« Ne crie pas victoire aussi vite, grommelle Hani en direction de Raivo. Aucun apprenti ne devient architecte aussi simplement. Il faut de l’expérience ! De la qualification ! De la reconnaissance. Une somme de faits difficilement atteignables, surtout par du fayotage.
– Moi quoi pensait que l’on repartait du bon pied, soupir Raivo souriant. On peut toujours devenir amis, puis amis apprentis, et enfin amis architectes. Ne sois pas jaloux ! Si je deviens architecte avant toi, j’émettrais un vote à ton intention.
– Dans mon cas, tu pourras oublier d’en devenir un. Tu retourneras servir le Croc dans sa couronne, comme bien d’autres », réponds Hani en dévisageant les apprentis, autour de lui, qui profitent de quelques amuse-bouches en libre service venant des caissettes disposées à proximité des tapis.
« Où est Iro ? questionne Hani subitement, comme soudainement pris d’effroi.
– Encore de la jalousie, renchérie tranquillement Raivo. C’est mauvais pour le cœur, tu sais ? »
Wazo exécute de petites rondes devant l’entrée du tombeau des architectes, noyée de songes, comme si elle étudiait le plafond et le sol, fascinée par les fondations. Tandis que les mouvements de sa pupille indiquent la montée d’une impatience sous-jacente. Hani palpe cette tension. Wazo décèle ses intentions. L’un s’élance vers l’entrée de la galerie, l’autre tente de faire barrage de son corps. Elle verrouille son regard sur un des architectes perchés à sa présence, puis se dirige vers lui. Du coin de l’œil, elle évalue la trajectoire de sa cible, cependant l’agilité d’Hani aura raison d’elle. D’un pas de côté, il l’esquive et l’a double. D’un pas en arrière, Wazo tente de le bousculer, mais trop tardive et sans grâce, elle perd l’équilibre, allumant l’esprit protecteur de ses admirateurs. Certains crient à son égard : « Apprenti Wazo ! ». Un appel qui sera honoré par Raivo, qui, glissant sur d’un genou, la rattrape in extrémiste. Les acclamations des architectes ayant trahi leur silence s’amenuisent dans l’anonymat. Les acclamations firent sursauter Hani, avec la crainte d’avoir causé un incident. Cependant, en tournant la tête, il constate la scène stupidement mélodramatique, satisfait de voir toute la vigilance détournée de son entreprise. Il bondit dans la galerie le sourire aux lèvres. Brutalement, un second choc résonne dans la pièce. Hani est propulsé en arrière, sur les fesses, abasourdi.
« Qui vois-je ? épelle froidement le Professeur, debout devant lui, le scrutant de haut. Ne serait-ce pas Apprenti Hani ? Qui cherchiez-vous ? Moi, ou bien Apprenti Iro ? il avance vers lui, tandis que Iro le suit comme une ombre. Un moment d’inattention, et un apprenti disparaît sous vos yeux. Vous, parmi d’autres, devriez comprendre l’importance d’être bienveillant entre apprentis. »
Wazo se dépatouille des bras de Raivo, le remercie avec gène d’un signe de tête, puis se rapproche d’Iro. Hani se relève, la moitié du visage rougit par l’impact, il baisse la tête pour rester discret et aussi cacher son humiliation. Le Professeur se place au centre de la salle, et s’excuse brièvement avant de faire une annonce.
« Merci à mes paires, Architectes ! Votre accueil a permis à nos apprentis d’avoir une meilleure idée des responsabilités qu’ils souhaitent incarner au sein du Croc. Cependant, on va devoir remonter à nos quartiers ! sous les commentaires étonnés des apprentis, leurs bouches à moitié pleines de grignotages. Et arrêter de mastiquer ! On va croire que la durée de mes cours vous empêche de manger ! ils referment les caissettes de nourriture, et finissent d’ingurgiter ce qu’il reste dans leurs bouches pleines. J’ai choisi d’enchaîner les cours juste après la sortie, afin de battre le fer lorsqu’il est encore chaud ! Cependant, je peux constater sur vos visages, de la fatigue, de l’inattention, de la nervosité, et en ce moment même… une irresponsable gloutonnerie. Sur ce, je vais vous congédier au repos, d’un cycle avant le prochain cours. Maintenant ! Suivez-moi ! On remonte ! »
Devant la porte du quartier des architectes, encadré par quelques gardes, le Professeur salue les apprentis, et continue sa route vers le haut quartier. Les apprentis se dispersent. Certains rejoignent leurs chambres, ou s’asseyent sur les marches y menant. D’autres redescendent au quartier de vie. Tandis que le trio reste perdu au milieu du quartier.
