSD ? m’étonnai-je.

— Et pas qu’une fois.

Elle laissa échapper un petit rire à la fois amusé et gêné. Elle craignait probablement la réaction, mais je n’avais pas de quoi avoir peur. Elle semblait aller parfaitement bien. Avec le recul, j’avais également compris que ce n’était pas la substance le problème, c’était le regard qu’on lui donnait. Néanmoins, ce n’était clairement pas le cas de certaines drogues comme l’héroïne.

— C’est pas commun le LSD, lui fis-je remarquer.

— C’est vrai. Tu veux que je te parle de toutes mes expériences ? D’ailleurs, ça pourrait m’inspirer pour mes dessins quand tu m’apprendras.

Il y avait un petit côté joueur dans ses propos qui m’amusait déjà énormément. Et de nouveau, son sourire me donnait terriblement envie de la prendre dans mes bras. Elle se mordit timidement la lèvre inférieure pour s’empêcher d’éclater de rire.

— Il va vraiment falloir qu’on t’organise ton premier cours, annonçai-je. Peut-être que mes parents ne seront pas à la maison dans les prochains jours. J’ai entendu dire qu’ils avaient des contrats avec je ne sais plus qui.

— Qu’est-ce que je dois ramener comme matériel ?

— Absolument rien. Je te prêterai le mien.

Elle s’empara d’un crayon posé sur la table et l’inspecta pendant de longues secondes. Puis son regard se posa de nouveau sur moi, plein de désir. Je me doutais qu’elle aussi mourrait d’envie de m’embrasser.

Je jetai alors un bref coup d’œil aux alentours. Le café s’était bien vidé et il y avait de moins en moins de passage dans la rue. Les gens avaient probablement autre chose à faire à l’approche de midi.

Je rapprochai davantage mon visage du sien et nos lèvres étaient désormais si proches que je pouvais déjà les sentir. Nous craignions encore le danger, je le sentais battre dans mon cœur. Puis elle finit par prendre les devants et colla sa bouche sur la mienne. C’était un bref baiser, juste un avant-goût. Mais dans cette situation, je n’avais clairement pas besoin de plus.

Elle serra de plus belle mes mains et laissa échapper un petit rire. Et je la suivis. Nous évacuions toute l’angoisse que nous avions gardée jusqu’à maintenant. Et soudainement, je maudissais nos familles de se détester à ce point alors qu’il y a quelques mois, ça me semblait si normal.

J’entendis la sonnette de la porte d’entrée se déclencher. Ce fut suffisant pour me surprendre et en tournant mon regard vers la personne qui venait d’entrer, j’aperçus Sydney avec son enfant dans les bras. Charlie était tout aussi surprise que moi et elle relâcha mes mains.

La blonde s’approcha de nous, les sourcils froncés.

— Blaine ? Charlie ? Qu’est-ce que vous faites ici, tous les deux ensemble ?

J’échangeai un bref regard avec Charlie. Comment pouvions-nous justifier ça sans paraître ridicules ? Sydney avait toujours été au courant des rivalités entre nos deux familles, alors une scène comme celle qu’elle avait sous les yeux était inconcevable à imaginer.

Et au vu de notre bref silence, il était probablement déjà trop tard pour trouver une meilleure justification.

Elle s’assit en face de nous, l’air toujours aussi perdue.

— Vous... sortez ensemble ?

Malheureusement, nous ne pouvions plus prétendre le contraire.

Avant qu’on doive s’expliquer, elle reprit de plus belle :

— Je peux garder ça pour moi, y’a pas de soucis. Je vais pas vous balancer...

Elle tentait désespérément de nous montrer sa confiance et elle tremblait rien qu’à l’idée qu’on la rejette. Mais nous étions juste aussi terrifiés qu’elle.

— Oui... On sort ensemble, finit par avouer Charlie.

— Mais comment ça a pu arriver ? s’étonna-t-elle. Vos familles se détestent et vous ne vous adressez jamais la parole...

C’était vrai que, présenté comme ça, ça paraissait juste improbable. Et d’une certaine manière, ça l’était totalement.

— C’est... compliqué, répondit Charlie pour esquiver la question.

En soi, ce n’était pas si compliqué que ça, mais ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour raconter tout ça. Ce n’était pas si essentiel que ça non plus. Les faits étaient désormais là.

— Je dois quand même avouer que je suis un peu... surprise.

À en voir la tête de Charlie, elle partageait cet état d’esprit.

Sydney se pencha alors sur mes dessins et plus particulièrement sur celui de Wade. Elle le fixait silencieusement, les yeux embués. Ses sourcils se froncèrent et elle se mordit la lèvre inférieure. Je venais probablement de raviver d’horribles souvenirs.

Immédiatement, Charlie sortit un mouchoir de son sac et lui proposa de tenir son enfant le temps qu’elle évacue. Elle accepta d’un simple hochement de tête et la brune prit l’enfant dans ses bras. À en voir sa maladresse, elle n’avait pas l’habitude de tenir un bébé et c’était plutôt mignon de le voir interagir avec. 

— Tu peux prendre le dessin, annonçai-je à Sydney lorsqu’elle finit de se moucher.

— Tu es sûr ?

Je lui confirmai et elle osa prendre la feuille dans ses mains, bien que tremblante. Elle renifla brièvement.

— Je commence à mieux vivre son absence maintenant... Mais ça me fait toujours aussi mal.

— Moi aussi, soufflai-je.

Son regard croisa le mien et malgré toute sa tristesse qui la déchirait intérieurement, j’y vis un brin d’espoir. Nous étions tous les deux en train de voir une étincelle après l’obscurité.

Puis mon regard se posa sur l’enfant. Charlie jouait avec sa petite main.

— Il est vraiment adorable, lui fit-elle remarquer.

— C'était un accident à la base et tout jusqu’à sa naissance a été catastrophique. Mais je regrette pas qu’il soit là. Même si je dois m’en occuper seule et que je dois me battre pour lui. Mais à chaque fois que je le vois, je peux pas m’empêcher de penser à Wade...

— Je pense que si Wade était là, il serait terriblement fier de toi, tenta de la rassurer Charlie. Tu es une mère formidable et tu vas transmettre ce qu’il y a de plus beau à un enfant : l’amour et la tolérance.

En voyant les yeux humides de Charlie, je voyais bien que ça venait du plus profond de son cœur et qu’elle était désormais à vif. Elle venait de se mettre à nu tout en trouvant des mots extrêmement justes, comme d’habitude.

En la voyant ainsi, je voyais à quel point elle était magnifique de l’intérieur. Elle n’était pas qu’une jolie fille. Elle était bien plus. Elle était la leader de sa propre vie pour mieux faire briller les autres.

Charlie, c’était un peu petit ce soleil qui était prêt à tout pour sauver sa petite galaxie. Mais en s’approchant de plus près, on voyait aussi à quel point elle était à vif et avait pu être brisée. Et il fallait du temps pour l’observer. Comme maintenant.

C’était dans ce genre de rares occasions qu’on voyait ce qui l’animait réellement. Elle avait une profonde blessure qui avait beau être guérie en apparence, elle souffrait terriblement en silence. Alors elle avait voulu devenir cette personne qui aurait dû être là pour elle quand elle en avait besoin.

Quand bien même elle avait un entourage très bienveillant et très attentif, ça ne l’avait pas empêchée d’être humaine comme tout le monde et de parfois se perdre.

Ce n’était pas la première fois que j’observais ça chez elle. Quand je l’avais vue à la soirée chez Kate, j’avais aperçu son masque se briser. Et quand elle avait hésité à m’embrasser, elle s’était mise à nu sans même s’en rendre compte. Et malheureusement pour elle, je l’avais terriblement adorable dès ce moment. Alors j’ai profité de son petit jeu pour véritablement l’embrasser. Parce qu’elle m’en avait donné envie. Et qu’elle en mourrait d’envie elle aussi. Mais nous étions encore bien trop emprisonnés dans nos restrictions familiales pour le constater.