« Tout va bien ? demande Wazo.
– J’ai plus de questions que de réponses. Ma tête va exploser à ce rythme, réponds Iro en contemplant l’escalier vers le haut quartier des architectes, ressassant ses souvenirs. Entre le Professeur, qui… et Hani, que… et toi… Raivo ? Iro l’interroge du regard. Elle cherche une réaction qui pourrait débloquer ses pensées, une explication à ce qui s’est passé dernièrement, sa version.
– Moi ? S’exclame Raivo, l’air benêt, comme si rien ne s’était passé dans le haut quartier, dissocié de la situation. Je vais suivre les conseils du Professeur, et me reposer dans ma chambre, esquive-t-il, déjà parti, saluant de dos, avant d’être interpelé par une voix énervée.
– Toi ? Oui, toi ! grogne un garde qui le dévisage de loin, le doigt pointé, alors que Raivo mimait la sourde oreille. Tu pensais que j’allais t’oublier ? Viens ranger le désordre que tu as laissé ! »
Le garde lui montre le tas de papier sur lequel il s’était écrasé avec Iro, après avoir bondi de l’escalier du haut quartier. Raivo se tourne vers Iro, en détresse, pour que la garde la reconnaisse aussi, et partager sa peine, mais elle tourne son dos, suivi instinctivement par Wazo.
« Qui est-ce que tu regardes comme ça ? Pas de manière avec moi. Active-toi ! » presse le garde, rejoint par un pair. Ils surveillent tous les deux Raivo entrain de ramasser et ranger le désordre.
Iro et Wazo s’écartent jusqu’à faire face à l’entrée béante du Croc. La plateforme est à quai avec ses gardes capuchonnés, protégés du malaise que peut causer les éblouissements et ascensions successives. Au loin, autour des villes frontières, les ombres des aventuriers se déplacent à une échelle miniature, une emphase de leur impuissance face à la grandeur du Croc. Pourtant des vies comme les autres. Aussi importante qu’une autre.
« Je me fais du souci pour toi, murmure Wazo. Quand tu as disparu à l’étage, pour réapparaître avec Raivo, puis disparaître dans les fondations, pour réapparaître avec le Professeur. Je ne veux pas voir d’autres Apprentis disparaître, et ne jamais revenir. Tu devrais tout oublier, mettre de côté, et uniquement te concentrer sur ton rôle, en tant qu’apprenti.
– Apprenti ? Architecte ? Ce ne sera jamais suffisant. Tant qu’il existera quelqu’un qui peut décider de mon sort, à sa guise, à sa merci, je ne serai jamais sereine. Ni moi, ni Meos, ne seront jamais sains et saufs. Au Croc, ou ailleurs. J’ai besoin de plus de force, d’alliés, d’intelligences.
– On a tous besoin de forces, mais parfois il est important de se reposer.
– Je pense que l’on a le temps, détourne Iro.
– De quoi ?
– De nous rendre à la couronne. Je vais enterrer mon oiseau à proximité des rebords, afin qu’il puisse toujours admirer le Croc, et y voler dans l’au-delà.
– Je ne peux pas te suivre.
– Tu ne veux pas venir ?
– Non, je peux… juste pas.
– Comment ça ?
– Je peux pas quitter le Croc, c’est interdit, pour moi.
– De quoi tu parles ? plaisante Iro. Tu n’es pas une Architecte.
– C’est… mon père. Il me l’a interdit.
– T’inquiète, rassure Iro avec l’intention de diminuer l’apparente tension montante de Wazo, il ne saura pas.
– C’est plus compliqué que ça.