Elle se tourna alors vers moi, un demi-sourire sur le visage. Visiblement, ça avait remué quelque chose de très profond chez elle. Je posai alors ma main sur son épaule en espérant pouvoir l’aider, même si je savais que je serais déjà impuissant. Parce que je ne connaissais pas grand-chose de ses démons dans le fond.

 

*

 

Au bout d’une demi-heure, Sydney nous avait quittés pour rentrer chez elle. Nous avions rapidement compris qu’elle serait l’unique famille qu’elle retrouverait chez elle. Nous avions chacun bien trop de contraintes familiales de notre côté pour l’accompagner. Malheureusement, elle s’était habituée à la solitude à contrecœur dans un premier temps. Désormais, c’était son quotidien.

En sortant du café, Charlie et moi décidâmes de faire une partie du chemin côte à côte, sans nous tenir la main même si nous en mourions d’envie. Puis nos chemins se sépareraient au bout de notre rue pour éviter qu’on nous voie ensemble.

Pour l’instant, seule Sydney était au courant et c’était déjà un bien gros risque comme ça, surtout tant qu’on était encore à la merci de nos familles.

Charlie me jetait régulièrement quelques regards au-dessus de son épaule avec parfois un petit sourire.

— Ça va être peut-être un peu maladroit ce que je vais te dire... Mais je vois bien que tu as vécu beaucoup de choses assez compliquées sans savoir quoi.

Son regard se posa un instant sur ses bras et elle repoussa ses cheveux derrière les oreilles. Puis elle se tourna vers moi, la mine contrite.

— Tu peux changer de sujet si ça te met vraiment mal à l’aise, ajoutai-je en la voyant faiblir.

— Non... Je peux en parler assez facilement. Mais j’en ai pas reparlé depuis que je suis rentrée. Même ma famille ne sait pas tout ça... Ils pensent tous que j’ai toujours été heureuse. Mais ce n’est que ces derniers mois que j’ai compris ce que ça voulait dire et le sentiment qui accompagnait le mot « bonheur ».

Malgré sa tête un peu triste, un sourire vint s’y dessiner. Quand elle avait prononcé les mots « bonheur » et « heureuse », des étincelles s’étaient allumées dans ses yeux, même s’il y avait encore une petite part d’obscurité.

— Tu allais mal avant ça ?

— Ouais... D’une certaine manière, j’étais au fond sans même le savoir.

En voyant de nouveau sa mine s’attrister, je lui pris sa main et je me fichais soudainement de qui pourrait nous observer. Prendre des risques pour aider quelqu’un n’avait pas de prix...

— Je me sentais terriblement seule et différente... J’avais l’impression d’avoir toujours trop d’émotions toujours prêtes à exploser à n’importe quel moment. Et c’est arrivé plusieurs fois. Mais j’ai toujours fait en sorte de garder ça pour moi, même quand ça explosait...

— Parce que tu n’avais personne à qui en parler ?

— Non. Et je n’avais confiance en personne non plus... Qui allait me croire ? Et puis on pourrait facilement me dire que je n’étais qu’une gamine qui ne contrôlait pas ses sentiments. Et puis il y avait ma famille. Mes pères se sont toujours battus pour montrer à tout le monde qu’être deux parents gays, c’était viable. Alors je voulais pas leur apprendre que leur fille chérie avait juste envie de mourir chaque jour de plus en plus...

Finalement, les larmes coulaient sur son visage et je la pris immédiatement dans mes bras. Elle avait toujours été là pour ma sœur et moi, et maintenant, c’était à mon tour. S’il le fallait, nous serions chacun le pilier de l’autre.

— Tu ne devrais pas t’en vouloir d’aller mal. Ce n’était pas la faute de tes parents. Tu allais juste mal et ça arrive.

— Je sais... Mais à l’époque, j’aurais voulu le savoir.

Elle me relâcha et plongea son regard dans le mien.

— Mais même aujourd’hui, ma famille ne comprendrait pas ça. Il suffit de voir comment ils gèrent le suicide ma tante. Ce n’est pas une maladie mentale qui l’a emportée, mais un meurtre à leurs yeux. Les maladies mentales... Ça existe pas chez moi. Il n’y a que les faibles pour eux qui s’inventent des maladies et les autres, ils surmontent leurs problèmes et l’oublient le lendemain.

La vision que j’avais de sa famille venait d’en prendre un coup et de s’ébranler pour la première fois.

Parfois, il m’était arrivé de l’envier. Je me disais qu’avec des parents comme les siens, je n’aurais pas eu autant de secrets. Mais peut-être qu’au final, la situation avec ma sœur aurait fini de la même façon. Parce qu’ils n’auraient pas compris qu’elle avait tenté de se sauver lors de sa première dose d’héroïne.

— Je dois vivre avec ce secret... Parce que je suis complètement cassée de l’intérieur. Heureusement, j’arrive à vivre avec et j’ai réussi à survivre. Et je ne sais pas comment j’ai fait alors que je suis totalement instable.

Je pris son visage entre mes mains et pour la première fois, j’apercevais cette fissure en elle. J’étais probablement le premier à l’observer et je craignais désormais de la briser, parce que je connaissais sa plus grande vulnérabilité.

— J’ai terriblement peur que ça revienne, souffla-t-elle d’une voix à peine audible. Parce que je sais que je peux aller terriblement mal du jour au lendemain et sans même m’en rendre compte... Je me bats en permanence pour garder un semblant d’équilibre... et tout ce combat, sans que personne n’en sache rien.

— Je suis là maintenant, me rassura-t-il. N’aie pas peur de te cacher avec moi, même quand tu es dans tes pires états. Ne reste vraiment pas seule.

Elle tenta de sourire mais elle devait déjà gérer son extrême désespoir et ses peurs envahissantes avant de trouver un semblant de calme. Néanmoins, ses lèvres se frayèrent un chemin jusqu’aux miennes. Elle pressait délicatement mon visage contre le sien pour renforcer le contact et je collai son corps au mien.

Nous étions bien trop tactiles en public, mais cette fois-ci, on avait tout envoyé valser, juste pour un instant.

Lorsqu’elle mit fin à notre baiser, elle se recula un peu brusquement de moi et vérifia les alentours. Il n’y avait que peu de personnes aux alentours et ils avaient dû à peine nous apercevoir.

— Je n’arrive pas à croire que ce soit toi qui me comprennes le mieux, me fit-elle remarquer, l’air un peu perdue.

— C’est réciproque comme sentiment.

— Pourquoi on est censé se détester alors qu’on se comprend aussi bien ?

Elle n’attendait aucune réponse à sa question, parce que nous l’avions déjà tous les deux. Mais entendre cette question à voix haute était une bien étrange sensation qui laissait un goût amer.

Son regard ne me quittait pas et j’apercevais une myriade d’émotions sur son visage. Elle était comme une palette ou chaque couleur avait son espace et s’y mélangeait petit à petit pour en découvrir une nouvelle.

En ce moment, Charlie était une pièce unique en mouvement et éphémère sous mes yeux. Son visage avait vécu les plus froides tristesses bleuâtres pour se terminer en douleurs écarlates. Il y avait eu un brin de jaune quand elle avait souri sincèrement et que ses yeux s’étaient plissés. Elle avait alors montré un doux lever de soleil orangé où il y avait encore quelques brins de violet. Puis le rouge avait repris le dessus, mais une autre nuance, celui de la compassion, de cette chaleur humaine qu’elle recherchait désespérément.

— Je vais essayer de voir quand tu peux venir pour que je t’apprenne à dessiner, déclarai-je assez maladroitement.