– Hé bien personne, ne le saura. Viens ! exclame fermement Iro, en la tirant sans tact, aveuglé par son initiative.
– Lâche-moi ! » crie Wazo, avant de s’excuser. Elle s’éloigne lentement, longeant les étagères de livres pour chasser les yeux curieux.
Iro s’arrête un moment, incapable de comprendre la situation au-delà de ses préoccupations. Elle continue sans mots vers sa chambre. Une odeur, celle du cadavre de l’oiseau, suinte à travers les fentes du plumeau. Elle se bouche le nez, avant de chercher un tissu dans lequel l’embaumer, et pourtant l’odeur reste perceptible à proximité. Elle revêt une cape brune, déteinte, sale, usé, une qu’elle utilisait pour rejoindre Meos à la couronne, afin de ne pas être remarqué. Elle sort, et ne voit plus Wazo. Elle se dirige vers la plateforme, où s’était rassemblé d’autres apprentis et gardes, attendant avec eux la descente.
« Oh, c’est quoi cette odeur ? mentionne un garde lorsque Iro passe. Tu devrais la nettoyer, cette cape !
– Désolé, je le ferai à mon retour.
– Pas question que je te laisse remonter avec ça. »
Un garde sonne le départ, et s’ensuit la descente. Iro se tient à une extrémité de la plateforme pour éviter de déranger. Les jeux de lumière se dessinent à ses pieds, tandis qu’elle regarde la façade, et finit enfin par les remarquer. Un fruit du travail des Architectes des fondations, les marquages indiquant les élévations du Croc. De plus en plus fréquentes, au point de se frôler, les traits s’affinent puis s’évanouissent à l’arrivée.
« Débarquez ! » crie le garde.
Cachée par la capuche de sa cape, Iro se faufile de ponts en plateformes suspendues, au-dessus de la fosse sombre sans fond, effleurant des groupes afin que l’odeur ne la discrimine pas. Exténuée, les évènements la rattrapent, le poids de la fatigue, au bord de la collision, à deux pas du vide. De justesse, elle agrippe une corde et se reprend à souffles coupés, recrachant les bouffées putrides, un mélange de tristesse et de dégoûts envers elle-même, de ne pouvoir supporter le cadavre de son ancien ami. Des halos de sangs s’élargissent sur l’embaumé. Les secousses ont ouvert le plumeau. Du bout des mains, elle tient l’aspect, la fin du pont est proche, le plateau à vue. Cependant, bousculée par une fuyante forme familière, elle perd son équilibre, elle doit choisir, et lâche le cercueil. Chutant dans l’obscurité, sous ses yeux, son ami disparaît, sans un son.
« Tenez bon ! hurle un marchand. Il tirait un chariot à deux roues, pose le manche avec difficulté, affaibli par des joints rongés par l’âge, avant de se précipiter par petits pas de côté, s’excusant poliment aux groupes passants dans l’indifférence. Restes là ! il saisit les épaules d’Iro, la tire sans efforts. Elle est noyée dans ses pensées, à travers flots, jusqu’à être ancrée dans le carré du conducteur du chariot.
« Tu vas bien ? Tu sais… Je pense que… il cherche des mots. N’abandonne pas. La vie peut paraître… est difficile. Mais, mais, il y aura toujours des moments… de bons moments. »
Face au silence, il porte sa main au visage, rigole de frustration, puis murmure : tous ces discours mentaux, joués en boucle, et pas un ne sonne juste sur le moment. Il tente de délicatement soulever la capuche d’Iro pour contempler son visage, et remarque sa tunique.
« Tu es un Apprenti ? d’un coup, il la dévoile, puis emporté par la furie dans ses yeux. Mais à quel jeu, joues-tu ? Tu aurais pu mourir dans l’indifférence la plus totale. Tout le monde se serait lancé à ton aide, sans ton déguisement. Pourquoi… de petites larmes s’écoulent sur ses joues ridées, tandis qu’il masse tendrement les mains d’Iro, la ramenant à ses sens, puis remarque du sang s’étaler sur ses doigts. Du sang ?