Elle hocha timidement la tête et se contenta d’un simple sourire.

Ça me tuait de devoir la quitter maintenant et de ne pas avoir un peu plus de temps avec elle, mais je savais qu’on aurait bientôt l’occasion pour, même si ce serait toujours aussi compliqué...

 

*

 

Pour éviter de croiser mon père, j’étais retourné dans la maisonnette. Ma grand-mère s’y trouvait encore et lisait tranquillement un livre sur le fauteuil.

Elle m’entendit immédiatement rentrer et elle se leva d’un bond pour venir me serrer dans ses bras.

— Tout va bien mon petit ? Tu as pu voir ton amoureuse ?

— Je ne sais pas si je devrais la surnommer mon amoureuse, mais j’ai bel et bien vu Charlie. Tout va bien pour tout le monde a priori.

Ma grand-mère sembla ravie de l’apprendre et me sourit. J’avais vraiment de la chance qu’elle me protège à ce point. Sans elle, j’aurais été terriblement seul. Parce que, même Kayla, elle avait régulièrement d’autres problèmes à régler.

De l’autre côté, mon père se mit à hurler. Il était probablement en train de crier sur ma mère. Mon cœur se serra un instant et j’hésitai à intervenir ou non, tout en sachant que j’étais probablement la cause de cette dispute.

Ma grand-mère était elle aussi terrifiée mais elle fut la première à enchaîner le pas. Alors je la suivis silencieusement jusqu’à l’intérieur. Les cris venaient de la cuisine et nous les rejoignîmes. Comme je m’en doutais, mon père était en train de hurler sur ma mère. Il n’avait même pas remarqué que nous venions tout juste d’arriver.

Elle tentait de le retenir en le prenant par le bras, mais celui-ci s’en détacha et il m’aperçoit en compagnie de ma grand-mère. Son visage vira immédiatement au rouge et il serra fermement le verre qu’il tenait en main, quitte à le briser.

— Te voilà ! Ça tombe bien ! On parlait justement de toi !

— Laisse-le tranquille ! Il t’a dit qu’il avait arrêté ! s’écria ma mère.

— Ce ne sont que des mensonges. Un drogué ment toujours.

J’avais envie de lui hurler que c’était à cause de ce genre de stupides remarques qu’une personne pouvait retomber continuellement dans ses addictions.

— D’ailleurs, tu dois encore avoir de quoi faire dans ta chambre !

Avant même que quiconque riposte, il se fraya un chemin jusqu’à ma chambre, toujours son verre en main qui me menaçait de céder à cause de sa force. Ma mère avait abandonné l’idée de le retenir et était restée figée face à cette scène. Elle ne pouvait pas faire plus.

Alors je suivis mon père qui s’était introduit dans ma chambre. Il fouillait chaque recoin en abandonnant chaque boîte soit par terre ou soit sur mon lit.

D'habitude, j’aurais paniqué de le voir agir ainsi dans ma chambre, mais au final, j’étais juste dépité et j’avais juste envie de sortir un « comme c’est ironique ». Peut-être bien que ça n’avait jamais été réellement ma chambre, un espace qui m’aurait dû être personnel et intime.

Il s’arrêta alors sur quelques feuilles dans une quelconque boîte. Je reconnus immédiatement les brochures de centres d’aide pour les problèmes d’addiction. Il y avait autant de la documentation pour des personnes concernées que pour l’entourage. Il s’agissait de toutes les ressources que j’avais récupérées après la mort de Wade et elles m’avaient permis de sauver ma propre sœur.

Quand il comprit que ce n’était pas suffisant pour m'incriminer, il jeta le tas de feuilles par terre, mais avec bien plus de violence que toutes les autres affaires. Puis il reprit de plus belle en espérant trouver un semblant de poudre. Heureusement, je savais qu’il ne trouverait rien dans ma chambre. Sauf s’il cherchait en dehors.

Je savais que ma sœur en gardait encore, parce que c’était à elle-même de s’en débarrasser. Et elle savait que ce n’était pas en la jetant qu’elle guérirait, au contraire, elle savait qu’elle allait juste replonger. Alors, je préférais lui faire confiance, même si c’était à proximité d’elle. Au final, j’avais bien vu avec le temps que la poudre n’avait pas bougé depuis sa dernière rechute.

Ma grand-mère et ma mère avaient fini par me rejoindre et je vis immédiatement de la peur dans leur regard alors que je restais incroyablement calme. Je devais probablement énerver mon père à agir ainsi, mais à vrai dire, je ne le faisais même pas exprès. C’était juste devenu habituel et j’avais commencé à m’y faire. Ou alors, je ne prenais pas encore conscience de la situation.

Il continua de fouiller de nombreux recoins toujours avec la même hargne. Puis il s’arrêta un instant et reprit le verre qu’il avait posé sur mon bureau. Il le but d’une traite puis son regard se posa sur mon ordinateur. Il essaya de l’allumer mais fut rapidement confronté à un problème : mon mot de passe. Il se tourna vers moi, l’air plus furieux que jamais.

— Déverrouille ton ordinateur, m’ordonna-t-il.

— Non.

Ses dents grincèrent et ses poings se fermèrent suffisamment pour faire ressortir ses phalanges blanches, ce qui contrastait vraiment avec le rouge sur tout son visage.

— Ne m’oblige pas à répéter.

Peut-être qu’avant, j’aurais cédé, parce qu’il aurait réussi à me faire comprendre par moi-même que j’étais coupable. Mais je commençais à bien maîtriser le sujet et je n’étais pas coupable vis-à-vis de lui de vouloir protéger ma sœur. Au contraire.

— Peut-être que tu devrais lire les papiers que tu as jetés par terre, osai-je le confronter en pointant du doigt le tas de feuilles en bordel.

Il jeta un regard plein de dédain au sol puis il se tourna vers moi. Il s’approcha de moi en me pointant du doigt, ce fut suffisamment pour que ma mère ait un geste de recul, et je compris maintenant que physiquement, tout pouvait désormais arriver. Et là, je commençais à trembler. Parce qu’une de ses mains me pointait tout en tenant son verre vide et que l’autre se refermait violemment, quitte à en saigner.

— Je ne veux que te protéger et t’aider, mais encore une fois, tu te comportes comme un adolescent irresponsable. Encore une fois, tu me déçois.

Il détachait chacun de ses mots et je sentais qu’il se retenait de me frapper. Mon souffle se coupa un instant et une boule se créa au fond de ma gorge. Je ne devais plus lui répondre si je voulais rester sauf.

Mon regard se posa brièvement sur ma mère et ma grand-mère, tout aussi impuissantes que moi. Puis je revins vers mon père. J’eus à peine le temps de froncer les sourcils qu’il jeta son verre au sol. Ce fut à mon tour d’avoir un pas de recul.

Il quitta la pièce en me bousculant avant même que je prenne conscience de la situation. Je n’entendais plus rien pendant quelques secondes puis ma respiration lourde reprit. En voyant que je perdais l’équilibre, ma mère me prit dans ses bras.

— Je suis désolée, je suis terriblement désolée...

Elle me le répétait en boucle. Parce qu’elle s’en voulait encore d’avoir commis une erreur un jour. Parce qu’elle pensait qu’elle avait déclenché tout ça après cette unique erreur.

J’aurais pu la rassurer, mais aucun son ne sortit. Absolument rien. Et je n’arrêtais pas de trembler en repensant à tout ça.

J’étais dans un gouffre sans fin et peut-être que ma seule solution était la fuite, mais pas n’importe laquelle. Une solution qui ne me mettrait pas en danger... pas comme avait pu trouver Kayla. Maintenant, je comprenais mieux que jamais ce qui avait pu la faire plonger...

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