– Mon oiseau de compagnie… murmure Iro, faiblarde, qui se relève doucement… est mort. Je voulais l’enterrer, pas juste le jeter dans la fosse, mais…
– Tout va bien, ne t’en veux pas. Ici, ou là-bas. Il a été, et continuera à veiller sur toi. »
Le vieil homme l’aide à se relever, guidée par ses pas, il la raccompagne au rebord du pont, au point de chute. Solennellement, elle prie les yeux fermés. Sous le son des cloches autour de la couronne, annonçant la fin d’un cycle, la fin de son deuil, sous l’envol des groupes d’oiseaux slalomant entre les ponts suspendus. Elle essuie le sang de ses mains sur l’envers de sa cape, la tend à son sauveur, qui fait de même, et en profite pour essuyer les traces de ses larmes.
« C’est déjà la fin du cycle, je suis en retard, dit le vieil homme. Suis-moi, je te raccompagne à l’entrée du Croc. Il se dirige vers le manche, mais se fait prendre de vitesse par Iro.
– Laissez-moi tirer le chariot à votre place, dit-elle avant de prendre le manche, et d’une flexion soulever le chariot. C’est plutôt léger.
– Du tissu et des tuniques, répond-il en soulevant brièvement la bâche.
– Des tuniques d’Architectes ? interroge Iro en tirant le chariot en direction de l’ascenseur.
– Entre autres. Je suis responsable de leur confection, et occasionnellement les transporte personnellement.
– Celles des sorties scolaires, aussi ?
– Oui, renifle-t-il pour camoufler son rire. On m’a demandé de faire une tunique que l’on peut voir dans l’obscurité. Absurde n’est-ce pas ? Cela ne m’a pas découragé, et le résultat est…
– Moche, interrompt sèchement Iro, tandis qu’il s’exclame gaiement.
– Oui. Ah ! Désolé ! Mais ! Mais. Avoue. Elle brille bien, avec, on peut facilement trouver un enfant, soit tombé dans la fosse, soit perdu entre les ronces de la forêt.
– Probablement… évoque-t-elle en lisant sur le visage candide du vieillard. Justement, j’ai perdu récemment la mienne, par accident. Est-ce que je peux passer dans votre atelier, pour en refaire une ?
– Tu ne veux pas simplement demander à ton Professeur ?
– Lui… ? Non ! Je suis curieuse des autres vêtements, que vous confectionnez.
– Voyons. Voyons. Ne cherches-tu pas une excuse pour fuir les cours ?
– À peine », feint-elle d’une grimace, provoquant un rire concerté.
Sans constater le temps passer, ils se tiennent maintenant devant l’ascenseur.
« Content de vous revoir Tisserand Tio, accueille l’un des gardes, tandis que les autres débarquent la marchandise. Les cloches ont sonné, et je m’inquiétais pour vous. Je pensais que votre force inépuisable s’était finalement envolée avec l’âge ! Pourtant, à entendre vos rires au loin, vous ne semblez pas à court de ressources. Alors pourquoi obliger un de vos apprentis à tirer le chariot ? il dévisage l’apprenti. Apprenti Architecte ? Mais qu’est-ce que vous faites ? Cette cape ! il s’approche pour renifler. Vous vous êtes finalement débarrassé de cette odeur ? Vous avez de la chance ! Sinon je vous aurai jeté moi-même dans la fosse, plaisante-t-il.
– Soyez indulgent, réprimande chaleureusement Tio. Elle avait ses raisons, puis en direction d’Iro. N’hésite pas à passer à mon atelier ! Tu pourras essayer mes créations. Même les plus absurdes.
– Merci, Monsieur Tio ! répond-elle joyeusement, en saluant des bras alors que la plateforme s’élève brusquement.
– Désolé pour les adieux soudain, s’excuse le garde en saluant à son tour Tio. On a pris suffisamment de retard en l’attendant. »
Le vieillard fait un tour complet, et part tranquillement avec son chariot vide, le sourire aux lèvres. Il est soudainement percuté par une pensée, qu’il murmure à ses oreilles, la tête tournée vers le Croc.
« Mince ! J’aurai dû lui demander des nouvelles de ma petite fille. J’espère que tu vas bien, ma petite Sani. »